mardi 24 décembre 2013

La victoire de la mémoire



Le jeune homme était sur le quai. Avec tous les autres, il suivait des yeux les gestes des hommes qui détachaient les amarres du bateau sur le point d’emporter au loin marins et explorateurs. « Sans doute pour toujours... », répétaient inlassablement les vieux.
Bien des visages étaient pâles, les autres étaient de toute façon penchés sur les tristesses rentrées en dedans ; et tous craignaient le moment où les liens qui les unissaient à leurs proches embarqués seraient arrachés par le navire s'éloignant.
Pourtant, dans le regard du jeune homme chatoyait une force inconnue et belle, qu'une femme, postée tout près de lui, prit pour de l'orgueil. Mais ce n'était pas cela, non. Simplement, il savait – c'était pour lui une évidence béate, une certitude qui rendait bien des choses supportables – que s'il restait arc-bouté et immobile pendant tout le temps qu'offrait le monde, pendant tout le temps caché, pendant tout le temps perdu... alors les temps abdiqueraient. Ainsi, il contraindrait le présent.
Un vieux lui lança un regard mauvais, cherchant dans la physionomie du jeune homme les traces à venir du renoncement. Il n'en trouva pas, mais il ricana tout de même, assez fort pour être entendu, car il était pour lui évident que, tapie dans la tête de ce petit arrogant comme dans toutes les têtes, la résignation était toute prête à éclater.
Pour l'heure, le jeune homme triomphait : la mer était d'un calme heureux. Aucun vent n'accompagnait le navire, lequel s'éloignait de fait si imperceptiblement qu'on aurait pu le croire immobile. Tout concentré qu'il était, le jeune homme prit un moment pour remercier sincèrement les dieux du vent et de la mer pour leur complicité ; il leur adressa même un poème improvisé qui ressemblait à une de ces chansons d'autrefois. Il était question de soirées éternelles, de parfums tièdes, d'épaules brunes sur lesquelles les têtes s’endorment et de divinités souriantes qui restent là, à les veiller tous les deux avec bienveillance. Le jeune homme leur promit les belles offrandes du ciel et de la mer. Pourvu qu'ils le protègent. Qu'ils protègent son compagnon de la fin du monde.

Mais la nuit finit par monter peu à peu en poussière des entrailles de la terre, et sa brume se déposa sur la voûte du ciel, ne laissant guère encore apparaître que de minuscules points lumineux qui scintillaient avec beaucoup de peine. Puis à son tour, le vent s'échappa des grottes, du creux de la terre, là où des milliers de petites créatures argentées, sans âge, plus vieilles que les dieux eux-mêmes, et qu'aucune prière ne peut jamais contraindre, jouent, et crient, et courent à perdre haleine quand l'envie leur en prend.
Alors le navire disparut finalement de l'horizon, sans plus d'ombre et sans reflet, sans plus d'existence peut-être que s'il n'était qu'un... Le jeune homme retint le mot, mais il mesura l'importance de la lutte qu'il lui fallait livrer et il prit peur. Il concentra dès lors toutes ses forces autour de sa tristesse qui était infiniment plus vraie que tout ce qu'il avait éprouvé jusqu'alors, qui était plus vraie que le monde même, qui était plus violente que tout le temps, qui serait un présent éternel.
Mais autour de lui, les uns et les autres échouaient. Des pères posaient leurs mains ridées sur les bras des femmes qui, pour certaines, s'autorisaient alors à pleurer. Sans se concerter, les hommes prirent les mères et les filles par la main et tous rentrèrent chez eux dans un silence qui pesait un poids infini sur les épaules.
On l'avait dit au jeune homme : un jour, sa peine elle-même ne serait plus qu'un... souvenir, son bonheur ne serait plus qu'une mémoire, et il devrait se montrer reconnaissant, au moins, de pouvoir encore contempler tous ces petits morceaux du passé au moment des premiers frimas de la vieillesse. On lui avait répété que la sincérité ne pouvait contraindre le temps, que la mer et ses divinités mourantes mentaient, que l'océan étale était une allégorie cruelle, que la vérité du temps était celle des rivières que rien ne retient jamais. Quelques jours auparavant, une très vieille femme avait même comparé le présent à un cadavre titubant. Le jeune homme l'avait fixée et avait vu, dans le blanc de ses yeux, fichés tous les éclats de peines passées, aussi n'avait-il rien répondu, se concentrant plutôt sur la pression qu'exerçait la main de son compagnon sur son bras pour qu’il s’apaise.

