vendredi 26 février 2010

L'invention du vendredi

Le jour se lève sur un monde gorgé de parfums. Avec mon courage et mon labeur, avec ma joie et ma force de travail, je vais œuvrer au redressement de la Nation. Réinventer la vie, réenchanter l'univers, rejoindre la belle armée de ceux qui peinent dans la beauté de l'œuvre à venir. Notre leader ne nous a pas abandonnés, non, il est parti de par le monde porter haut notre drapeau et nos valeurs, répandre la bonne parole, tancer les chefaillons de l'arrière-monde : le monde est là, à nos pieds, lumineux de ses trésors, sucrés et abondants. Les bateaux partent des ports les cales pleines d'objets merveilleux, d'épices rares et du bonheur des hommes qui, ici comme ailleurs, respirent la santé et la joie dans une aube rose. Les avions, ces oiseaux d'acier blanc nimbés de lumière, déchirent le ciel et l'horizon, emportent au loin ceux d'entre nous qui aiment le whisky et les hôtesses de l'air, une mallette de cuir dans une main, les contrats qui scelleront l'amitié et l'ordre juste dans l'autre.

La fatigue et l'ennui, ces concepts néfastes et idéologiques n'existent plus : inventions gauchistes emportées dans la poussière des tombes.

Partout les vieilles peuplades disparaissent avec leurs idées terreuses, offrent les forêts au blond des champs et aux bêtes à cornes, aux pelleteuses et aux hommes fiers, tandis que leurs enfants accueillent avec des cris de joie la machine et la chose en plastique.

Ici comme ailleurs, les leaders partent à la conquête de nous autres, pauvres hères initialement promis à l'errance sur la route, nous montrent la voie et le sens, le bon et le doux. Et bientôt, nous crierons avec eux l'abject du passé, saluerons de nos rires l'ordre à venir longtemps promis. Je m'en vais quant à moi, aujourd'hui comme hier, la félicité vrillée au cœur, rejoindre un de ces chefs devant lequel l'horizon s'ouvre comme un fruit mûr. Il est mon guide, mon Nord, mon Sud, ma journée de paie et mon jour de carême. Il... Je...

Oh et puis merde ! On est vendredi ! Qu'on m'apporte un crochet de boucher !

mercredi 24 février 2010

La tante Marguerite

La tante Marguerite est morte aujourd'hui. Elle était à ce point âgée, le regard si lointain entre deux lourds sommeils (la semaine dernière, elle appelait à son secours sa mère et sa grand-mère - l'enfance comme dernier rempart), qu'il me semble qu'elle n'a fait que s'abandonner aux limbes où elle avait déjà posé pied depuis longtemps.

Il y a quelques années, elle jurait, verre de porto à la main, cigarette au bec, qu'elle mourrait centenaire. Il s'en est fallu de peu mais avec quelle tristesse de la vie...

Sans être véritablement de la famille (elle était la sœur du second mari de ma grand-mère), elle en a longtemps été la figure fantasque, une sorte de Kiki de Joinville. A cause du bandeau qu'elle avait sur l'œil, je l'avais surnommée, en catimini, Tata le Corsaire, mais je conserve le souvenir de ce que j'avais deviné, un jour, haut comme trois pommes, sous le bandeau un peu lâche.

Marguerite s'était mariée très jeune, vers l'âge de 15 ans à un homme, Paul, plus âgé, qui passait beaucoup de temps à errer dans Panam' avec ses amis musiciens ou à jouer aux cartes. Mais un jour, pris d'un doute, il était rentré à l'improviste et l'avait trouvée en fâcheuse posture - comprenez : avec un amant. Il avait tiré sur l'amant avant de tirer sur Marguerite. Elle était restée pour morte, ce qu'avaient d'ailleurs annoncé les journaux du lendemain, dans la petite colonne des faits divers (auxquels les nôtres n'ont rien à envier), alors qu'elle n'était que blessée : la balle était entrée par l'œil et était ressortie vers la tempe. Quand on me racontait cette histoire, enfant, je me pâmais : « Et lui ? Qu'est-il devenu ? ». « Paul ? Il s'est suicidé juste après avoir tiré. »

Avec le temps, Paul s'est paré de toutes les qualités - il était beau, intelligent, drôle ; c'était un athlète accompli. La tante ne rechignait devant aucun superlatif, à croire qu'elle ne l'avait pas trompé au bout de six mois de mariage (avant ?).

