dimanche 15 mai 2016

« Ne me secouez pas. Je suis plein de larmes. »

Il était très grand et très maigre. Il portait une chemise blanche à manches courtes et il tremblait un peu, de fatigue ou de froid. De fatigue, je crois. Quand je lui ai demandé à quel stade de la procédure il était, il m’a répondu avec une voix tellement basse que je ne l’ai pas compris.
Faute de place, ils étaient ce matin-là comme d’autres matins une cinquantaine à attendre dans la rue et à entrer au compte-goutte.
Il parlait tout doucement, les voitures passaient à toute vitesse et ajoutaient un peu de bruit encore à la rue. Je l’ai fait répéter plusieurs fois.
À l’intérieur, d’autres accompagnants parlaient avec ceux qui avaient déjà pu entrer. Ils prenaient des renseignements, lisaient les courriers administratifs, les convocations, les décisions de rejet, les lettres écrites par les avocats, et décidaient si ce jeune homme ou cette jeune femme face à eux allait descendre dans la salle aménagée en sous-sol pour s’y faire enregistrer auprès de l’association, ou s’ils allaient devoir revenir un autre jour parce que leur situation était un peu moins urgente que celles d’autres peut-être, tous ceux qui attendaient encore dans la rue, comme ce monsieur grand et très maigre qui portait une chemise blanche à manche courte dans cette matinée de printemps déserteur, et qui n’arrivait pas à parler, je finis enfin par le comprendre. Il s’était interrompu et avait enfoncé son pouce et son index dans ses yeux pour s’empêcher de pleurer, en vain. 
Il s’est mis à pleurer silencieusement. J’ai posé ma main sur son épaule maigre, anguleuse. Je l’ai serrée, et j’ai répété comme un con, tout doucement pour que lui seul entende : « ça va aller maintenant, ça va aller ».

Je ne sais pas ce que je ferais si je m’écoutais vraiment. Je commencerais par le prendre longuement dans mes bras j’imagine. Et puis j’irais saccager ce monde qui se tolère.

dimanche 13 mars 2016

Deux regards

Lorsque je passe devant lui le matin avant d’aller travailler, il est le plus souvent assis sur le petit muret du laboratoire d’analyses médicales. Il attend avec ses sacs en plastique. À midi, je le retrouve de l’autre côté de la rue. Il fait la manche debout, sans dire un mot, avec son gobelet en plastique, devant la boulangerie. Et puis, vers 13 heures, il part avec toutes ses affaires en direction du métro Pyrénées.
Son regard me rend captif. Et pourtant, je ne sais pas s’il me regarde vraiment, s’il voit au-delà de moi ou si son regard s’arrête aux paysages effroyables que sa mémoire projette à l’intérieur de sa rétine. Car son regard est éperdu. Sa détresse vous brutalise. Paris, cette grande ville un peu cruelle (comme elles le sont sans doute toutes), capitale d’un pays qui n’est plus que le harangueur de valeurs qu’il n’a pas le courage de définitivement larguer de peur de dévisser dans les bourses, Paris apprend au promeneur toutes les nuances de la détresse, tous les regards de la misère – de la fierté coûte que coûte aussi parfois. Certains théâtralisent – c’est probable –, et comment leur en vouloir… Lui, n’a plus aucune lueur – malice, espoir, désespoir – dans son regard qui raconte la cassure définitive, un épisode de son existence monté en boucle et inlassablement projeté dans sa conscience.
Probable que l’actualité du monde et mes jeunes activités associatives déforment ma compréhension des choses, la dramatisent, suscitent des espèces d’attente, déforment le réel, mais je ne peux m’empêcher de lui imaginer un parcours migratoire – des mois sur les routes, les violences, les cadavres du désert, des meurtres et de la mer, l’arrivée en Europe, des mois, voire des années d’attente dans l’ombre ou dans un à peu près de la vie. Entre les traités que ce pays signe et la réalité, entre la réglementation parfois généreuse que notre pays élabore sous les dorures et le concret, il y a un monde, il y a plusieurs mondes qui se tassent sous les ponts aériens des métros, dans les places insuffisantes des foyers ou des centres d’hébergement, dans les bidonvilles. Pour certains, ce sont les plus belles années de la jeunesse qui croupissent. Un jeune m’expliquait  il y a quelques semaines, aller d’un département à l’autre au fur et à mesure de l’épuisement de son « crédit » d’hébergement départemental. Parfois il revient à Paris partager le carton et le bout de trottoir d’amis qu’il s’est fait à Calais il y a plus de trois ans. J’imagine que certains ne s’en remettent jamais tout à fait.
Je le crois de ceux-là. Mais peut-être est-ce une tout autre fêlure qui interrompt le regard qu’il lance et qui casse sa voix quand il remercie. Peut-être ne suis-je que victime de mes associations d’idées.

Il y a quelques mois, j’ai bu un verre avec un ami venu accompagné d’une toute jeune fille rencontrée à l’hôpital. Elle fumait nerveusement. De temps en temps, elle riait un peu, mais si doucement que ses longs cheveux châtains ne bougeaient presque pas. Je la regardais souvent, tant je la trouvais jolie. Elle me rappelait une jeune fille dont j’avais longtemps été amoureux il y a presque un quart de siècle.
Tous deux parlaient sans difficulté des molécules qu’ils prenaient, les comparaient, en listaient les effets secondaires et évoquait à demi-mot – aux trois-quarts de mots même – la tentation toujours grande de ne pas les prendre, de les oublier, pour se départir un peu de la fatigue, de la bouche pâteuse, des trous de mémoire, etc. et retrouver un peu leur resplendissante et artificielle puissance. J’étais presque fier de cette confiance qu’ils me témoignaient, loin de la « bonne observance » que les souffrants se sentent obligés d’afficher devant les non-malades – à croire que ce sont les gens en bonne santé qui se donnent du mal pour les tirer de là...

De temps à autre, tout le monde redevenait silencieux. Je sirotais mon café, mes deux amis tiraient sur leur énième cigarette. Le regard de cette toute jeune fille se dédoublait alors : elle observait quelque chose à côté de moi, sur le mur, mais sa conscience ne glissait pas le long de ce fil tendu par le regard et restait au contraire au-dedans. Je pensais au personnage de Sue, dans Sue perdue dans Manhattan
Il n’était pas vide ce regard, il était plein au contraire. Certains paysages de l’âme ne sont faits pour être observés, et se dévoilent à certains avec férocité.