« Quelle stupidité que ce monde ! », hurla soudain une jeune femme encore présente. Et elle se tut aussitôt, stupéfaite de sa propre colère, et un peu effrayée aussi par sa révolte.
Derrière le jeune homme, deux vieux commencèrent à deviser sur la tragédie des départs, et sur le temps et les distances, ces maléfices lancés autrefois par des dieux qu'on n'avait jamais su apaiser depuis. « Un de mes fils est sur ce bateau ». « Moi, c'est mon plus jeune frère ».
Le jeune homme restait silencieux, mais ses forces déclinèrent rapidement. Bientôt, en effet, des morceaux éclatés de son amant apparurent à l'intérieur de lui : des boucles sur le front, son regard en train de rire, ses lèvres lorsqu'il souriait, une moue qu'il faisait lorsqu'il se croyait seul. Puis ces éclats s'évanouirent. Le jeune homme les rappela à lui, et ils revinrent un instant avant de disparaître encore. Les souvenirs... Les souvenirs étaient là et le présent avait fui sans qu'il puisse le retenir. Il sortit alors soudain de sa torpeur. Il avait froid, il avait mal. Il s'allongea sur le sol et ramassa ses membres autant qu'il le put pour se mettre encore un peu à l'abri.

Derrière lui, les deux vieux n'avaient pas cessé de parler. Ils évoquaient ce qui attendait les voyageurs au terme de leur périple, aux limites de notre étrange monde en forme de disque : y avait-il les monstres marins dont les récits faisaient une description précise bien que personne jusqu'alors n'en soit revenu ? S'agissait-il de bêtes plus féroces encore ? Ou bien les bateaux étaient-ils tout simplement emportés, avec l'océan débordant du disque, hors de la réalité ?

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Peintures suggérées par la Plume



samedi 21 décembre 2013

Et pendant ce temps-là, dans les établissements publics... (partie II)

Bien qu'en étant éloigné de la Réserve pour l'instant, je suis encore de très près ce qui s'y passe et, depuis l'extérieur, l'ubuesque y est plus scintillant que jamais.

Jusqu'à l’an passé, nous avions un directeur pharaon. Il était éructant, impatient, colérique, omniscient, omnipotent et, en conséquence, parfaitement épuisant. La moindre de nos pensées devait passer au filtre de sa suprême clairvoyance. Il fallait batailler sur tout (mais au moins avait-il une indéniable connaissance du droit administratif et de la réglementation). Ajoutons que son très grand sens politique facilitait nettement ses manipulations et ses jeux à trois ou quatre bandes. Il connaissait parfaitement les arcanes ministériels et l'ensemble des acteurs de son champ. Il instrumentalisait volontiers sa garde rapprochée, disant aux uns et aux autres ce qu'ils voulaient entendre, à commencer par des horreurs confidentielles sur leurs pairs. Entre deux savons sévères. Tout cela avait des airs de cours et de fin de règne (et, certains jours, de fin du monde, croyez-moi !) dans une petite baronnie (je renonce à la comparaison antique). On croyait ne jamais voir la fin de ce système délirant (le circuit de circulation des parapheurs vaudrait à lui seul une note), on s'impatientait. Mais quand il est parti, le directeur de la Réserve nous a dit : « Vous verrez, vous me regretterez, et plus vite que vous ne l'imaginez. »
Personnellement, je n'en suis pas là...