Elle était habilleuse au théâtre. Les occasions ne devaient pas manquer pour cette jeune fille restée jolie avec son bandeau qu'elle dissimulait partiellement derrière de grands chapeaux. Et elle tirait les cartes - ce qui ajoutait encore au mystère de ce personnage - à toutes les figures du show-biz de l'époque.

Lorsque son frère a divorcé, dans la mesure où sa femme le quittait pour un soldat (pasteur) américain, Marguerite a songé un temps à refaire sa vie aux Etats-Unis, où elle est effectivement partie, rejoignant son ex-belle-sœur dans le Kansas. « Mais tu vois, m'avait-elle dit, je n'ai pas pu me faire à la vie là-bas. Ils me désignaient tout - le sofa, les lampes, les tables - pour m'en donner le prix. Ils étaient tellement provinciaux ! »

La vérité est tout autre : sitôt arrivée, elle avait eu une liaison avec le pasteur et, l'idylle découverte, elle avait été fichée dans le premier avion.



Après son départ en maison de retraite et alors qu'il s'agissait de revendre sa maison, ma tante et moi avons contacté un brocanteur du coin pour qu'il emporte les rares objets (elle en avait donné quantité aux démarcheurs qui venaient l'occuper, à l'occasion lui refourguer une camelote au-dessus de ses moyens) et j'avais tenté d'évoquer avec lui la solitude des objets, les collections dépareillées qui erraient sur les stands. J'avais fait un four complet. Il avait levé les yeux au ciel, soupiré et jeté un coup d'œil à la va-vite à mon entre-jambe. Au cas où.

La cave de Marguerite était un vaste capharnaüm encombré de malles, de vieux draps et de quelques manteaux de fourrure miteux qui témoignaient de ses gloires passées.

N'avait-elle pas manqué épouser un comte russe en exil qui lui avait promis monts et merveilles mais que les plus anciens avaient fini par appeler le rempailleur de chaises...



Où peut-elle être à présent ?

mardi 16 février 2010

2001-2010

Juliette et moi avons beaucoup discuté ces temps-ci au sujet du dire et du taire des souffrances du corps et de l'âme. Outre ses hésitations à assumer l'envie de me faire part de ses angoisses, nous sommes également revenus sur le fait que je ne lui avais pas annoncé tout de suite, il y a bientôt neuf ans, que j'étais malade. Elle m'a redemandé le texte que j'avais commencé à écrire à l'époque sur cette expérience, tentant de mettre un peu de distance (distance que je n'ai jamais comblé tout à fait depuis et qui s'est d'ailleurs étendue à d'autres aspects de ma vie) entre la maladie et moi, avec le luxe incroyable d'être atteint d'un des cancers les plus soignables qui soit.

Je repense d'autant plus facilement à tout cela ces temps-ci que je suis à nouveau entré dans le toujours (un peu) angoissant temps des examens de contrôle. J'ai fait aujourd'hui une radio thoracique, à peu près normale, signalant juste l'œuvre de la radiothérapie (ce que mon hématologue me confirmera), et j'ai à l'instant récupéré les résultats de la prise de sang qui ne signalent rien d'alarmant, une seule petite augmentation de la VS, sans doute pas suffisante pour faire tiquer le médecin. A peine de quoi me faire gamberger à l'occasion des affaissements psychiques qui, à l'occasion, traversent mes journées.



