dimanche 11 janvier 2009

Des autres

J’ai eu envie de marcher ce soir vers Pigalle, emmitouflé dans un manteau chaud. J’ai retiré mes lunettes. Les lumières rouges, vertes et bleues se diffusaient maladroitement sur ma rétine devenue buvard. Je marchais d’un pas décidé, j'étais de ceux qui savent où ils vont : dans la tiédeur orangée d’un intérieur lorsque tombe le jour et que les premières lampes irisent modestement l’angle des meubles ; ou alors dans la chambre d’un hôtel borgne pour me livrer à quelque trafic. (Dans une petite niche, à hauteur des yeux, aux abords de l’entrée d’un hôtel qui tente maladroitement de rompre avec la concupiscence marchandisée ambiante, une scène de la nativité : la chapelle de Sainte-Rita). Ou alors dans un sex-shop, payer cinq minutes de plaisir dans l’exiguïté d’une cabine noire, une danseuse se trémoussant, effeuillée au rythme d’un morceau de musique électronique déjà daté. Ou alors, je suis un flic en civil, enquêtant sur un réseau de prostitution non encore délocalisé, des jeunes filles de l’Est ou d’Afrique, vendues par leur frère, leur petit ami, ou bien appâtée par une petite annonce promettant un travail honnête, un salaire alléchant pour peu que l’on sache un peu se démener.
Je croise les touristes émoustillés par les devantures rouge et or, les petits couples entre deux-âges venus s’encanailler, chercher des accessoires, des déguisements de soubrette, d’infirmière, pour madame, que sais-je encore, et de jeunes hommes qui se bousculent le désir vissé aux reins.
Je me fais héler à l’occasion, ce que j’entends par-dessus la musique qui passe à mes oreilles, en allemand, en russe, en français (« prix d’ami pour les gens du quartier »). Je souris et je poursuis ma route, je traverse quelques rues.

Et je commence à descendre la rue des martyrs, nettement fréquentable : les familles font la queue à la boulangerie, poussent des landaus, font pisser les chiens. Mais nous sommes encore en lisière : des loulous rôdent, à la recherche, peut-être, d’une proie facile ou d'un refuge dans la cabine où je croyais aller tout à l’heure. Je me suis assis à une terrasse de café, dehors, à l’angle de la rue Choron. Un vieux monsieur est debout, immobile, son béret vissé sur la tête, fumant sa cigarette sans détacher ses yeux de la petite flamme bleue du brasero. De temps à autre, il parle. Je tends l’oreille pour essayer de comprendre ce qu’il dit, en vain, sa voix couverte par des cris de femmes au loin, des rires, et par celle, éraillée d’une vieille femme qui, à la table à côté, explique qu’à 11 ans, elle a lu J’irai cracher sur vos tombes, en se contentant des « passages cochons ». Les rires fusent.



Commentaires

Picalle, Place clichy, Blanche, barbès...j'adore ce coin et ces quartiers. Mais, la plupart de mes amis préfèrent les quartiers plus in (St michel, Luxembour, marais etc.), j'y suis donc le plus souvent en solo...

Écrit par : Fayçal | 12 janvier 2009

Ce sont des quartiers assez chargés, lourds de sens, sexualisés et douteux : dans tes amis qui leur préfèrent d'autres plus chics, y a-t-il beaucoup de filles ? Quand je suis passé près d'un fast-food, là-bas, j'ai pensé à toi...

Écrit par : christophe | 13 janvier 2009

ah! le kfc...?!
Oui ce sont des filles (en écrivant, je me rends compte que de toue façon, je n'ai presque pas d'amis -garçons-^^...tu es le seulllllllllllllllllll!)

Écrit par : Fayçal | 14 janvier 2009

> Fayçal : il y a longtemps que je n'ai pas suscité autant de "l"

Écrit par : christophe | 14 janvier 2009

Des lisières

J’ai toujours habité en lisière. La maison de mes parents était à quelques mètres d’une autre petite ville où reposent l’essentiel de mes souvenirs : c’est bien dans cette autre ville que j’ai été à l’école primaire, que j’allais faire les commissions avec ma grand-mère ou ma grand-tante ; c’est là-bas, plus âgé, que j’allais marcher la nuit à la recherche de mon identité, dans les ruelles, sur le pont ou au bord de l’eau.

Quand j’ai emménagé avec G. dans une collocation chahuteuse à Antony, les maisonnettes qui étaient de l’autre côté du trottoir dépendaient de Fresnes. Des fenêtres de notre appartement, nous voyions la prison.

