dimanche 23 novembre 2008

Jean-Philippe


Jean-Philippe m’avait accueilli avec bienveillance dans le groupe de ses amis qui m’impressionnaient tant, dont la vie semblait si passionnante.

Il s’intéressait véritablement aux autres, il vous laissait entendre avec sincérité que ce que vous racontiez était important. Il posait des questions, cherchait à comprendre, et il se souvenait de tout.

Jean-Philippe était généreux, extrêmement généreux, et incroyablement travailleur. Cela a sans doute contribué à l’abîmer un peu plus.

Je m'étais considérablement rapproché de lui à l’époque où G. avait quitté Paris mais auparavant, nous avions souvent eu l’occasion de travailler ensemble et je dois d'ailleurs l’essentiel de mes piges à son amitié. Dès qu’il décrochait une collection, il pensait à moi. Quand par la suite nous avons tous été licenciés de France 15 et qu’il a fallu nous battre pour faire reconnaître nos droits, nous nous sommes rapprochés encore, c’est-à-dire que nous nous sommes affranchis de la présence de G.

Et l’on se retrouvait au Cox, au Bear's den ou au Quetzal. Et l’on se retrouvait dans le jardin de son rez-de-chaussée pour des barbecues dès le mois d’avril : on se gelait, mais c’était un vrai parisien à la campagne et il fallait impérativement profiter du jardin. Et les réveillons de Noël passés chez lui près de la cheminée qui tirait mal et qui recouvrait nos vêtements d'une odeur de cendre froide. Il aimait cette famille qu’il avait recomposée et qui était là pour l’écouter lorsqu’il revenait de chez ses parents éreinté, moralement épuisé ; une garde rapprochée sur laquelle il pouvait compter mais qui ne savait jamais exactement jusqu’où elle pouvait aller dans les recommandations, dans les invitations à la prudence. Et toujours dans la crainte d’être abandonné, il tentait parfois de devancer l’éloignement en proférant des horreurs : il s’engueulait constamment avec les gens, se rabibochait. Nous étions quelques-uns à résister obstinément parce que ses peines, ses détresses – pour épuisantes – ne cessaient jamais d’être compréhensibles.

J’ai vu des photos de lui enfant, adolescent et jeune adulte. Il était beau, grand, le visage grave. Et j’ai essayé de retrouver sur ces photos les traces des nombreuses fêlures qu’il avait tôt accumulées – son père d’une glaciale distance qu’il ne combla jamais et dont les maladresses confinaient à la monstruosité (après le décès de Jean-Philippe, et alors qu’il était question de prendre rendez-vous avec sa banquière pour liquider ses comptes, il nous dit quelque chose comme « il faudra penser à leur demander s’il a des points-cadeau »), sa mère, déçue par la vie, passée à côté de tout, et qui noyait dans l’alcool ses désillusions perdues, ces deux-là qui traînaient péniblement leur propre généalogie, ce qui n’excusait pas tout de leurs comportements, non, mais nous permit sans doute de leur conserver, sinon de l’amitié, du moins la patience.

Il y a quelques mois, alors que G. et moi parlions de Jean-Philippe, assis sur la terrasse, fumant une dernière cigarette, et le vent s’était levé qui agitait les feuillages du figuier, je lui dis que tous les excès de Jean-Philippe œuvraient peut-être, finalement, à lui permettre d’atteindre une espèce d’unité. Comme si certains l’atteignaient spontanément dès les premières années de leur vie et s’avançaient confiants, tandis que, pour d’autres, c’était un véritable chemin de croix, soit qu’ils soient trop pleins de leur être, lequel ne songe alors qu’à s’évaser sur les autres et les choses, soit qu’ils n’aient pas atteint l’unité, toujours possiblement envahis par l’extérieur, en tout premier lieu par les parents (qui ne demandent que cela). Parmi ceux-là, ceux qui toute leur vie demeureront dans un en-deçà, trouveront à l’occasion les moyens cahoteux, instables, d’atteindre l’unité. L’alcool, dans le cas de Jean-Philippe, avait cette fonction : en avaler dès le matin de grandes rasades, continuer (même si dans des proportions moindres), après plusieurs infarctus et une pancréatite, à boire et à fumer.

Et puis un soir d’octobre, il y a deux ans, j’ai reçu un coup de fil de C. – à qui j’avais expliqué plus tôt dans la journée être sans nouvelle de Jean-Philippe depuis deux jours, m’obstinant jusqu’à l’aveuglement, jusqu’à la stupidité, à ne pas m’inquiéter. Elle répétait le prénom de Jean-Philippe d’une voix étranglée. J’ai cru qu’elle riait. Ou plutôt, j’ai trouvé en moi suffisamment de désolation pour le croire encore quelques secondes.

« Il est mort. »

Je crois que je suis resté silencieux quelques milliers d’années tandis qu’en mon âme, une kyrielle de petites émotions s’écrasaient sous leur propre poids. J’ai dit : « J’y vais… on se retrouve chez lui. » J’ai été dans le salon, j’ai pris machinalement mon baladeur, des cigarettes. J’ai regardé O. qui travaillait sur son ordinateur. Je lui ai dit : « Jean-Philippe est mort. Je vais chez lui. » Je suis parti.

