mercredi 29 juin 2011

Journal d'hospitalisation XI

12 mai 2011

Il m’apparait comme évident que la période qui a suivi la transplantation, période au cours de laquelle je devais être particulièrement protégé contre les infections – visiteurs entrant dans ma chambre avec bonnet (pour les plus zélés), masque et blouse – a largement contribué à une réactivation de ma phobie du contact, et je dois bien l’admettre : j’ai maintenu, bien au-delà du temps nécessaire, la distance physique imposée à la famille et aux amis.
Et puis, il a fallu être raisonnable. J’ai donc demandé au cardiologue ce que je savais déjà, à savoir si je pouvais lever les tabous. « Oui, sauf si les gens sont malades », m’a-t-il répondu. Certaines réactions enthousiastes des visiteurs m’ont littéralement paniqué : il n’y a que très peu de proches dont les embrassades ne s’accompagnent pas chez moi de raidissement angoissé. Et lorsque mon ineffable mère est entrée dans ma chambre, elle m’a dit quelque chose comme : « Alors on peut t’embrasser… et te tripoter aussi ! » Le temps passe sans jamais s’épaissir d’enseignements : qu’elle n’ait jamais interprété mes mouvements de recul à son approche, je peux le comprendre ; mais je me fais plus difficilement à l’idée qu’elle n’ait pas même pu les intégrer à ses attitudes corporelles. Elle déborde toujours autant et je ne peux alors m’empêcher de penser que mon individualité glisse sur elle comme une donnée purement théorique – de surcroît jamais validée. D’où l’impression d’inlassable répétition dans les échanges que je peux avoir avec elle.
Lorsque je repense à ma jeunesse chez elle, ce n’est que pour m’arrêter aux souvenirs des difficultés que j’ai eues à me dégager de son étreinte (j’écris cela sans méchanceté), de sa peau même lorsque j’étais enfant, et de ses impudeurs innocentes. Avec un père qui n’était pas pressé de reprendre à l’enfant le corps de la mère, et dont la loi ne visait qu’une chose : lui assurer un minimum de paix les rares soirs où il rentrait et le week-end, en attendant de pouvoir retrouver sa (ses ?) maîtresse(s).
Avec mes amants, ces angoisses ont parfois pu être très prégnantes – et je me demande si je dois en faire une lecture chronologique, avec des progrès et des régressions ou si, au fond, tout dépend des amants. Je serais assez tenté par la seconde hypothèse. Les élans amoureux de certains ont pu m’évoquer une voracité terrifiante, me laissant le souffle court, en apnée sensuelle, prêt à tous les subterfuges pour m’échapper. Avec d’autres, les choses ont pu être plus simples, soit que j’ai pu composer un rôle (mais combien de temps peut-on le tenir ?), soit que – et sans vouloir en faire l’apologie – la composante machiste à l’œuvre dans la relation – qu’elle relève de ma posture ou de celle de l’autre – ait pu terriblement alléger le poids de ma peau. Peut-être parce que les machos s’abandonnent bien souvent à une certaine passivité : la fascination qu’exerce sur eux leur virilité les porte souvent à la contemplation du plaisir que leur toute-puissance délivre – parfois même leurs mains restent calées sous leur tête. Tout cela n’est pas bien clair encore. A creuser entre deux ALD.

vendredi 24 juin 2011

Journée ordinaire de contrôle

‘Tain, je manque de glisser dans ma baignoire : manquerait plus que ça, que je m’ouvre le crâne après avoir autant coûté à la collectivité. Bonjour le retour sur investissement !
- Et de quoi il est mort ? Un rejet fulgurant ?
- Non il a embrassé la baignoire avec son front.
- Ah ouais ? c’est con ça ! Faudra dire autre chose aux gens… On a pu récupérer des organes ?
- Juste ses faux-cils tout collés sur un vieux bout de nougat, au fond d’un tiroir de son armoire à pharmacie.
Combien de temps avant qu’on me retrouve tout sec (l’eau était coupée) ? Ma mère m’appelle tous les deux jours, mon père tous les trois jours. Les Juliette’s seraient sans doute les premières à donner l’alerte.
Sur le site Internet des taxis H8, soi-disant (ouais, c’est ça) aucun taxi conventionné disponible dans mon quartier entre 6 h 30 et 7 h 30 : on croit rêver. Comme si ça les dérangeait vraiment de m’en envoyer un depuis Montrouge avec déjà 25 euros au compteur ! Les taximan finiront dans un enfer digne de Bosch. Du moins je l’espère. J’erre sur les grands boulevards, hèle tant que je peux, peste après mon leadershiplessness. J’essaie de commander un taxi I9 par téléphone – même pas conventionné cette fois : « Aucun taxi n’est disponible dans votre quartier ». Ouais, et mon c**, c’est du poulet ? Alors pourquoi je vois un taxi J10 stationné devant l’ex-Scorp’, dont le conducteur feuillette distraitement un vieux Lui des ’70 ?
- J’t’emmène où tu veux trésor. T’aurais pas du nougat ?
- Suivez cette ambulance qui manifestement fonce vers l’entrée des artistes de la Pitié-Salpêtrière ! Et coulez-moi ce porte-avions !