À Montrouge où je me suis installé après notre séparation, reprenant le studio d’une amie, j’étais sur l’avenue frontière entre Montrouge et Malakoff. J’avais passé une nuit chez elle avant de me décider à prendre l’appartement. Dans l’immeuble en face, un homme torse nu était apparu dans l’embrasure d’une fenêtre, que je n’ai jamais revu : l’immeuble était en fait un hôtel.

Et aujourd’hui encore, je suis à la lisière entre le neuvième arrondissement et le deuxième. C’est le deuxième que je traverse le plus souvent pour rejoindre mes amis ; mais c’est dans le neuvième que je déambule plus volontiers, à la recherche de ces chers cafés où me poser pour lire et écrire.


 
 
 
 
 
 
Commentaires

Moi aussi, je suis un homme de lisière. Quand j'étais enfant, l'autre commune commençait de l'autre côté de la rue. Ici, je travaille sur Lyon, mais à dix mètres du panneau de la commune d'à côté. J'ai habité dix-sept ans à la frontière entre le 3° et le 6° arrondissement, et maintenant, depuis dix-huit ans, j'habite à celle entre le 3° et le 7°. Penses-tu que cela ait un rapport avec notre personnalité ou que ça peut influer sur elle?

Écrit par : calystee | 11 janvier 2009 

Et en écrivant, il y a régulièrement une autre lisière dont tu te rapproches : le bord poétique du langage!

Écrit par : Andesmas | 12 janvier 2009 

ce n'était pas trop glauque à Fresnes? Je me souviens d'un ami qui voyait de son appart' le cimetière. Mouvement de recul, la première fois que je me suis mis à la fenêtre...

Écrit par : fayçal | 12 janvier 2009

> Fayçal : non, ce n'était pas glauque, d'une part parce qu'on ne donnait tout de même pas sur le mur de la prison, d'autre part parce que c'était la fiesta 4 jours sur 5 ! Quand je vais en vacances chez G et J, ma fenêtre de chambre donne sur le cimetière. Ce n'est pas du tout un problème, et j'aime les cloches qui sonnent heures et demi-heures (oui, j'ai le sommeil lourd).
> Andesmas : bah dis donc !
> Calystee : je ne sais pas mais je me suis souvent posé la question de la possible influence (mais dans quel sens ?)

Écrit par : christophe | 13 janvier 2009  
 
C'est l'homme torse nu qui t'avait finalement décidé à prendre l'appart ? Cruelle désillusion à l'arrivée, en découvrant qu'il ne s'agissait que d'un hôtel, alors....
De la lisière entre l'espoir et la déception, entre ce qu'on espère et ce qu'on obtient, entre les immeubles et les auberges....

Écrit par : Lancelot | 18 janvier 2009

> Lancelot : J'ai souvent dit qu'il avait été déterminant. Mais je conserve de bons souvenirs de ces voisins éphémères, parfois impudiques. Ma mère m'avait même offert une paire de jumelles au cas où il me prendrait l'envie de me livrer au voyeurisme...

Écrit par : christophe | 23 janvier 2009

samedi 10 janvier 2009

De la récurrence



Je claque la porte, pose mes clés sur le petit meuble en bois de l’entrée. Tout est silencieux.

Depuis mon départ, quelque chose de lourd, le poids d’une tension, d’un mystère bientôt levé, a envahi l’appartement.

Parfois, je retrouve les disques ou les partitions d’une vieille femme, dans un meuble assez laid de la chambre tout simplement oubliée depuis sa mort. Il y a là un lit et des objets qui ont pris la poussière. « Comment ai-je pu l’ignorer si longtemps ? »

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Je claque la porte, pose mes clés sur le petit meuble en bois de l’entrée. Tout est silencieux.

Depuis mon départ, quelque chose de lourd, le poids d’une tension, d’un mystère bientôt levé, a envahi l’appartement.

Parfois, je découvre une seconde cuisine. « Mon Dieu, comment ai-je pu ne pas la voir toutes ces années… » L’évier est sale, et dans la pénombre mes pas vont à la rencontre de caisses, de vieux ustensiles posés à même le sol. Mes pieds cognent dans les objets qui rendent un son mat de bois, ou métallique, le fer rouillé raclant le carrelage. Je m’accroche, un peu inquiet, pour ne pas tomber. Il y a le plaisir, bien sûr, de penser à ce que je vais pouvoir faire de cette pièce, mais toujours vite balayé : quelque chose de poisseux s’en dégage et en ma mémoire abîmée le souvenir diffus d’une grande peur. « Pourquoi ai-je oublié jusqu’à l’existence de cette pièce ? »

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Je claque la porte, pose mes clés sur le petit meuble en bois de l’entrée. Tout est silencieux.