Le nouveau directeur est arrivé. Il venait du champ disciplinaire et affichait une bonhomie qui tranchait nettement avec les allures nerveuses et constamment irritées de son prédécesseur. Il a réorganisé la garde rapprochée, l'occasion de notre premier étonnement : ce directeur, nommé par la nouvelle majorité, promouvait en tant que numéro 2 un chef très (très) lié à l'ancienne. Mais après tout, pourquoi pas : on peut espérer que les mérites transcendent les clivages politiques. Sauf que le numéro 2 est question est une espèce de « brutasse » qui a décidé de longue date de faire prendre à l'établissement une voie qui l'éloigne inexorablement de certaines de ses missions pourtant (encore) assignées par décret. Sauf que les orientations qu'il défend vont à l'encontre des valeurs supposées de notre actuelle majorité et, donc, de notre ministère de tutelle.

On a un temps beaucoup craint un audit. Et puis non, la nouvelle direction s'apprêtait juste à établir un nouvel organigramme, proposant d'ailleurs d'associer les personnels. Bah tiens... En clair : 
  • Temps 1 : Il ne faut pas se précipiter, prendre le temps de la réflexion, annoncer que l'on va écouter tout le monde.
  • Temps 2 : Il faut dégager ensemble des priorités d'organisation des réunions de travail selon un calendrier qui reste à définir.
  • Temps 3 : ...
  • Temps 4 : Pour des raisons d'impératifs de calendrier, la réunion est programmée... hier (il était trop compliqué d'associer qui que ce soit d'autre que la direction, mais on a entendu vos espoirs et vos attentes - en sondant vos esprits).
  • Temps 5 : Voici le nouvel organigramme (nous avons dû faire des choix difficiles), mais si vous interrogez votre cœur, vous savez que nous avons raison.
On a en réalité vite compris qu'aux rapports de force, ce nouveau directeur préférait le déni. Quoi ? Quels problèmes ? Tout va bien. Quoi, les agents ? Quoi, les instances paritaires ? Hein ? Réglementa-quoi ? Ayez donc un peu confiance ! Est-ce que quelqu'un qui vous dit ne vous vouloir aucun mal, vous en voudrait, du mal ?

Il y a quelques semaines, le directeur a convié ses personnels à une petite réunion. Patelin (je n'ai jamais vu un directeur de prime abord si sympathique), il nous a annoncé sa volonté de suivre de nouvelles pistes, en un mot, de penser différemment. Et, n'en disant guère plus, il a laissé sa place à un orateur invité qui nous était parfaitement inconnu. Lequel s'est avéré être à la tête d'une fondation qui œuvre pour le bien de la Nation. J’exagère, mais à peine. Pour la faire courte, c'est un grand sensible qui souffre trop pour laisser la France s'enfoncer dans le marasme et il se propose donc d'aider (expérimentalement) la Réserve à relever le défi de la modernité, de l'avenir, du bon sens – de tout ce que vous voudrez, en fait, selon la mode du moment. Pendant une grosse demi-heure, on nous a servi un discours d'une rare stupidité, un mélange de lieux communs, d'idées livrées sans lien et d'imprécations. Tout cela pour conclure qu'il ne fallait être attaché à rien (la fin de la rigolade, c'est maintenant) : ni à son poste, ni à ses missions. Ni à son salaire ? Et de nous citer l'anecdote à la source de tout son système de pensée et de valeurs : en Suède, il a fait la connaissance, dans l'hôtel où il était un jour descendu, d'une femme de chambre qui était également standardiste et cuisinière. En prime une bonne grosse allusion à DSK, mais il n'a pas dit si son lit était bien fait et la bouffe correcte, car l'essentiel n'était pas là : « la fille était super contente ! » Préparez-vous donc à exercer des missions sans en avoir les compétences, pour l’acquisition desquelles on vous fera miroiter une formidable formation qui s’avèrera achetée au rabais. Tout en étant payé pareil (le bonheur, ça n'a pas de prix). Préparez-vous aussi à vous faire détester par les collègues sur les platebandes desquelles vous empiéterez – car on n'est pas dans un petit hôtel de province où bossent trois personnes, alors à moins de drastiquement réduire la masse salariale de la Réserve...