Rétrospectivement beaucoup de ces moments-là qui ont entouré sa mort me semblent irréels. Dans le métro, j’étais debout, accroché à la barre, sidéré, tentant de comprendre ce que « Jean-Philippe est mort » voulait dire. Il y avait là une femme d’une cinquantaine d’années qui lisait, avec un fort accent espagnol, des passages de la Bible. Des jeunes ricanaient, qui n’osaient toutefois pas – par respect pour le texte – afficher trop fort leur mépris pour la vieille folle. Elle s’est mise à nous haranguer, à convoquer Dieu, Jésus, la Vierge Marie, à nous intimer l’ordre de renoncer à nos vices, à demander pardon pour nos offenses. Un pédé d’une cinquantaine d’années a fini par lui dire « ta gueule ». Elle brandissait sa Bible, criait que Dieu allait tous nous maudire. Arrivé à République, le type s’est levé, harassé, l’a regardée droit dans les yeux et lui a gueulé : « mais moi, je l’encule Dieu ! ». Je suis descendu à mon tour, j’ai marché comme un robot, pensant à toutes ces fois où j’avais emprunté ce chemin qui conduisait chez lui, avec l’idée tenace que d’un seul coup tout bascule, que le moindre changement de métro peut être doté, soudainement et pour toujours, d’une pesanteur à laquelle on n’est jamais préparé.

Je suis arrivé chez lui, je suis entré par le jardin. Un gros flic mal aimable qu’ils appelaient Nounours m’a demandé ce que je faisais là. Jean-Philippe était mort seul et M., ce copain si étrange, si envahissant, dont il prétendait ne pouvoir se débarrasser, l’avait trouvé quelques heures plus tôt. J’ai bafouillé quelque chose comme « je suis un ami à lui ». Le flic bougon s’est écarté pour me laisser passer. M. m’a vu et s’est jeté dans mes bras pour y sangloter. Une jeune femme flic s’est avancée et m’a demandé si je connaissais ses parents, si j’avais leurs coordonnées, à moi qui pouvais marcher ; marcher, vaguement parler, ça, je pouvais le faire – mais qu’on ne me demande rien d’autre. J’ai appelé G. pour le prévenir et j’ai senti alors la façon dont l’écroulement de notre monde se propageait, allait encore s’étendre de proche en proche. G. m’a répondu d’une voix blanche « Ah bon… » puis, après un long silence, il a ajouté : « Dis aux flics que je vais appeler moi-même ses parents. On part demain matin. »

Les flics m’ont posé quelques questions, je ne sais plus lesquelles. Et puis je suis resté là à attendre C. et quelques autres qu’elle avait prévenus.

Nous avons passé trois semaines en dehors du monde, G., J., P., M., les parents de Jean-Philippe, sa sœur désaxée flanquée de son cinglé de copain, et moi. Trois semaines parce que Jean-Philippe était mort seul et que la gabegie bureaucratique a longtemps retenu son corps, trois semaines durant lesquelles il est resté à l’Institut médico-légal où nous l’avons vu derrière une vitre. Trois semaines incroyables au cours desquelles nous avons trouvé le courage de rire, à de rares occasions, trois semaines ponctuées de scènes d’hystérie qui me laissaient tremblant de colère devant l’indécence de ces gens, la violence de cette famille qui rétrospectivement confirmaient nos soupçons : pour une large part, Jean-Philippe était mort de sa famille. Le lendemain de sa mort, alors que nous nous étions tous retrouvés chez lui, comme de pauvres choses, sa mère s’était penchée vers C. pour lui dire : « Jamais je n’aurais imaginé le voir partir en premier. » C. avait répondu quelque chose de très convenu – bien consciente que les convenances sont dans ces moments-là nos colonnes vertébrales – comme « Bien sûr, en tant que parents, on n’imagine jamais survivre à ses enfants », mais la mère avait secoué la tête : « non, non, je voulais dire que je m’attendais à ce que ce soit sa sœur qui meure en premier… »

Le soir, G. et J. dormaient chez moi. Nous étions scandalisés, nous nous repassions sans fin les événements du jour (son père, dont la mesquinerie était légendaire, demandant à l’employé des pompes funèbres s’il était vrai qu’il existât des cercueils en carton, son beau-frère toxico expliquant qu’en tout cas, maintenant que Jean-Philippe était mort, il espérait bien que de là-haut il pourrait leur filer un coup de main ».) On riait comme des déments, on les imitait, on rejouait toutes ces scènes pathétiques et O. nous répétait : « mais comment faites-vous pour supporter ça ? » Moi je pensais à Guibert qui disait que mourir avant ses parents, c’était comme se faire chier dessus par la terre entière.