Arrivé deuxième en consultation, tous les espoirs sont permis : si TOUT se passe bien, je peux espérer en repartir vers 14 h. Le pied.
Check-list :
- Prise de sang : aucune difficulté. Avec un peu de chance, je serai même pas obligé d’y retourner après-demain parce que le sang aura coagulé (cas de la dernière fois).
- Petit-déjeuner sur place : correct. Deux biscottes. Un chocolat chaud industriel. J’entame mon marathon « potomaniaque » visant à me fluidifier le sang au maximum.
- Tension un peu élevée : l’infirmier me demande si je suis énervé ou angoissé. « C’est pas exactement ça, chéri. » Il a un divin accent slave. C’est le seul cas où je pardonne à un poilu de ne pas être brun.
- Électrocardiogramme : parfaitement normal. Le problème, c’est l’arrachage des électrodes. En plus, l’hirsutisme est un des effets secondaires du Néoral. Faudra que je songe à me raser le torse. Surtout que je ne suis pas brun et que j’imite aussi bien l’accent slave que Michel Leeb l’accent chinois.
- Retour en salle d’attente : j’attaque mon deuxième litre de flotte. D’autres patients commencent à arriver. ‘tain, voilà l’autre qui me colle toujours, qui gagnait 5 000 euros par mois, qui pense que tous les fonctionnaires sont des feignasses, qui va s’acheter un appartement en Floride (véridique). Trop de greffés et pas assez de caïmans. Et toujours pas de nougat. Tiens, c’est quoi ce truc qui me tourne autour ? Un moustique espagnol ? Bah dis donc, ça fait déjà une heure que j’en suis le ballet aérien !
- Biopsie un peu plus douloureuse que d’habitude, mais dieu merci pas au point de faire descendre l’anesthésiste psychopathe qui brutalise tout-à-trac patients, infirmiers, autres médecins. Les initiés le reconnaîtront. Pas moi : je ne l'ai jamais vu, mais j'en demande une description, afin de pouvoir le repérer. "Il est haut comme ça et il marche comme ça", me fait l'interne. Ca les fait rigoler.

Bon là, je vais écourter : retour en salle d’attente. En théorie, il ne me reste plus que la radiographie du thorax (j’en suis à combien de grays, moi, depuis le mois de mars ? Et ce cancer des poumons à petites cellules, ça avance ?) à faire une heure après la biopsie, histoire de vérifier que le sécateur n’est pas resté sur le cœur, qu’un poumon n’a pas été perforé, que je ne fais pas d’hémorragie interne – j’en passe et des meilleurs –, puis l’échographie cardiaque qui accompagne l’entretien avec le cardiologue et la redéfinition des dosages…
Et là, c’est le drame : les toubibs partent déjeuner et j’apprends qu’ils enquillent avec une réunion de staff…
Dans la salle d’attente et dans le couloir où certains préfèrent rester bien visibles, dès fois qu’on les oublierait, des vapeurs d’anti-rejet commencent à se dégager de la sueur des patients et les font complètement délirer : l’hôpital public en prend pour son grade ! Je déteste ces conversations de café du commerce où chacun y va de son anecdote. Comme je suis beaucoup trop lâche pour gueuler que je suis fonctionnaire aussi et que je les emmerde, je me contente de soupirer bruyamment en posant mon bouquin sur mes genoux, sur l’air de « C’est pénible pour tout le monde, siouplè, pourriez-pas parler moins fort ? ». Une heure passe, puis deux, puis trois... puis quatre... Je reste tout sourire quand je vois passer une infirmière : je ne veux surtout pas me retrouver avec un tampon "connard" sur la couverture de mon dossier médical.
Que disais-je ? Ah oui, écourter.
Donc :
  1. A priori tout va bien cette fois encore (mais les résultats de la biopsie ne seront disponibles que vendredi).
  2. On me diminue certaines doses de médoc’
  3. J’obtiens l’autorisation de pouvoir aller au CCN de Saint-Denis en RER et non plus en taxi, à condition d’éviter les heures de pointe et de m’équiper. Je vais être coquet avec mon masque (et mes faux-cils), mais qu’importe puisque (message aux potentiels lecteurs bossant à la CPAM) je n’ai toujours pas ma prise en charge à 100 % et que ces taxis commencent à me coûter la peau des fesses ! Décidemment, plus rien ne fonctionne dans ce pays et c’est déjà heureux qu’on ne se livre pas au cannibalisme…
Bref, il fait beau… Je quitte le service vers 17 h 30. J’ai eu le temps de terminer Ondine, de La Motte-Fouqué, une petite pâtisserie du début du XIXe siècle, et j’ai bien entamé L’Histoire des maisons hantées, de Stéphanie Sauget. Il fait beau et je repars à pied chez moi, tranquillement, à mon rythme, marche entrecoupée d’une halte dans un café de Saint-Mich’. J’aime bien l’odeur de Paris quand il fait beau après la pluie. Je mangerais bien du nougat.

dimanche 19 juin 2011

Journal d'hospitalisation X : le courage ?