À la fin de son discours, heureux d'avoir reçu la bonne parole, les yeux enfin ouverts, je n'ai pas pu résister : je me suis levé et j'ai entonné un gospel. Nan, en fait, je me suis contenté de suggérer l'idée par sms à une collègue dont j'ai entendu le rire à quelques rangées de là. Tout de même, je me suis levé, j'ai pris le micro qu'on nous proposait – puisqu'on nous autorisait à poser des questions – et je lui ai gentiment demandé qui l'avait fait entrer. Le directeur m'a fusillé du regard (« C'est tout ce qui vous intéresse ? », m’a-t-il demandé – « Non, mais ça, ça m'intéresse aussi. ») Il n'a pas officialisé ce que je savais pourtant déjà : il y a quelques mois, lors d'une instance paritaire, le bientôt numéro 2 (il était alors sur le point d'être nommé) nous avait vanté les nombreux mérites de cette fondation à laquelle il était affilié, justifiant ainsi sa position : TOUT est DÉPASSÉ, à commencer par le principe même des instances paritaires qu’il faut malgré tout se coltiner parce qu’on n’a pas le choix. 

Dans un des textes qui circulent sur internet, la Fondation explique qu'il s'agit d' « évangélisation ». Il y a des guillemets, bien sûr, mais cela en dit long, tout de même sur leur construction du monde. Tout de même, nous devrons y mettre du nôtre pour la réussite de ce merveilleux projet. Le directeur d'ailleurs nous a expliqué que, seul, il ne pouvait rien. « Même Dieu ne peut pas tout », a-t-il dit.

En attendant confess', les conversions, la verroterie, tout le tralala, les choses ont bien avancé : en un mois, on leur a trouvé des bureaux où ils ont organisé une permanence afin de recevoir les personnels soucieux du bien commun. Ils étaient d'ailleurs présents au dernier conseil d'administration, tout comme des représentants du ministère d'ailleurs... On a fortuitement appris qu’une « petite convention » avait été signée.

Je dois dire que l'attitude du ministère a de quoi inquiéter. Silence radio. Dans un premier temps, j'y ai vu de l'aveuglement, mais je crois à présent que nous sommes peut-être face à une troisième méthode de liquidation – pour laquelle je n’ai malheureusement pas encore de nom…

jeudi 12 décembre 2013

Et pendant ce temps-là, dans les établissements publics... (partie I)

