vendredi 23 août 2013

La mémoire du cerf-volant (la maladie du temps)

Soudain un pan entier de souvenirs revient et met à jour un lien obstiné entre l'ici et l'autrefois, le maintenant et le là-bas – odeurs, couleurs, visages, sentiments déferlent et s'imposent. Le rideau est ouvert, encore et encore, sur le pays du passé. Sur la scène, un mélange aux proportions inconnues de mémoire et d'invention et, derrière les rideaux, les émotions s'élèvent, brumeuses d'abord, depuis la cour et le jardin où l'on a tant joué.

Ce souvenir mêle à un plaisir tout illusoire sa douleur. Plaisir illusoire, car on croit pouvoir les toucher du doigt aussi bien que des yeux, ces souvenirs, et l'on est certain un instant qu'il suffirait d'un rien pour être à nouveau dans cette scène connue par cœur. Douleur, parce qu'une part de soi redécouvre (à chaque fois) l'irréversibilité du temps. Elle n'écrase pas le plaisir joyeux, non, mais elle apparaît un instant à peine plus tard, sournoisement, et dure malheureusement au-delà du plaisir. Oui, c'est elle qui reste après la dissipation, c'est elle encore qui nous rappelle que nous ne reverrons pas ceux qui sont partis en Nostalgie, le bel été au bord de l'eau (archétype de nos étés), la serviette de bain à rayures, les paquets de spéculoos disputés aux fourmis, les melons dévorés, ma sœur, si jeune, qui me trimbalait partout, l'aventure, la belle aventure aux détours des chemins. Quelle que soit la précision de ces petites scénettes qui se rejouent derrière les yeux, c'est le passé. Rien ne le fera revenir en dépit de sa force.

La nostalgie n'est pas un culte du passé, une mémoire réactionnaire désespérément accrochée à des joies surévaluées. Ce n'est pas une amertume, même si elle en est parfois la source.

La nostalgie est une mémoire troublante et inquiétante. Je m'en suis aperçu le jour où, pour la première fois, j'ai croisé mon propre regard venu du passé. Il interrompait son bonheur, prenait un instant pour s'adresser à moi, pour me lancer une sorte de malédiction : toute ta vie ce souvenir restera gravé dans ta mémoire. Cela s'est répété depuis et j'ai compris maintenant que ces moi d'autrefois me lancent un cordage, à moi qui suis à quai de mon présent.

Il y a sans doute une impossibilité à jouir totalement d'un moment, encore que cette limite qui nous retient aux abords de l'abandon soit sans doute très variable d'une personne à l'autre (c'est peut-être d'ailleurs ce qui détermine l'importance du fonctionnement nostalgique chez chacun). La joie est là, et le plaisir, et il ne s'agit pas de mimer ou de feindre. Mais se tient également dans un angle de la pièce, ou du plafond, ou bien flottant dans le ciel, ou bien à moitié dissimulé derrière un arrière-plan du décor, celui qui, sans âge, ignore le temps de la joie ou du plaisir.


mercredi 14 août 2013

Le départ

J'ai quitté la Réserve, presque en catimini parce que la plupart de mes collègues étaient en congés. J'ai rangé mon bureau, j'ai fait des copies de sauvegarde, j'ai détruit pas mal de documents inutilement conservés, j'ai soigneusement préparé différents tas de dossiers à l'intention de ceux qui vont les reprendre – successeur inclus – et en essayant de faire au mieux : quoi que je pense de la Réserve, quelle que soit l'étendue de mon mépris à l'égard du secteur, en dépit des crispations passées et présentes avec la direction, je tenais à laisser les choses aussi nettes que possible. Tout en savourant les délices oniriques d'une météorite s'abattant opportunément sur le site. Il faisait une chaleur étouffante. J'avais branché le ventilateur et j'essayais de faire un courant d'air en ouvrant cette saloperie de fenêtre bloquée (on est prié de se défenestrer chez soi) et la porte de mon bureau. J'étais le seul à l'étage. Je n'éprouvais rien – ni soudaine nostalgie ni hargne. Et il en a été ainsi toute la journée.
Je suis content de partir, même si – sans entrer ici dans le détail des subtilités inhérentes à la gestion des fonctionnaires – je suis susceptible d'y revenir un jour ou l'autre ; même si, d'autre part, je dois encore y aller de temps à autre pour siéger dans les instances.
Je conserve à l'égard de quelques collègues une sympathie toute pudique. Je sais que je resterai en contact étroit avec certaines d'entre eux. Je sais aussi ce que je dois de pire à la Réserve. Les comptes n'ont jamais été soldés, mais cela n'a plus beaucoup d'importance à présent. Ni nostalgie ni hargne.
J'ai fermé la porte de mon bureau. Imbécile heureux, j'ai pris la porte en photo, comme un adieu, pour la poster sur Facebook. J'ai vérifié que tout était bien verrouillé à l'étage – nos chers résidents n'hésitant jamais à piller un établissement qu'ils se vantent par ailleurs de fréquenter : douze téléviseurs volatilisés l'année dernière, en une fois. La lumière était magnifique sur le bois. Ça, je pourrais le regretter, à ceci près que mon nouveau bureau donne sur les Buttes-Chaumont. J'ai attendu le crétin de bus à trois chiffres – les Parisiens savent que trois chiffres, pour un bus, c'est la promesse d'une attente parfois considérable. J'ai souri en me disant que j'étais à une vingtaine de minutes à pied de mon nouveau job. Au volant, il y avait le gros chauffeur mal-aimable, et au fond, la dame que j'aime bien sans jamais lui avoir véritablement parlé, mais parce que je l'ai toujours vue parée d'un sourire bienveillant, son éternel cabas négligemment tenu du bout d'un doigt.
Puis j'ai pris le métro, la 1 puis la 2, les yeux un peu dans le flou, bercé par la musique. Il y avait en face de moi une très belle jeune fille noire, garçonne dont le tee-shirt arborait fièrement le sigle d'un club de boxe. Elle discutait avec un copain très joliment gracieux, féminin, dont je croisais parfois les yeux de gazelle. Il minaudait avec... je ne sais pas... une certaine gentillesse.
À la sortie du métro, j'ai été m'installer au café pour profiter un peu des derniers jours d'été. Le serveur que j'aime bien m'a apporté un allongé en me disant : « Tiens, beau gosse, je te l'ai fait avec amour ». J'ai bu lentement le café en songeant à son innocence, en me demandant négligemment – cette idée accostait ma conscience en douces vagues, de plus en plus faibles : Surmoi, fais ton office ! – ce que cela ferait de mordre la pulpe de ses lèvres. Très vite, l'idée ne fut plus qu'un point minuscule fuyant vers l'aube où elle a rejoint mes souvenirs de la journée écoulée. Ne restait plus que la chaleur qui fondait sur ma peau en perles salées. Ne restaient plus que la chaleur et l'attente sereine de D pour fêter ce départ.