samedi 27 septembre 2008

M.

Le souvenir de M. me revient toujours par inadvertance. Pour avoir évoqué Barenboïm au déjeuner avec ma tante, pour avoir traversé nuitamment, en écoutant Haendel (Xerxès), la place de la Bourse où j'avais été le chercher il y a quelques mois (la dernière fois que je devais le voir), la cicatrice s'est irritée et je suis rentré chez moi avec un sentiment de vide infini - de ces vides qui vous font penser (que ce soit à tort ou à raison n'a guère d'importance) que toutes les choses un peu heureuses, celles du présent ou celles à venir, s'y précipiteront.
Je suis resté deux ans avec M. Deux années difficiles parce que nous ne nous voyions qu'une ou deux fois par semaine, enfermés dans mon minuscule studio de Montrouge. Deux années de frustration et d'incomplétude parce que son sentiment religieux, sa culture, un sentiment de honte qu'il ne parvint jamais à dépasser, compliquaient bien des choses. Nous étions terrés chez moi car si nous avions dû nous montrer en public ensemble, il aurait eu l'impression que la terre entière le condamnait. Il ne faisait aucun doute pour lui qu'une fois rentré en Égypte, il se marierait, aurait des enfants. Et c'est ainsi effectivement que les choses se sont passées. Et je me réjouissais pour lui – avec toute la sincérité dont j'étais capable.
Et j'étais heureux, parfois, parce que je pressentais que dans l'espace congru de notre histoire, traversée de part en part d'interdits comme les boîtes de magiciens le sont d'épées effilées, il m'offrait vraiment tout ce dont il était capable – ce qui ne semblait pas grand-chose à mes amis qui me retrouvaient peinés souvent ou en proie à un doute qui m'invitait au saccage – ce qui était tout de même, je crois, beaucoup pour lui.
J'aimais sa peau, qui nous réconciliait, qui levait mes doutes dès que je le voyais allongé sur mon lit. J'aimais sa masculinité tranquille.
Parfois il me montrait le plafond blanc (les cieux) d'un doigt et me disait : « alors pour toi il n'y a rien ? ». Alors je répondais non et j'enfouissais mon visage dans son aine.
Durant les derniers mois de notre histoire, la religion devint plus menaçante encore. Certains jeux furent bannis. Le matin, il faisait sa prière, demandait pardon pour les offenses, bientôt rares, de la nuit. Par pudeur, je m'absentais ou j'allais me doucher.
Il est reparti au pire moment, entre deux séances de chimio. La veille de son départ, nous avons été nous promener au Parc des Buttes-Chaumont. Il voulait faire des photos de nous. Puis nous sommes allés sur les bords de Seine. J'étais épuisé et triste. D'une tristesse infinie. Il a serré très fort mes doigts dans sa main.


Il y a cinq mois de cela, il est revenu pour quelques temps à Paris, le temps d'un stage de musique. Il m'a demandé de l'aider à trouver un appartement suffisamment grand pour qu'il puisse y faire venir sa femme et son petit garçon. J'ai passé quelques coups de fil à des propriétaires craintifs, j'ai tenté de faire jouer les réseaux d'amis. En vain. Je ne l'ai finalement vu qu'une seule fois, je lui ai présenté O., il m'a montré les photos de sa petite famille.
Une fois, au téléphone, lui expliquant que j'avais eu une angine et que j'étais resté chez moi, il m'a dit que j'aurais dû l'appeler, pour qu'il "vienne me soigner... ou me faire l'amour". Il est parti dans un grand rire.
Il a précipité son départ, sans être parvenu, peut-être, à trouver ici ce qu'il cherchait.
Les liens sincères que je partage avec M. se tissent autour de départs et de retours, autour de malentendus, de mots qui restent dans la gorge, d'émotions qui ne dépassent pas la pellicule de nos deux peaux. Il est parti cette fois, en se disant sans doute que je ne l'avais pas suffisamment aidé, pire, que j'étais peut-être un de ces Européens individualistes et insensibles au sort d'autrui.
Entre nous, il y a toujours eu la barrière de la langue : son français est resté mauvais. Tant que les corps étaient libres, je traçais de mes doigts des signes kabbalistiques que son corps comprenait. Mais jamais je n'ai pu lui dire le vide.

A M., que j'ai aimé sincèrement.


Commentaires
C'est un très beau texte, qui donne une beauté particulière à une histoire qui sans toi n'aurait pas eu cet éclat.
Je t'admire, tu sais. Sincèrement.
Écrit par : Lancelot | 29 septembre 2008
Merci Lancelot. Ton commentaire me touche.
Écrit par : christophe | 29 septembre 2008
 
"A M., que j'ai aimé"... Les phrases les plus simples sont parfois les plus mélodieuses ; ce garçon porte l'initiale de l'amour...
Toujours ces lieux qui rappellent l'absence de l'autre, ces endroits où les moments heureux se transforment en souvenirs douloureux... On dit que le temps fera le reste, mais le temps ne cicatrise jamais complètement tout.
J'espère que tu retrouves le moral, Christophe, et que tu vas vite chasser cette mélancolie...

Ce texte est très beau, vraiment. J'aime cette phrase : "Tant que les corps étaient libres, je traçais de mes doigts des signes kabbalistiques que son corps comprenait. Mais jamais je n'ai pu lui dire le vide." Je ne saurais dire pourquoi. Je vais employer le mot devenu à la mode : c'est poétique. Oui, bien sûr, ça veut tout dire et rien dire "poétique", mais l'émotion, l'image sont belles, tout simplement.

Merci de nous avoir fait partager ce texte et ce moment de ta vie.
Bien à toi.
Écrit par : Andesmas | 30 septembre 2008
moi aussi, j'aime beaucoup ce texte et cette façon que tu as d'évoquer cette relation.
Écrit par : joss | 30 septembre 2008
 
kikou toi!!
eh bien, juste un commentaire pour dire que je me joins aux autres...très beau texte.
Écrit par : Fayçal | 03 octobre 2008
> vous 4 : quel lectorat de rêve ! ;-)
> Andesmas : je ne suis pas vraiment triste. Je crois qu'il s'agit d'une sorte de nostalgie ou de résignation : ainsi filent le temps, les êtres et les choses. Je viens de relire ce texte (et là je m'adresse aussi à Lancelot) : je me rends compte que je n'ai pas assez évoqué la grande gentillesse de M., sa tendresse - bien réelles. Par ailleurs tu as raison, le temps ne cicatrise pas grand'chose.
> Joss : merci mon grand.
> Fayçal : dis donc trésor, comment se fait-il que je n'ai toujours pas reçu mon sac de pâtisseries ? ;-)
Écrit par : christophe | 04 octobre 2008