Alors que je suis encore dans l’unité des soins intensifs, et que plane déjà… la promesse ? la menace d’une greffe ?... Julietta me dit : « En tout cas, tu es drôlement courageux ». Pascale m’écrit sur une carte postale bretonne que je suis son nouveau héros, faisant par la même occasion choir, précise-t-elle, Russell Crowe du piédestal qu’elle lui réservait ! A., avec beaucoup d’emphase, me dit dans un courriel qu’il ne se sent plus de se plaindre avec tout ce que je traverse et le courage que je montre. Ce que ne fait pas le Philosophe qui, pour mon plus grand amusement, ne cesse d’évoquer ses douleurs au dos ou au bras, profitant de ce que je ne peux lui répondre, coincé derrière mon masque. Olivier, l’infirmier, qui me dit un jour : « Mais vous ne baissez jamais la garde ? Vous êtes toujours aussi cynique ? » et auquel je réponds que c’est à peu près tout ce qui me reste, Olivier me dit aussi un matin, ce qui me provoque un douloureux éclat de rire : « Vous savez ce qu’on dit dans le service ? Monsieur C., il en a dans le pantalon ! »
Je ne comprends pas exactement ce qu’ils saluent tous en parlant de courage – et je dis cela, il faut me croire, sans fausse modestie. Sans doute mon sang-froid, qui a le mérite de nous épargner de pénibles scènes, et mon ironie un peu grinçante qui résiste plutôt bien et alimente la sympathie du personnel soignant : je ne cesse de leur dire que je crains trop les brutalités hospitalières pour ne pas être un patient modèle.
Et d’ailleurs, je ne sais même pas s’il s’agit de sang-froid : ne faut-il pas y voir la simple expression de ce que je pourrais appeler, en termes choisis, « mon caractère contemplatif », et en nettement moins glorieux « ma passivité » ?

Parfois – et je tiens à le préciser : indépendamment de ce qui m’arrive depuis quelques semaines –, j’ai l’impression que mon âme a mille ans et d’en sentir la fatigue : que les choses glissent sur moi et advienne que pourra. Je me soumets à l’impermanence et mon regard erre dans un monde moléculaire : oui, tout cela se désagrège inexorablement, moi comme le reste, puis se recompose en autre chose – et avec quel reliquat de mémoire ?
Parfois, au contraire, je crois être une toute jeune âme, c’est-à-dire une âme particulièrement impréparée, avec de grands yeux et bouche-bée. C’est donc cela le monde ? Ils sont peu nombreux dans mon entourage à y avoir accès, car un simple regard un peu lourd s’y fiche douloureusement. Et cette jeune âme qui vieillit – et qui vieillit mal – s’abandonne volontiers à la nostalgie de mes âges d’or que je vois rester à quai tandis que je m’éloigne. La petite enfance notamment, l’âge de l’innocence (je sais que je la débarrasse de ses boues – j’y parviens) : les odeurs, l’herbe dans mon dos, la langue du chien sur mes joues, les jeux dans le jardin, solitaire dans mon monde, seul humain parmi les créatures fantastiques, le petit peuple des légendes. (Quelle richesse pour l’imaginaire, je crois, d’avoir grandi au pied d’une rivière et non loin d’une grande forêt.)

Le courage ? Ne s’agit-il pas de celui des proches ? Il en faut pour ne pas prendre ses jambes à son cou. Par-devers le malade, selon moi, il n’y a guère le choix qu’entre la soumission (au corps médical, lequel parfois vous porte, au sens presque winnicottien du terme) et la fuite.
Ma fuite – qui reste de l’ordre de l’envisagé – ne saurait être que physique, géographique : il est impossible que je sois dans le simple évitement et que je reste chez moi à ruminer l’injustice de mon sort, à regarder le plafond se rapprocher de mon visage. Il faudrait au contraire que j’avance, à pied si je le peux, en voiture, en train – et vers la mer. Et que je continue encore et encore. Le cheminement inverse, en somme, de ceux qui perdent la mémoire et s’enfuient des institutions pour errer sur des routes qu’ils croient mener chez eux : quitter les limbes ? Moi, au contraire, avec mon trop de mémoire, y retourner : c’est la vieille âme qui renonce définitivement et la jeune âme trop craintive qui se retrouvent. N’importe quoi, en fait, pour ne pas être un cadavre : pas de cadavre sans vivants pour le manipuler, juste un corps disparu. J’évoquais avec Julietta, après la greffe, l’horreur absolue que représente pour moi l’idée de mon cadavre manipulé par les vivants, idée encore renforcée depuis la mort de J.-P., vu par deux fois derrière une vitre à l’Institut médico-légal de Paris.