Il a finalement été incinéré le jour de son anniversaire, ce que nous craignions vaguement depuis le début. Sa sœur avait suggéré de passer Les Demoiselles de Rochefort – Jean-Philippe adorait Demy – mais P. avait expliqué que d’expérience – il avait enterré beaucoup de ses amis d’Act-Up – il savait que les musiques joyeuses étaient plus pénibles encore. On s’est recueilli devant le cercueil en écoutant The Sinking of the Titanic, de Gavin Bryars, superbe morceau qu’il aimait, interrompu en plusieurs occasions par le préposé du Père-Lachaise qui croyait bon de débiter d’intolérables banalités devant une foule nombreuse – on retrouvait tous ceux qu’on avait perdus de vue. G. a eu la force de demander à ses employeurs – qui les mois précédant son décès l’avaient harcelé, menacé – de partir… Et le soir, on a dîné à quelques-uns au Royal Belleville, restaurant que nous avions tous découvert, un jour ou l’autre, grâce à Jean-Philippe. On avait installé une de ses photos ramenées du Père-Lachaise sur un des fauteuils. Ça nous faisait rire de le voir là, tellement calme.

Quelques mois plus tard, G., J., P. et moi, nous nous sommes retrouvés sur l’Île de Batz pour y disperser les cendres de Jean-Philippe. C’est P., à l’époque où il vivait avec Jean-Philippe, qui lui avait fait découvrir cette île au large de Roscoff. G., J. et moi avions eu l’occasion de l’arpenter à notre tour afin d’y organiser une chasse au trésor pour un petit garçon de notre entourage. Jean-Philippe adorait cette île qui exaltait, je crois, son âme de pirate : il nous en avait montré tous les recoins, il avait évoqué ses légendes et ses drames, il se l’était appropriée sans difficulté et aurait pu facilement prétendre y avoir des ancêtres. Nous avons cette fois-ci marché longtemps sur le rivage à la recherche du bel endroit, quête tout à la fois absolument vaine et complètement essentielle...

C’est ce jour-là que j’ai eu envie de faire un petit film sur Jean-Philippe, sur tous les lieux qu’il avait laissé vide, marcher dans le souvenir de ses pas en quelque sorte et comprendre comment le décor du monde résistait à son absence.

Je sais bien que je suis parfaitement impudique et que j’aurais pu me contenter de tous les moments heureux, sans même parler de sa mort, mails il me semble que cette note était là dès l’ouverture de ce blog et que je n’ai fait que la différer.

Jean-Philippe était mon ami et sa mort, davantage que tous les épisodes difficiles de ma vie, maladie incluse, est une rupture violente, la scandaleuse immixtion de la réalité : oui, la vie continue pour nous qui restons. Cela donne le vertige. Cela révolte.

L’élection de Sarkozy l’aurait désespéré. Je me souviens qu’il nous avait accueillis en larmes le soir du premier tour de l’élection de 2002, et c’est en sa compagnie que nous étions partis, G. et moi, dans l’impatience de nos corps en colère, marcher dans les rues et grossir les rangs de tous ceux qui voyaient l’horizon s’obscurcir. L’élection d’Obama l’aurait euphorisé car il était très sensible aux symboles. Je ne compte plus les fois où je me suis dit « qu’aurait pensé Jean-Philippe de tout cela ».

Il ne s’écoule pas une journée sans que je pense à lui, et son souvenir s’impose à moi aux heures fatiguées, dans l’attente d’un métro par exemple, me laisse seul au-delà des mots.

Commentaires 
 
Une très longue et belle note où l'émotion est sans cesse présente, tantôt à sourdre entre les pierres, tantôt à jaillir de façon effrayante et impressionnante.
Jean Philippe était sûrement quelqu'un d'exceptionnel. Aurait-il apprécié ton éloge posthume, avec son caractère tellement 'hors normes'...?
Mais, tu donnes envie de le connaître, et on a aussi l'impression de visualiser ces scènes, tellement émouvantes dans leur précision et leur "impudeur" (si l'on peut utiliser ce terme-là...)
Je m'exprime mal. Mais je reviendrai lire. Il y a davantage à en dire, ici. Et surtout, il y a matière à dialogue, si tu veux bien.
Écrit par : Lancelot | 24 novembre 2008

Il y a les mots que l'on écrit avec les mains, et ceux, comme les tiens ici, que l'on écrit avec le cœur. J'ai relu plusieurs fois ce texte, en saisissant à chaque lecture une bribe d'émotion supplémentaire, mais sans trouver les mots pour commenter. Je voulais juste laisser une petite trace de mon passage.
Je ne crois pas en Dieu et toutes ces foutaises (je sais que tu es branché sur Radio Notre Dame, j'espère ne pas te froisser hein!!!!!), mais je me dis que de l'endroit où est Jean-Philippe, il te regarde avec fierté, et sera encore plus fier de toi le 9 décembre...
Écrit par : Andesmas | 25 novembre 2008

... touchée, émue ... bel hommage
pas su entendre ta douleur à l'époque ... si désolée ...
Écrit par : Juliette | 02 juin 2011

> Juliette : Ce n'est pas grave, et c'est presque normal, parce que ça a vraiment été une douleur que nous avons, G., J et quelques autres, tirée sur nous comme pour nous y cacher. Mais je pense toujours autant à lui. Et il ne me manque pas moins.
Écrit par : christophe | 03 juin 2011