Depuis mon départ, quelque chose de lourd, le poids d’une tension, d’un mystère bientôt levé, a envahi l’appartement.

Mes yeux se posent sur une vieille porte en bois, curieusement ancienne pour cet appartement. Et surtout, pourquoi ne l’ai-je jamais remarquée auparavant ?

Je prends une profonde inspiration, j’hésite un instant, puis la pousse. Elle s’ouvre sur un long couloir creusé à même la roche et qui avance en serpentant. Il est sombre, mais des murs irradie une pâle lumière verte. Au loin, étouffé, je devine le bruit de l’eau qui s'écoule en torrent. Les parois de pierre sont humides, un liquide visqueux suinte. Je marche pendant quelques minutes. Une lueur verte grandit à mesure que j'avance. Le couloir débouche sur une espèce de jardin intérieur. Face à moi, un très haut mur couvert de mousse, duquel tombent en bouillonnant des litres et des litres d’eau qui noient peu à peu l'herbe. Je m’approche d’un long préau qui délimite, à gauche, ce jardin abandonné. Mes pieds s’enfoncent dans la boue. Sous ce préau bordé de vieilles tables, d’établis, sont disséminés de vieux ustensiles de cuisine : hachoirs, presse-purée… Une vieille machine à laver également, ainsi que beaucoup d’objets dont je ne comprends pas l’usage. Toutes ces choses abandonnées, pullulantes, qui exsudent un infini sentiment de détresse, laissent toutefois l’espace dégagé d’un petit passage que j’emprunte, et qui ne mène nulle part, je le sais, qui meurt à l’autre extrémité du préau. Il y a au bout une dernière table que je distingue à peine et sur laquelle sont posés les objets qui font le sens même de ce rêve. Je me mets à trembler de tous mes membres, animé par l’envie d’aller au bout de ce chemin et la peur panique de ce que je vais y découvrir.

Je me réveille. 

Commentaires d'origine

Très belle alliance du texte et de la musique.
Écrit par : calystee | 10 janvier 2009
 
Je me suis laissé emporter entre la musique et les mots. J'ai beaucoup aimé.
Écrit par : Marc | 10 janvier 2009
 
Est-ce que c'est un rêve récurrent ou bien un que tu as fait récemment ?
Écrit par : Lancelot | 11 janvier 2009
 
J'avais oublié le titre, excuse-moi. Ça revient régulièrement, donc. Le truc des ustensiles ménagers abandonnés, c'est vrai que ça a un côté troublant, dérangeant, angoissant même. T'es jamais allé jusqu'au bout pour savoir ce qu'il y a sur la dernière table ?
Écrit par : Lancelot | 11 janvier 2009
> Calystee et Marc : Merci. Pour la musique, il s'agit de la BO d'un film, Deux sœurs.
> Lancelot : Oui, c'est récurrent. Les trois formes de ce même rêve alternent. Et non, je n'ai jamais été voir ce qu'il y a sur la table.
Écrit par : christophe | 11 janvier 2009
J'ai lu une première fois sans la musique...et une seconde fois avec la musique. Avec la musique, pur délice...de plus, la durée est presque calquée sur la durée de lecture du texte (enfin avec mon rythme de lecture).
Écrit par : Fayçal | 12 janvier 2009
 
Comment sais-tu que les objets sur la dernière table font le sens même de ce rêve ?
Tu travailles sur les objets ?
Écrit par : Yohanna Uzan | 13 janvier 2009
 
c'est good baby
Écrit par : Yohanna Uzan | 13 janvier 2009
> Fayçal : oui, j'ai utilisé ta vitesse de lecture comme référence.
> Yo : Oui, on dirait bien que je bosse sur les objets ;-)
Écrit par : christophe | 13 janvier 2009
y- aura-t-il une suite, qu'on sache quel objet fait sens ?
Écrit par : Yohanna Uzan | 16 janvier 2009

Un appartement bien inquiétant, mais auquel l'atmosphère onirique restituée par ta plume confère un je-ne-sais-quoi de fascinant, d'attirant...
Écrit par : Jay | 01 janvier 2011
> Jay : Cela fait très longtemps que je n'ai pas fait un rêve de ce genre... En tout cas, rien à voir malheureusement avec la maison que tu décris et qui semble largement consacrée au plaisir...
Écrit par : christophe | 09 janvier 2011