À la clinique où je fais ma rééducation à l’effort, se trouve un monsieur, originaire du Bénin je crois, greffé lui aussi, mais qui semble avoir eu beaucoup de difficultés à remonter la pente. Pour en avoir un peu parlé avec lui, j’ai compris qu’il souffrait de solitude, et qu’il présentait des traits dépressifs. Prudemment (souvenirs de mes cours d’ethnopsychologie), je lui dis que c’est une expérience que je trouve très violente et qu’il a à la vivre seul ou à peu près, loin de sa famille, mais qu’il peut – je marche vraiment sur des œufs – se faire aider, soit en partageant son expérience dans un groupe de parole, soit en se faisant prescrire des médicaments. « On n’a pas tout cela, nous ». Fin de non-recevoir, mouchetée tout de même, comme malgré lui, d’une émouvante ambiguïté, puisqu’il ajoute : « C’est en France que j’ai découvert la dépression. »
Il y a quelque chose de très touchant chez ce monsieur, une distance là encore entre ce que l’on appelle si vilainement l’instinct de survie et, dans son cas, la difficulté à héberger le cœur de quelqu’un d’autre. Chacun, avec son histoire et sa culture, essaie sans doute à un moment ou à un autre de démêler les sentiments contradictoires qui naissent de cette expérience et qui, dans son cas, semblent s’être longtemps cristallisés autour de la peur panique : « J’avais tellement peur de l’opération que j’ai laissé passer le premier greffon. L’hôpital a appelé chez moi. Je n’ai pas répondu. Je ne les ai pas rappelés. Je n’ai pas filé à l’hôpital. » Plus tard, un ambulancier, qui le connaît un peu, me confiera que les premiers mois qui ont suivi la greffe, il faisait n’importe quoi, ne prenait pas ses médicaments anti-rejets, s’arcboutant contre ce qu’exigeait cette nouvelle vie. Ça me fait penser aux mères infanticides.
Car il y a les histoires édifiantes, les familles qui offrent les organes en croyant le faire à des héros à jamais redevables, l’épopée de la chirurgie, les Mystères et les exempla, l’héroïsme des pionniers et le courage supposé des patients. Et puis, il y a la réalité, ou plutôt l’intimité : les aménagements que l’on tente tous de faire pour rendre les choses tolérables, reprendre illusoirement un peu de contrôle sur les choses, les écarts aux règles ou à la raison que se racontent les patients dès qu’ils sont laissés seuls entre eux.
Sandrine, revenue d’un colloque portant sur l’éthique et l’avenir du diagnostic génétique prédictif, m’explique qu’en introduction, un chirurgien des greffes cardiaques a rappelé que son métier consistait à soigner des cardiaques et non à créer des héros : il n’avait pas pour mission de fabriquer de meilleures personnes ou des individus invités à se dépasser.

Du courage ? Il aurait fallu voir ma tête, il y a une dizaine de jours, dans le taxi qui me ramenait chez moi, à presque minuit, lorsque je me suis rendu compte qu’emporté par l’enthousiasme d’une conversation, j’avais bien pris à 20 heures mon Néoral, mais que j’avais complètement oublié le Cellcept. Je commençais déjà à imaginer, comme un enfant l’aurait fait, je ne sais quel mensonge à raconter à l’hôpital pour me dédouaner un peu (« le médicament est tombé dans le caniveau »).
Après avoir lu la notice (« Si vous oubliez de prendre votre médicament à n’importe quel moment, prenez-le dès que vous vous en rappelez et par la suite continuez à le prendre comme d’habitude »), je l’ai avalé, et le lendemain, jour d’examens à la Pitié, j’ai avoué l’avoir oublié pendant presque quatre heures, à une infirmière qui a haussé les épaules et m’a dit : « Oui, ça arrive… ».

mardi 14 juin 2011

Journal d'hospitalisation IX

Fin avril


Une dizaine de jours après la transplantation, le docteur V., coordinatrice des greffes, vient m’ôter la petite électrode posée sur mon cœur, reliée à un pacemaker externe qui n’a jamais servi, ce qui au-delà même de l’évolution favorable signifie pour moi une chose toute simple et merveilleuse : après 45 jours de bassine – un gant en papier pour savonner, un autre pour rincer –, je vais pouvoir prendre des douches. Je me traîne jusqu’à la salle de bain et me poste face au miroir : pareil, c’est la première fois que je revois mon visage depuis que je suis entré à l’hôpital. Je le scrute. [...] Sans être émacié, il porte nettement la trace des vingt kilos en moins et, à la base de mon cou, les salières se sont creusées ; je les accentue encore en avançant les épaules. [...] Mon visage me semble curieusement apaisé, et vient glisser sur moi un sentiment de joie intense qui me fait sourire, qui me ferait presque rire. Je pense à Gide et à son choix obstiné du bonheur, à sa quête de la jouissance. Pendant quelques instants, je me le demande : et s’il était possible que ce sentiment ne me quitte plus ? Dans un instant, la re-jouissance de la douche, bientôt celle de l’herbe verte où s’allonger, le livre collé sur le visage et puis, et puis quand je pourrai m’éloigner un peu plus durablement de la Pitié-Salpêtrière, c’est-à-dire quand les examens médicaux s’espaceront, c’est-à-dire, surtout, quand j’aurai le courage de quitter la proche sécurité d’une équipe médicale pour aller plus loin encore, en ces lieux modestes (rien ne m’est plus étranger que l’exotisme) de mes contemplations anciennes : l’océan biarrot que je peux regarder pendant des heures, jusqu’à m’y diluer, jusqu’à retrouver jusqu’au plus profond de mon être ma mémoire minérale, la campagne béarnaise de G. et J., et le chien Charlot, insupportable fureteur d’insectes presque plus encore que d’odeurs, et les contreforts pyrénéens qui en septembre sont parés de toutes les nuances de vert et de bruns, piqués au loin de vaches et de pottocks.
Je me prends à rêver de passer mon permis de conduire pour pouvoir partir – y compris, peut-être surtout même, seul et en profiter de me perdre, ainsi que cela nous arrivait si souvent avec O. qui n’était presque jamais aussi détendu que lorsque l’itinéraire que j’avais préparé sur des cartes bien imprécises s’égarait. Alors nous nous arrêtions au bord d’un chemin, près d’un bois ou d’une ruine non indiquée, et il roulait son pet’ et je partais à l’aventure avec, intacte, mon âme d’enfant, celle qui battait la campagne avec Stéphane et Bertrand, à la recherche de choses extraordinaires ou inquiétantes (ma part de Tom Sawyer, relu à l’hôpital). De toutes les choses auxquelles j’ai renoncé en me séparant d’O., aboutissement inéluctable, nos petits séjours sont celles qui me manqueront le plus.
J’ouvre le robinet de la douche et tire la chaise en plastique : cela ne fait pas si longtemps que je peux me remettre debout et un peu marcher. Je fatigue vite.
Assis sous la douche, je n’éprouve pas même l’envie de frotter, de laver. Juste être sous le jet et sentir l’eau couler sur moi. Un baptême.

