Soudain un pan entier de souvenirs revient et met à jour un lien obstiné entre l'ici et l'autrefois, le maintenant et le là-bas – odeurs, couleurs, visages, sentiments déferlent et s'imposent. Le rideau est ouvert, encore et encore, sur le pays du passé. Sur la scène, un mélange aux proportions inconnues de mémoire et d'invention et, derrière les rideaux, les émotions s'élèvent, brumeuses d'abord, depuis la cour et le jardin où l'on a tant joué.
Ce souvenir mêle à un plaisir tout illusoire sa douleur. Plaisir illusoire, car on croit pouvoir les toucher du doigt aussi bien que des yeux, ces souvenirs, et l'on est certain un instant qu'il suffirait d'un rien pour être à nouveau dans cette scène connue par cœur. Douleur, parce qu'une part de soi redécouvre (à chaque fois) l'irréversibilité du temps. Elle n'écrase pas le plaisir joyeux, non, mais elle apparaît un instant à peine plus tard, sournoisement, et dure malheureusement au-delà du plaisir. Oui, c'est elle qui reste après la dissipation, c'est elle encore qui nous rappelle que nous ne reverrons pas ceux qui sont partis en Nostalgie, le bel été au bord de l'eau (archétype de nos étés), la serviette de bain à rayures, les paquets de spéculoos disputés aux fourmis, les melons dévorés, ma sœur, si jeune, qui me trimbalait partout, l'aventure, la belle aventure aux détours des chemins. Quelle que soit la précision de ces petites scénettes qui se rejouent derrière les yeux, c'est le passé. Rien ne le fera revenir en dépit de sa force.
La nostalgie n'est pas un culte du passé, une mémoire réactionnaire désespérément accrochée à des joies surévaluées. Ce n'est pas une amertume, même si elle en est parfois la source.
La nostalgie est une mémoire troublante et inquiétante. Je m'en suis aperçu le jour où, pour la première fois, j'ai croisé mon propre regard venu du passé. Il interrompait son bonheur, prenait un instant pour s'adresser à moi, pour me lancer une sorte de malédiction : toute ta vie ce souvenir restera gravé dans ta mémoire. Cela s'est répété depuis et j'ai compris maintenant que ces moi d'autrefois me lancent un cordage, à moi qui suis à quai de mon présent.
Il y a sans doute une impossibilité à jouir totalement d'un moment, encore que cette limite qui nous retient aux abords de l'abandon soit sans doute très variable d'une personne à l'autre (c'est peut-être d'ailleurs ce qui détermine l'importance du fonctionnement nostalgique chez chacun). La joie est là, et le plaisir, et il ne s'agit pas de mimer ou de feindre. Mais se tient également dans un angle de la pièce, ou du plafond, ou bien flottant dans le ciel, ou bien à moitié dissimulé derrière un arrière-plan du décor, celui qui, sans âge, ignore le temps de la joie ou du plaisir.