L'État, cette grande machine un peu folle, a parfois recours à des stratégies assez honteuses pour démanteler ses établissements publics.
Jusqu'alors, je n'en avais expérimenté que deux : la stratégie du « Le Public ne sait pas faire » et celle du « Ce déménagement est une formidable opportunité (pour moi, élu de province) ».
La première « le Public ne sait pas faire » – qui présente notamment l'intérêt de pouvoir être globale (tout l'établissement est concerné immédiatement) ou saucissonnée (mission après mission) – pourrait être décomposée en huit temps : 
  • Le ministère (mais pas toujours le ministre) décide, avec l'entier soutien de Bercy, de se débarrasser d'un établissement.
  • Les crédits sont largement amputés et les fonctionnaires non remplacés. Le plus souvent au mépris de la réglementation, les recrutements par CDD se multiplient, au prétexte que les postes n’ont pas pu être pourvus par des fonctionnaires (« mais on aurait bien aimé, hein »). Les chefs intermédiaires (de service, de mission) embauchés le sont largement en CDD et ils sont sommés de proposer de nouveaux projets, d'être force de propositions. En général, au moment de leur recrutement, on n'a pas manqué de leur rappeler qu’ils allaient avoir affaire à des dinosaures rétifs à tout changement dont la parfaite connaissance de la structure, loin d’être un appui, sera un frein à desserrer au maximum. Les délires hors sujet requalifiés « projets ambitieux » sont donc les bienvenus. L’avantage évident, c’est qu’en CDD, les chefs intermédiaires suivent aveuglément les consignes (par peur d’être virés), n’exercent pas leur colère (en quoi se transforme systématiquement l’inconfort systémique) contre leurs propres responsables (trop dangereux), mais contre leurs agents.
  • Pour la mise en œuvre de ses nouvelles ambitions, l'établissement public est vivement encouragé à renoncer à certains de ses services historiques : les économies sur la masse salariale priment, ainsi que le recrutement d’autres chefs, toujours en CDD. C’est généralement durant cette phase que de nouveaux organigrammes apparaissent, soit classiquement « en râteau », soit plus inventifs. Mais qu’on ne s’y trompe pas : il s’agit d’un directeur tout puissant entouré d’une armée mexicaine apeurée qui prend ses décisions en fonction des attitudes du numéro 1 à la table duquel on espère et on craint d’être invité à l’heure du déjeuner. Une chose est certaine : le seuil d'instabilité décisionnelle est d’autant plus vite atteint que la vitesse de recrutement de chefs est élevée.
  • Les chefs intermédiaires et leurs supérieurs décident de démultiplier les activités pour prouver à l'État qu'ils sont utiles et efficaces bien qu'avec moins d'agents et moins d'argent. Comment faire ? On fait massivement appel au privé, mais malheureusement (ohhhhh....) en bâclant cahiers des charges et contrats. Coûteux plantages garantis. Idéalement, on ne trouve rien de mieux, en cette période d'incertitude, que d'avoir recours à un PPP (un « partenariat » public-privé). Soit pour financer des travaux d’envergure : un agrandissement (pourquoi pas ! après tout l'établissement n'est pas menacé – le ministère l'a suffisamment répété) ou une rénovation. Soit pour externaliser certaines missions jugées non essentielles (généralement l'entretien et la restauration sont les premiers touchés : on remplace des fonctionnaires très mal payés de 45-50 ans par des salariés du privé carrément exploités qui font le ménage à 8 h du matin ou à 18 h après avoir traversé toute l'Île-de-France). Inutile de s'interroger sur les coûts déguisés (dépression nerveuse, maladies professionnelles...) de tout cela : après tout, ce ne sont pas les mêmes lignes budgétaires. Oh et puis merde, les dépressifs, les souffreteux, tout ça, c’est le problème du ministère de la Santé !
  • Plus rien ne fonctionne correctement, tout revient plus cher, ce qui tournait encore à peu près bien il y a quelques mois est sur le point de caler, on ne sait même pas si les projets initiés six mois plus tôt sont encore d'actualité. Pas de panique : la fin est proche.
  • Le ministère de tutelle ramène finalement sa fraise, comme au sortir d'un long rêve, multiplie les déclarations qui s'avéreront contradictoires selon que l'on s'adresse à un dir’ cab’ ou au ministre. Mais on promet une écoute attentive, l’étude minutieuse et bienveillante du dossier et le plus grand respect de... tout ce qu'on veut. NB : il arrive parfois qu'entre-temps une nouvelle majorité arrive aux affaires et dénonce cette technique employée par l'ancienne, mais il ne faut pas se croire sauvé pour autant...
  • La situation se dégrade encore davantage, le turn-over des personnels atteint un rythme effarant. Les chefs intermédiaires changent constamment, emportent dossiers, fichiers utiles pour plus tard et mystères de leurs classements. Les nouveaux chefs, comme les anciens, ont tout compris mieux que tout le monde, mais ne désavouent ni les projets ni le fonctionnement de leurs prédécesseurs : il s'agit de ne pas prêter le flanc aux attaques des agents quant aux pratiques managériales immédiatement passées et présentes.
  • Quelques mois plus tard, le ministère prend un air contrit et annonce que les temps ont changé, que les missions ont changé, que les hommes ont changé, que le gouvernement précédent a fait des dégâts irrémédiables, que l'avenir, c'est demain, et le passé, c'est hier. La larme à l'œil, le dir’ cab’ prononce la phrase fatidique : « Le Public ne sait pas/plus faire, mieux vaut laisser le Privé se partager les restes » et annonce la fermeture – selon les ambitions initiales – de l'établissement.
La stratégie du déménagement, elle, se joue carrément à l’échelle nationale (wouah !). Un ministre décide de redynamiser une région (en général, la sienne) et recrute un cabinet d’audit où bosse son gendre, sa sœur, sa maîtresse ou sa directrice de campagne (comment savoir !), cabinet qui devra prouver en quoi ce déménagement est une idée géniale. Gé-ni-ale on vous dit ! On fait une annonce publique, on dit que c'est formidable, que c'est l'évidence même, que c'est une opportunité inégalable, que la Chine a réuni un Congrès extraordinaire pour en débattre. On nous vante les bienfaits du climat de la région d’accueil (je salue au passage les anciens du CNDP qui passeront là par hasard). Et puis, devant la réaction scandalisée des agents, on durcit le ton : faut pas exagérer, on ne les envoie pas en Corée du Nord ! D’ailleurs, les fonctionnaires sont loin d’être les plus malheureux : des millions de chômeurs donneraient cher pour être à leur place ! Les conjoints prendront le train – à quoi ça sert que la SNCF, elle se décarcasse à poser des rails dans nos belles provinces ? On perd donc la moitié des effectifs en route, et on en profite ainsi pour restructurer l'établissement, voire à le réduire à un gros service qui finira bien par mourir tout seul.