lundi 13 juin 2011

Journal d'hospitalisation VIII

La mythologie, les autels et pandémonium que les uns et les autres élaborent dans le vaste capharnaüm des croyances spirituelles ne laissent pas de m’étonner. Ainsi ma tante me dit-elle très sérieusement, dans ma chambre d’hospitalisation, une semaine après la greffe, qu’il lui semble évident – parce que l’opération s’est déroulée le jour de son anniversaire – que « la petite tante Suzette » a veillé sur moi « de là-haut » et qu’elle n’est pas étrangère à ma récupération jugée jusqu’alors assez exemplaire par le corps médical. Je pense à la sœur de Jean-Philippe et à son connard de copain, ce dernier ayant dit, alors que nous fumions tous les trois des cigarettes dans le jardin, quelques jours après la mort de Jean-Philippe : « En tout cas, j’espère bien que maintenant, de là-haut, il va nous filer un coup de main ! ».
Je préfère ne rien répondre à ma tante (et, plus tard, cette anecdote deviendra un gimmick entre Julietta et moi), parce que je crois que je pourrais me mettre à hurler, notamment sur cette famille dont la « bienveillance » supposée (et bien souvent contestable : les liens familiaux sont balisés de mauvaises intentions) vous englue et ne s’arrête jamais, même avec la mort donc. Il nous faut encore et encore être redevable. Envie de crier aussi forte que lorsque ma mère me disait avant l’opération (comme d’ailleurs elle me le dira après – et que ce soit dans un sourire n’y change rien ou pas grand chose) : « On peut dire que tu nous en causes du souci ! ».
Non seulement je leur dois la gratitude, celle d’une sollicitude qui voudrait, qui aimerait pouvoir vous débarrasser de votre mal – modèles de mères-courage qui vous écrasent le torse en essayant de vous faire du bouche-à-bouche – mais en plus le potlatch (car il s’agit bien de cela : vous êtes vite taxé d’ingrat si vous tenez mal le compte des sacrifices consentis) se poursuit dans l’au-delà.

dimanche 12 juin 2011

Journal d'hospitalisation VII

26 avril 2011

Il y a quelques mois, au cœur de l’hiver, épuisé physiquement et moralement, interrogeant inlassablement ma rupture avec O., n’interrogeant pas moins la souffrance probable que m’infligerait * après tous ces mois de badinage amoureux, hésitant à consulter, pressentant que je ne parviendrais de toute évidence pas à pousser la porte d’une psy-, j’avais réalisé à quel point j’avais tenté de neutraliser, toutes ces années, l’expérience Hodgkin dont je ne parlais guère que lorsque j’évoquais M. et les douleurs ressenties au moment de son départ pendant mes soins, abandon jamais complètement dépassé, trahison sans traître.
Je le disais à l’époque – et je le pense encore : je ne voulais pas que mon image soit altérée par la maladie, je ne voulais pas qu’elle crée d’horizons d’attente… Je ne voulais pas de métamorphoses, de challenges imbéciles (l’escalade de l’Everest ?), sans bien savoir d’ailleurs si je ne les voulais pas ou si je ne les pouvais pas… à cause de… je ne sais pas comment appeler cela… inhibitions peut-être, plus anciennes et qui résistèrent parfaitement, quant à elles, à la maladie.
Quoi qu’il en soit, le cancer m’est revenu en pleine gueule avec cet infarctus et, pire encore, avec la menace qui a duré 24 heures d’une récidive qui m’ôtait de la liste d’attente.
C’est ce que je dis, les larmes prêtes à me monter aux yeux (avec une auto-complaisance quant à mon sort qui m’énerve et dont je me venge en l’évoquant ici), à la psy venue me voir après la greffe, en lui expliquant que je me suis senti trahi pour la seconde fois par mon corps. La première fois, il y a dix ans, lorsqu’il a réagi de façon complètement disproportionnée au virus d’Epstein-Barr (lequel est semble-t-il à l’origine de la maladie de Hodgkin) ; la seconde fois, lorsque mon cœur m’a semblé vouloir « se tirer » de mon corps.
J’écris cela en feignant de n’être qu’une victime, mais peinant tout de même à dissimuler cette simple évidence : j’ai très largement l’impression d’une distance infranchie, certes culturelle, mais indéniablement renforcée par mon histoire personnelle et familiale, entre mon esprit et ma carne, le premier n’habitant parfois qu’à grand-peine la seconde. En vieillissant, la sensation de discontinuité si souvent éprouvée autrefois s’est nettement estompée, mais se produit encore, et je me dis parfois que mes problèmes de santé ont pu germer – non pas naître – dans cette distance que par ailleurs je crois bien ne vouloir réduire pour rien au monde, par entêtement peut-être (ne pas céder à la carne), par conviction de l’irrémédiable également : quelque chose a échoué et c’est ainsi, et les trahisons du corps, ces deux trahisons massives qui préparent peut-être déjà la troisième, me disent que nous avons déjà été trop loin.
Depuis l’opération, j’ai perdu vingt kilos, à tel point que j’ai retrouvé le poids de mes 17 ans. Que la chair s’efface un peu, même momentanément, me plaît. Si je voulais bien assumer mes propres invitations à la vengeance, je le réduirais encore davantage.

