Alors que je suis encore dans l’unité
des soins intensifs, et que plane déjà… la promesse ? la menace d’une
greffe ?... Julietta me dit : « En tout cas, tu es drôlement
courageux ». Pascale m’écrit sur une carte postale bretonne que je suis
son nouveau héros, faisant par la même occasion choir, précise-t-elle,
Russell Crowe du piédestal qu’elle lui réservait ! A., avec beaucoup
d’emphase, me dit dans un courriel qu’il ne se sent plus de se plaindre
avec tout ce que je traverse et le courage que je montre. Ce que ne fait
pas le Philosophe qui, pour mon plus grand amusement, ne cesse
d’évoquer ses douleurs au dos ou au bras, profitant de ce que je ne peux
lui répondre, coincé derrière mon masque. Olivier, l’infirmier, qui me
dit un jour : « Mais vous ne baissez jamais la garde ? Vous êtes
toujours aussi cynique ? » et auquel je réponds que c’est à peu près
tout ce qui me reste, Olivier me dit aussi un matin, ce qui me provoque
un douloureux éclat de rire : « Vous savez ce qu’on dit dans le
service ? Monsieur C., il en a dans le pantalon ! »
Je ne comprends pas exactement ce qu’ils
saluent tous en parlant de courage – et je dis cela, il faut me croire,
sans fausse modestie. Sans doute mon sang-froid, qui a le mérite de
nous épargner de pénibles scènes, et mon ironie un peu grinçante qui
résiste plutôt bien et alimente la sympathie du personnel soignant : je
ne cesse de leur dire que je crains trop les brutalités hospitalières
pour ne pas être un patient modèle.
Et d’ailleurs, je ne sais même pas s’il
s’agit de sang-froid : ne faut-il pas y voir la simple expression de ce
que je pourrais appeler, en termes choisis, « mon caractère
contemplatif », et en nettement moins glorieux « ma passivité » ?
Parfois – et je tiens à le préciser :
indépendamment de ce qui m’arrive depuis quelques semaines –, j’ai
l’impression que mon âme a mille ans et d’en sentir la fatigue : que les
choses glissent sur moi et advienne que pourra. Je me soumets à
l’impermanence et mon regard erre dans un monde moléculaire : oui, tout
cela se désagrège inexorablement, moi comme le reste, puis se recompose
en autre chose – et avec quel reliquat de mémoire ?
Parfois, au contraire, je crois être une
toute jeune âme, c’est-à-dire une âme particulièrement impréparée, avec
de grands yeux et bouche-bée. C’est donc cela le monde ? Ils sont peu
nombreux dans mon entourage à y avoir accès, car un simple regard un peu
lourd s’y fiche douloureusement. Et cette jeune âme qui vieillit – et
qui vieillit mal – s’abandonne volontiers à la nostalgie de mes âges
d’or que je vois rester à quai tandis que je m’éloigne. La petite
enfance notamment, l’âge de l’innocence (je sais que je la débarrasse de
ses boues – j’y parviens) : les odeurs, l’herbe dans mon dos, la langue
du chien sur mes joues, les jeux dans le jardin, solitaire dans mon
monde, seul humain parmi les créatures fantastiques, le petit peuple des
légendes. (Quelle richesse pour l’imaginaire, je crois, d’avoir grandi
au pied d’une rivière et non loin d’une grande forêt.)
Le courage ? Ne s’agit-il pas de celui
des proches ? Il en faut pour ne pas prendre ses jambes à son cou.
Par-devers le malade, selon moi, il n’y a guère le choix qu’entre la
soumission (au corps médical, lequel parfois vous porte, au sens presque
winnicottien du terme) et la fuite.
Ma fuite – qui reste de l’ordre de
l’envisagé – ne saurait être que physique, géographique : il est
impossible que je sois dans le simple évitement et que je reste chez moi
à ruminer l’injustice de mon sort, à regarder le plafond se rapprocher
de mon visage. Il faudrait au contraire que j’avance, à pied si je le
peux, en voiture, en train – et vers la mer. Et que je continue encore
et encore. Le cheminement inverse, en somme, de ceux qui perdent la
mémoire et s’enfuient des institutions pour errer sur des routes qu’ils
croient mener chez eux : quitter les limbes ? Moi, au contraire, avec
mon trop de mémoire, y retourner : c’est la vieille âme qui renonce
définitivement et la jeune âme trop craintive qui se retrouvent.