Juillet 2001 :

Cette boule inédite dans le creux de l'aisselle qui m'avait fait dire à Jean-Philippe dans un rire clair, le soir de mon anniversaire, que ce petit amas (graisseux ? musculaire ?) serait sans doute l'occasion d'une nouvelle maladie, cette boule est exhibée le 11 juin 2001 à mon généraliste qui trahit une première fois son inquiétude et alimente la mienne, rendant inopérants mes espoirs d'hypocondrie, par un regard soucieux, et une seconde fois - par une belle journée initialement flâneuse - en me prescrivant une prise de sang et une radiographie des poumons. En fin d'après-midi, les résultats sanguins me sont tendus par une jeune femme alarmée et, la ville traversée, le radiologue m'invite à le suivre dans son bureau où il commente les radios des poumons sur lesquels, en bon fumeur, je crains de voir apparaître des taches, inquiétudes qu'il dissipe aussitôt, nerveusement et malhabile, pour en créer de nouvelles - maudit médecin qui s'obstine à ne pas répondre à mes questions précises - me désignant sur les clichés des opacités s'étiolant en cheminée au milieu de mes poumons et qui pourraient être (" mais ne nous alarmons pas de riens, un scanner est nécessaire ") des adénopathies - des ganglions très gonflés, précise-t-il. Je retourne chez mon médecin avec des globules blancs dont l'augmentation - très inquiétante m'a-t-on répété au laboratoire -, trahit la présence d'une infection ou d'une inflammation, et une cheminée de ganglions. Le lendemain, deuxième prise de sang pour recherche de cytomégalovirus ou de l'HIV. Résultats négatifs qui tomberont en fin de semaine, le jour du scanner qui, quant à lui, confirmera la présence de ganglions d'un volume important et, pour certains, en triste état.

[...]

Mon généraliste tente de joindre devant moi le service d'hématologie de Cochin pour m'y faire admettre. Il a le combiné en main, personne ne répond et j'hésite, je me demande si j'aurai le courage d'entendre la réponse à cette question qui depuis ce matin me taraude, depuis, en fait, que sur Internet, j'ai vu quelles maladies évoquaient mes symptômes. Est-ce qu'il s'agit d'un lymphome ? Drôle de sourire un peu gêné du médecin qui raccroche et s'entête presque à pressentir une sarcoïdose. Il me répond que je serai sans doute plus mal en point si tel était le cas. Dont acte. Peut-être une maladie de Hodgkin. Le lendemain, déposé par Greg chez qui j'ai passé la nuit, je me présente aux urgences de Cochin - le généraliste n'ayant pas réussi à joindre le service d'hématologie la veille - muni de mes radio, scanner, bilans sanguins et lettre d'introduction du médecin. Une entrée à l'hôpital par la petite porte. J'attends huit heures en compagnie d'une intuitive femme de cinquante ans qui me parle d'elle ou de ses enfants lorsqu'un retour de mon esprit à l'angoissant présent rosit mes joues et rend mon regard trop impavide, attente étrange et confuse pour que finalement, dans un box, une jeune interne me repose les mêmes questions dont je devine les tenants. Elle fait longuement glisser mon ganglion sous-axillaire droit entre ses doigts comme un prélude à l'érotisme hospitalier, en décèle d'autres dans le cou, revient sur le premier, me pose d'autres questions sur un ton qui se voudrait badin, prend abondance de notes, s'absente, me malaxe les seins pour finalement annoncer dans un soupire contrit au malade que je suis devenu en quelques jours et définitivement estampillé à cet instant que, faute de place, je vais être admis à la Pitié-Salpêtrière, que dans une heure environ une ambulance m'y conduira. Devant son air navré (" Vous n'avez sans doute pas d'affaires avec vous ? "), je ne peux m'empêcher d'arborer une espèce de sourire idiot parce que bienveillant et inadapté aux circonstances (" si, je savais que je serai hospitalisé "). Je la supplie presque - mais il est déjà trop tard : mon dossier court de mains en mains - de me confier mes bilans, mes radios et ses commentaires pour que j'aille à la Pitié par mes propres moyens en profitant des derniers rayons du soleil, que j'avance dans les rues en de grandes enjambées exaltées, ma maladie sous le bras, timide construction encore (photos, lettres, suites de chiffres), dans une lumière bientôt rose et que je repousse un peu l'inéluctable, que je puisse me répéter à l'infini, jusqu'à ce que je comprenne, jusqu'à ce que ce soit une évidence, triste, affolée puis presque apaisée : je suis malade. Refus obstiné. Tout juste ai-je droit d'aller acheter des cigarettes et quelque chose à manger avant qu'une ambulance ne m'emporte.

[...]