Journal d'hospitalisation 0

Nuit du jeudi au vendredi (17-18 mars), 2 heures du matin

J’ouvre les yeux et regarde l’heure sur mon portable : 2 heures du matin. Dans ma poitrine, un poids terrible (est-ce que j’étais si mal placé que cela pour dormir ?) et, quand j’inspire, la sensation d’inhaler un air terriblement froid, et rare, comme si j’étais dans une matinée de très haute montagne. Je m’assois sur mon lit et essaie de respirer tranquillement. La douleur s’estompe. Mais, sitôt allongé, elle revient, plus forte, et de plus en plus, à tel point que rien ne semble pouvoir l’apaiser, ni la position assise, ni le calme que j’essaie de conserver.
Je me résous à appeler le 15. Mon interlocuteur, après la description des symptômes, me demande si je fais souvent des attaques de panique, ne cache rien de ses soupçons, lesquels percent d’ailleurs dans son ton agacé, à tel point que j’entends presque, dans sa voix, l’accusation la plus pénible qui soit lorsque vous sentez votre détresse croître : « Êtes-vous bien certain de vouloir nous faire déplacer ? Vous connaissez l’histoire de Pierre qui criait au loup ? »
- Mais pourquoi respirez-vous comme cela ? Essayez de vous détendre ! Respirez calmement !
- Je respire comme cela, parce que je ne peux pas faire autrement !
Tout de même, il finit par m’annoncer qu’une équipe va arriver.
Je me rhabille et commence à arpenter la pièce, incapable de me calmer. J’ouvre en grand la porte de mon appartement, guette leur arrivée, allume les lumières du couloir de l’étage, tend l’oreille, rentre chez moi.  En passant, je me demande si je ne vais pas crever là, ce soir – après tout, pourquoi pas. Je commence à rassembler les affaires dont je pense avoir besoin à l’hôpital – car il ne fait aucun doute pour moi qu’ils vont m’y emmener – et m’assois sur mon lit.
À leur arrivée, ils me reposent les mêmes questions. Me demandent où j’ai mal. « Et dans le bras, non ? Et dans la mâchoire, non ? ». Mais non ! Je respire mal et j’ai mal dans la poitrine.
Ils me font allonger – non sans m’avoir demandé si je dormais souvent tout habillé – prennent mon pouls, ma tension, ma saturation, échangent de longs regards interrogatifs, soupirent, reposent inlassablement les mêmes questions – mais qui sont ces guignols ? – et finissent par contacter un médecin pour lui donner quelques infos, les constantes : « et il transpire pas mal » (l’un d’eux m’essuie le front avec la serviette posée par terre, à côté de ma tête de lit : ma serviette à foutre ! Je prends le temps d’en rire intérieurement). Celui qui est au téléphone me demande si j’ai des antécédents médicaux.
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Je me demande comment je réagirais si l’on m’annonçait la survenue d’un second cancer. Car j’y vois une sorte de règle immuable de cette maladie, soit qu’une cellule cancéreuse survivante attend patiemment de jouer sa partition – et avec quelle férocité ! , soit que le corps lui-même s’abandonne à une autre cancérisation par lâcheté, par épuisement, par réflexe pavlovien.
J’imagine toujours ce second cancer plus agressif, comme s’il avait une revanche à prendre, bien loin en tout cas – quant à la thérapeutique requise, notamment, de ce gentil petit Hodgkin qui me laissait certes épuisé, un goût de métal dans la bouche que rien ne pouvait rincer, révolté, trahi même, mais avec de très enviables statistiques concernant mes chances de guérison.
Quelles seraient mes forces d’opposition à la médecine et aux traitements proposés, avec la crainte d’atteindre un stade de conscience à ce point altérée que je ne puisse plus simplement m’enfuir et…
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Mais oui, nous y voilà, c’est donc cela, je le comprends en répondant soigneusement « maladie de Hodgkin traitée par chimiothérapie ABVD et radiothérapie thoracique, 36 grays ». Je comprends seulement ce qui m’arrive : je suis en train de faire un infarctus, conséquence fâcheuse mais prévisible – sinon prévue – du traitement de mon Hodgkin.
Il raccroche : « le médecin arrive ».
Et il – ou plutôt elle – arrive en effet. Fini l’amateurisme : on me branche des électrodes sur le torse, on me fait avaler un cachet (anticoagulant ?), on me file de la morphine. « Il y a des aberrations électriques ». Elle me demande où j’ai été traité pour mon lymphome. « Ok, on va essayer de vous faire admettre à la Pitié. »