(à suivre)

lundi 9 décembre 2013

Rêves d'or, de Diego Quemada-Diez

C'est sans doute l'une des nombreuses ambitions et l'un des nombreux mérites de Rêves d'or, tourné chronologiquement et sur les pistes mêmes de l'immigration, que de vouloir être un hommage et d'y parvenir. 
Des gamins qui décident de partir avec des espoirs qui ne sont peut-être que l'avatar d'une bravade, des gamins qui ont le rire facile de l'enfance, des sentiments d'adulte pas bien clairs encore, et puis des rêves qui tournent évidemment au cauchemar à force de rencontres malfaisantes parmi les plus déshérités (les bandits de grand chemin qui rackettent, violent et tuent), parmi les plus riches aussi (les milices armées américaines qui les tirent comme des lapins - ça n'a pas beaucoup de valeur la vie d'un non-soi qu'on ne croise pas au temple le dimanche).
On aimerait parvenir à se dire que le trait est forcé, mais les témoignages sont connus (si on veut bien les lire) ; mais les chiffres des clandestins qui meurent existent ; mais en Europe, on a Lampedusa, qui est parfois un cimetière à ciel ouvert. 

On peut craindre pour notre confort supposément menacé, on peut raconter les pires dégueulasseries pour se faire élire, on peut dire - sans se faire cracher à la gueule - que les clandestins plombent notre système de santé et qu'on ferait mieux de les foutre à la mer, on peut raconter beaucoup de conneries, en fait, quand on est du bon côté du manche. Mais il y a des hommes, des femmes et des enfants qui, à chaque instant, en ce moment même, disent au revoir à leur famille et qui, pour certains, disparaitront sans que leurs proches ne le sachent jamais. La vie humaine peut atteindre un prix dérisoire quand on la spécule à la baisse. 

On peut toujours se contenter de croire que notre naissance du bon côté est un destin ou une récompense, une volonté divine ou un hasard heureux, une lourde responsabilité ou un c'est-comme-ça-et-on-n'-y-peut-rien (toutes ces considérations ayant été par ailleurs étudiées par les psycho-sociologues de l'attribution causale)... on doit au moins le respect aux clandestins. On le doit à chaque instant. Surtout, on doit exercer notre vigilance à l'encontre de tous les responsables politiques. On doit graver dans le marbre leurs déclarations infâmes à défaut de pouvoir les jeter sur les routes ou dans un bidonville afin qu'ils puissent expérimenter leurs théories sur le mérite.