N’importe quoi, en fait, pour ne pas être un cadavre : pas de cadavre
sans vivants pour le manipuler, juste un corps disparu. J’évoquais avec
Julietta, après la greffe, l’horreur absolue que représente pour moi
l’idée de mon cadavre manipulé par les vivants, idée encore renforcée
depuis la mort de J.-P., vu par deux fois derrière une vitre à
l’Institut médico-légal de Paris.
À
la clinique où je fais ma rééducation à l’effort, se trouve un monsieur,
originaire du Bénin je crois, greffé lui aussi, mais qui semble avoir
eu beaucoup de difficultés à remonter la pente. Pour en avoir un peu
parlé avec lui, j’ai compris qu’il souffrait de solitude, et qu’il
présentait des traits dépressifs. Prudemment (souvenirs de mes cours
d’ethnopsychologie), je lui dis que c’est une expérience que je trouve
très violente et qu’il a à la vivre seul ou à peu près, loin de sa
famille, mais qu’il peut – je marche vraiment sur des œufs – se faire
aider, soit en partageant son expérience dans un groupe de parole, soit
en se faisant prescrire des médicaments. « On n’a pas tout cela, nous ».
Fin de non-recevoir, mouchetée tout de même, comme malgré lui, d’une
émouvante ambiguïté, puisqu’il ajoute : « C’est en France que j’ai
découvert la dépression. »
Il
y a quelque chose de très touchant chez ce monsieur, une distance là
encore entre ce que l’on appelle si vilainement l’instinct de survie et,
dans son cas, la difficulté à héberger le cœur de quelqu’un d’autre.
Chacun, avec son histoire et sa culture, essaie sans doute à un moment
ou à un autre de démêler les sentiments contradictoires qui naissent de
cette expérience et qui, dans son cas, semblent s’être longtemps
cristallisés autour de la peur panique : « J’avais tellement peur de
l’opération que j’ai laissé passer le premier greffon. L’hôpital a
appelé chez moi. Je n’ai pas répondu. Je ne les ai pas rappelés. Je n’ai
pas filé à l’hôpital. » Plus tard, un ambulancier, qui le connaît un
peu, me confiera que les premiers mois qui ont suivi la greffe, il
faisait n’importe quoi, ne prenait pas ses médicaments anti-rejets,
s’arcboutant contre ce qu’exigeait cette nouvelle vie. Ça me fait penser
aux mères infanticides.
Car
il y a les histoires édifiantes, les familles qui offrent les organes
en croyant le faire à des héros à jamais redevables, l’épopée de la
chirurgie, les Mystères et les exempla, l’héroïsme des
pionniers et le courage supposé des patients. Et puis, il y a la
réalité, ou plutôt l’intimité : les aménagements que l’on tente tous de
faire pour rendre les choses tolérables, reprendre illusoirement un peu
de contrôle sur les choses, les écarts aux règles ou à la raison que se
racontent les patients dès qu’ils sont laissés seuls entre eux.
Sandrine,
revenue d’un colloque portant sur l’éthique et l’avenir du diagnostic
génétique prédictif, m’explique qu’en introduction, un chirurgien des
greffes cardiaques a rappelé que son métier consistait à soigner des
cardiaques et non à créer des héros : il n’avait pas pour mission de
fabriquer de meilleures personnes ou des individus invités à se
dépasser.
Du
courage ? Il aurait fallu voir ma tête, il y a une dizaine de jours,
dans le taxi qui me ramenait chez moi, à presque minuit, lorsque je me
suis rendu compte qu’emporté par l’enthousiasme d’une conversation,
j’avais bien pris à 20 heures mon Néoral, mais que j’avais complètement
oublié le Cellcept. Je commençais déjà à imaginer, comme un enfant
l’aurait fait, je ne sais quel mensonge à raconter à l’hôpital pour me
dédouaner un peu (« le médicament est tombé dans le caniveau »).
Après
avoir lu la notice (« Si vous oubliez de prendre votre médicament à
n’importe quel moment, prenez-le dès que vous vous en rappelez et par la
suite continuez à le prendre comme d’habitude »), je l’ai avalé, et le
lendemain, jour d’examens à la Pitié, j’ai avoué l’avoir oublié pendant
presque quatre heures, à une infirmière qui a haussé les épaules et m’a
dit : « Oui, ça arrive… ».