dimanche 5 juin 2011

Journal d'hospitalisation VI

Le lendemain

Dans la soirée, le docteur G., mon hématologue fait son entrée et vient me confirmer ce que le cardiologue est déjà venu me dire en début d’après-midi : les marqueurs un peu inquiétants trouvés dans mon sang sont vraisemblablement sans conséquence. Le myélogramme n’a rien montré et l’inscription en greffe peut donc être faite.
Ça me fait plaisir de le voir et je ne peux pas m’empêcher de penser qu’il éprouve peut-être un peu de culpabilité (culpabilité est un mot impropre : ses sentiments doivent être beaucoup plus nuancés et complexes, parasités sans doute par l'ancienneté de notre histoire), parce qu’il doit estimer qu’on ne tire pas quelqu’un d’un lymphome pour le retrouver sur le point d’être greffé dix ans après, et parce que j’avais évoqué, il y a quelques mois, un éventuel suivi cardiaque et qu’il était resté évasif sur sa nécessité – pour sa défense, peut-être que dix ans est un délai particulièrement court.
Lorsque j’évoque avec lui la piste de l’adriamycine, l'une des molécules reçues en chimio à l'époque et souvent soupçonnée d'être cardiotoxique, je le vois faire la moue. Selon lui, il s’agit du seul effet de la radiothérapie. « Et tu sais, on avait initié un nouveau protocole visant la suppression complète de la radiothérapie, mais on a dû l'interrompre parce que les patients faisaient massivement des rechutes quelques mois à peine après la fin du traitement. Pour l’instant, on ne peut pas se passer de la radiothérapie pour certains stades. »

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Quelle chose étrange que d’attendre le cœur de l’autre, qui vit encore et qui, au moment où j’écris, rit ou avale le verre de trop, alors que je suis allongé sur mon lit, le masque de VNI sur le visage, prioritaire pendant 48 heures. Viendra-t-il ? Ne viendra-t-il pas, ce cœur qui remplacera le mien, intime depuis trente-quatre ans, et pourtant devenu étranger, malade et épuisé, qui semble même me rejeter dans mon entier, vouloir se tirer de cette carcasse.
La nuit commence à tomber. Cela fait aujourd’hui quatre semaines que je suis ici.
Le jeune cardiologue entre dans ma chambre vers 23 heures, alors que je regarde la télévision, me forçant un peu à veiller à cause de la VNI, s’approche tout près de moi et me dit, de sa voix posée et toujours aussi basse, quelque chose comme : « Il est trop tôt pour en être certain, mais nous vous avons peut-être trouvé un greffon. Il est encore sur le corps. Il n'a pas encore été prélevé : nous devons faire des tests avant, et vous refaire des prises de sang. Si c’est bon, on vous descend au bloc vers 4 heures. »
Je reste suspendu, sans bien savoir à quoi d'ailleurs. J’ai été inscrit sur liste super urgente vendredi soir, mais je ne croyais guère à une réussite la première fois – et je ne sais pas si je l’attendais vraiment, comme si l’attente était alors un processus déjà bien trop élaboré pour moi – malgré mes blagues de mauvais goût qui faisaient rire les infirmières pas dupes (« Espérons qu’il va pleuvoir ce week-end », « Espérons que les platanes vont traverser la route sans regarder », « Vais-je me réveiller saoul de l’alcool baignant les tissus du mauvais conducteur ? »…), même si l’alternative n’était plus que celle de l’appareillage – mais je ne sais même pas si dans la cohorte des idées comme figées dans ma tête, il y a de la place pour l’espoir (je ne dis pas que je suis sans espoir). Juste une seconde qui ressemble à une goutte d’eau dans laquelle je me love et qui ne tombe pas. Ou même comme dans un tableau d’Hammershøi, la femme assise à sa table, dans son petit intérieur nordique, les portes ouvertes des pièces en enfilade, avec la fine poussière que l’on devine voltiger. Est-elle la mère du donneur ou bien attend-elle aussi un greffon ?
Et une expression glaçante : « Le greffon n’a pas encore été prélevé ».
Les infirmières débarquent pour me prélever une dizaine de tubes de sang sur le cathéter fémoral. Il est bouché. Voilà, juste ce soir, il est bouché et le purger ne fonctionne pas. Elles partent donc à la recherche d’une veine qui acceptera d’être piquée : depuis le temps, elles ne sont plus si nombreuses. La semaine précédente, trois infirmières se sont relayées et ont tenté à sept reprises de me poser une perfusion. La première claque immédiatement, la seconde s’avère finalement introuvable sous l’aiguille qui fouille. J’essaie de détendre l’atmosphère (« Je suis désolé : mes veines ont plus peur de l’aiguille que moi »), mais je me prends tout de même à avoir peur – à ma façon, irrationnelle : rater la greffe parce que nous n’aurons pas pu livrer à temps mon sang au laboratoire… Voilà bien une absurdité qui complèterait au fond merveilleusement le tableau. Finalement, une veine du bras gauche décide de coopérer et lâche mon sang au compte-goutte : l’infirmière n’ose plus bouger, me demande de faire de même : le moindre choc peut la faire claquer, et c’est sa collègue qui change les tubes lorsqu’au bout de longues secondes ils finissent par être remplis.

