mercredi 1 février 2017

Dans la salle d'attente

Il s'agit d'une grande salle qui peut contenir une cinquantaine de personnes. Beaucoup d'hommes, souvent jeunes mais pas toujours ; des femmes seules aussi, et des familles, des petits enfants qui jouent, des grands-mères sans âge dont on se demande comment elles ont fait pour arriver jusqu'ici.
La plupart des visages sont fermés, concentrés ou éteints peut-être. D'autres semblent étonnés d'être là, dans cette grande salle d'attente, avec des gens dans la même situation qu'eux - en demande d'asile – et qui pourtant leur ressemblent si peu, compagnie d'hommes et de femmes qui viennent du monde entier. Certains faisaient le vœu de la France, d'autres sont arrivés là un peu par hasard, au gré des trains, des camions, des bateaux, du tarif des passeurs. Des histoires intimes, des pays aussi dissemblables que possible, et pourtant des destins devenus semblables par la force seule de l'administration et de la « gestion européenne des flux migratoires ».
Les officiers de protection s'égrènent un à un à l'entrée de la salle et appellent les demandeurs d'asile soit par le numéro qui leur a été donné à l'entrée, soit par leur nom - et je souris intérieurement en me disant que les demandeurs d’asile ont intérêt à vite comprendre comment leur nom se prononce dans la bouche exotique française. Officier de protection, c’est le titre. A-t-on à un moment ou à un autre expliqué à toutes ces personnes qui attendent qu’ « officier » ne veut pas dire « police » ni préfecture ? Pareil : leur a-t-on bien dit que s’il y avait un moment dans leur vie où ils devaient tout raconter – les blessures, les humiliations, les peurs, les violences – et forcer leur pudeur, c’était celui-là ?
Dans un coin, un monsieur semble réviser. Il me donne l'impression de s'assurer qu’il sait bien par cœur le récit précédemment envoyé à l'Ofpra et qu'il pourra le restituer dans son intégralité sans se tromper sur les dates ou sur les lieux géographiques. J'ai envie de me lever pour aller discuter avec lui, lui expliquer à quel point il fait erreur, mais j’ai peur de le désespérer.
Dans la salle, certains remplissent les critères internationaux de la demande d'asile : ils ont été persécutés dans leur pays ou risquent de l'être en cas de retour ; ou alors ils fuient un conflit. D'autres sont là pour simplement tenter leur chance à l’Ofpra, le bluff de l’asile en bandoulière, parce qu’ils ont une famille ou un village à nourrir, guerre (larvée) ou pas ; parce qu’ils n’ont rien à manger ; parce qu’il n’y a pas de travail et pas d’argent au pays. Quelques-uns sont même partis par goût de l'aventure, parce que le départ pour l'Europe est une réponse folle à la poussée d'adrénaline, la même qui pousse la jeunesse d'Occident à se hisser à tout ce qu’elle trouve, à essayer tous les engins à roulettes, à tester toutes les drogues.
Dans la salle maintenant pleine à craquer, beaucoup – la plupart en fait – sont les visages qui manquaient aux silhouettes massées dans les embarcations précaires. 
Combien manquent à l'appel ? Combien devraient être dans la pièce plutôt qu’assassinés dans le désert, emprisonnés et brutalisés en Libye, noyés en Méditerranée, morts étouffés à l'arrière des camions ou sur les routes de l’Europe centrale, écrasés sur les autoroutes du nord et d'ailleurs ? C’est une question que je me pose souvent lorsque je vois la file des demandeurs d’asile devant l’association. Combien de fantômes dans la file ? Parfois, c’est difficile d’avoir même à se poser la question. Et puis c'est intenable d'être un Blanc qui aide des Noirs, encore, je veux dire d'être dans cette répétition, dans cette posture, dans ce rapport-là quand on connait les liens passés et présents entre l'Europe et l'Afrique. Disposer du savoir, du savoir-faire, donner des conseils, demander à entendre les histoires, poser des questions, douter pour affiner le récit, faire émerger la sincérité, et répondre parfois « Je suis désolé, je ne crois pas à ton histoire, je ne peux pas t'accompagner. Je vais t'orienter vers une autre association. » Je connais bien des révolutionnaires de café ou des étudiants de socio qui m'accableraient pour cela. C'est intenable comme posture, en effet, et la petite satisfaction morale ou psychologique que l'on en retire quand tout se passe « bien » est méprisable. C'est intenable mais il faut la tenir.
Je trouve le temps long, l'officier a déjà 45 minutes de retard. Eux, les demandeurs d’asile, sont résignés. Ils ont fini par comprendre que le temps de l'administration s'étendait presque à l'infini : entre trois mois et douze mois d'attente avant d'être convoqué à l'Ofpra, entre un mois et dix-huit mois d'attente avant d'avoir le résultat...
Le monsieur continue de murmurer en regardant ses papiers. Je me dis qu’il a peut-être acheté son récit plusieurs centaines d'euros aux portes des 18e et 19e arrondissements – « Tu verras frère/cousin, avec cette histoire, c'est sûr, tu auras ton statut. Tu l’envoies à l’Ofpra et après tu l’apprends par cœur. » Le pire, c’est que parfois des demandeurs d’asile ont des histoires vraies qui leur permettraient d’obtenir le statut, mais ils se laissent embobiner – business is business
Je regarde ma montre, j’ai le temps d’aller aux toilettes avant que nous ne soyons appelés à notre tour. Les toilettes ne sont pas nombreuses et elles sentent mauvais. Une odeur acide de diarrhée flotte dans l’atmosphère. Débâcle des pays, débâcle intestinale : en dépit de tout ce qu’ils ont vécu et de ce qu’ils vivent, le passage à l’Ofpra en lamine encore certains. Je retourne m’asseoir. Je sens que la pression monte chez A. J’essaie de le distraire avec une conversation légère qui ne le projette pas trop dans l’avenir – l’avenir, ça peut être très angoissant pour ceux qui ne savent pas dans quel pays ils seront dans six mois. Il est question de chocolat, de nourriture – qu’est-ce qu’il a découvert en France ? Que l’on mange autant de salade l’amuse beaucoup. Il reparle de chocolat, décidément, c’est son truc. Et le chocolat blanc ? Ce n’est pas du chocolat, j’en conviens. J'étais sur le point d'aborder la question des fruits lorsque l'officier de protection est venu nous chercher.