vendredi 3 juin 2011

Journal d'hospitalisation V

Première semaine d'avril

Le jeune médecin qui parle trop bas alors que l’oxygène chuinte à mes oreilles m’annonce qu’une curiosité sanguine – comprenez certains marqueurs – évoque une récidive de mon Hodgkin… à moins que… « Vous avez des douleurs dans les os ? ». Ils vont devoir pratiquer un myélogramme, une ponction de moelle. Oui, je connais. « Malheureusement, ajoute-t-il gêné, des résultats effectivement positifs vous retireraient d’emblée de la liste d’attente des greffons. »
Pour la première fois depuis que je suis ici, je me sens véritablement et durablement vaciller – rien ne pourra me protéger, aucun mot ne saura me réconforter – et les larmes me montent aux yeux. Je les contiens du mieux que je peux, et je m'en veux de si mal les retenir devant lui. Je ne veux plus que la sortie du médecin de ma chambre. Et qu’il ferme bien la porte, qu’il interrompe un moment la ronde incessante des dames d’entretien, des aides-soignantes et des infirmières.
Je resterai toute la journée du lendemain sans en parler à quiconque, à faire comme si de rien n’était – une certaine habitude : j’attends les résultats de la ponction en me disant que cette fois, je risque de crever à l’hôpital sans même avoir pu remettre un pied dehors, car il me semble évident qu’ils ne pourront pas soigner simultanément un cancer et une cardiopathie arrivée à ce stade de sévérité, et que, même s’ils se mettent en tête d'essayer, je ne suis pas certain, moi, de le vouloir ; et je me prends à rêver à une défaillance organique rapide et fatale qui me soustraira à la chimio au cas où leur viendrait l’idée de m’en imposer tout de même une, car une chose est sûre, je ne pourrai pas mener les deux « combats ».
Je n'ai jamais voulu employer ce mot « combat » depuis dix ans, même au temps du Hodgkin – et je le fais soudainement pour celui qui me semble ce soir perdu d’avance.

jeudi 2 juin 2011

Journal d'hospitalisation IV - lettre à Juliette

Le 29 mars 2011

Ma chère Juliette

Je préfère t’écrire plutôt que de te téléphoner pour l’instant, à cause de mes difficultés respiratoires, mais aussi parce que je me sens moralement un peu faible et que prendre le risque de m’effondrer au téléphone est au-dessus de mes forces...
La question de la greffe avait déjà été évoquée, mais comme – à mes yeux en tous cas – la menace absolue. D’avoir observé ces jours-ci la diminution progressive de mes traitements m’avait plutôt porté à croire que ce ne serait pas/plus nécessaire. Mais il y a mes difficultés respiratoires, mais il y a les difficultés à diminuer la dobutamine. Si ces diminutions échouent, il faudra changer de stratégie du tout au tout et donc envisager la greffe.
La greffe... C’est évidement complètement abstrait, mais ça me fait terriblement peur, pas tant l’opération elle-même que toute la portée de cet événement, à commencer par : est-ce que je veux vraiment de tout cela... Dix ans après mon cancer, ce nouveau gros pépin... Et puis quoi encore ? Et puis quoi après ?
coeurLa transplantation me donne l’impression de soustraire le cœur à quelqu’un qui attend aussi et qui en aurait plus besoin : qui serait mieux quoi en faire...
Et puis j’écris cela tout en me disant que l’on finit par s’habituer à tout ou qu’il s’agit juste de me familiariser avec cette nouvelle voie de mon existence, sur un horizon de plus en plus restreint...
Je suis vraiment désolé d’être à nouveau l’ami fragile, parce que je sais bien dans quel état cette lettre va te mettre, mais je crois que si je le taisais – et d’ailleurs combien de temps le pourrai-je... – tout cela (et tu vas me trouver grandiloquent mais dans « tout cela », je mets notre amitié et la vie même) n’aurait plus aucun sens.
Je viens de me relire, quelques heures après, et je voudrais tout de même te rassurer... si le principe de l’abandon des médicaments sous perfusion échoue, ce n’est pas pour autant que la greffe sera pour tout de suite. D’abord on laissera une autre chance à mon cœur de récupérer... qui sait...

Je t’embrasse fort et te dis à bientôt.

Christophe