
Cela devait faire deux ou trois ans que je n'y étais pas retourné. Avec notre carte décalco de Malabar, nous nous sommes évidemment perdus, D. et moi, dans les faubourgs de la ville, l'occasion de constater à nouveau l'enchevêtrement toujours un peu étrange de cossu et de populo, qui semblent distribués aléatoirement.
Notre hôtel était boulevard Adolphe Max, un quartier tout entier repensé par Anspach dans la seconde moitié
du XIXe siècle. Des travaux alors gigantesques pour faire entrer la capitale dans une certaine idée de la modernité, mais surtout pour voûter la Senne, sur les rives (capricieuses) de laquelle avait pourtant émergé la ville. Ainsi, parce qu'elle était devenue cloacale comme beaucoup d'autres livrées à l'industrialisation de l'Europe, il avait été décidé qu'elle serait canalisée (comme notre Bièvre parisienne) et qu'à ses eaux se mêleraient dorénavant celles des égouts.
Conçu pour la bourgeoisie bruxelloise, le quartier n'a jamais attiré son public choisi, ce dernier – outre qu'il était encore mal habitué à la vie en appartement – préférant sans doute les paysages de la campagne toute proche. Cette disparition laisse la sensation d'une transgression effroyable, et une grande violence demeure dans la mémoire de certains Bruxellois, nourrie de ce forfait mais aussi d'autres : la construction du palais de Justice et de la jonction des gares du midi et du Nord n'a pas laissé que de bons souvenirs. D'ailleurs, les travaux délirants qui ont pour partie défiguré une ville depuis deux siècles livrée à l'appétit des promoteurs (dont on peine à savoir s'ils étaient plus mégalo ou plus malhonnêtes) ont même un nom : la bruxellisation.

L'hôtel est d'une neutralité absolue, un de ces dortoirs verticaux conçus pour l'anonymat. Ça me va aussi.
Hormis la jeune fille chargée de veiller aux machines qui distribuent réservation et clés, boissons chaudes et friandises, nul personnel en apparence. Le lieu parfait pour un crime, dis-je à D. en m'allongeant un instant sur le lit, les yeux au plafond.
Quelques instants plus tard, nous sommes de retour sur un boulevard où l'ambition architecturale est palpable, les ambitions déçues aussi. Un petit air de New York de province. Nous passons par la place des Martyrs, miraculeusement sauvée d'une destruction programmée. Puis visite de la cathédrale dédiée à Saint-Michel et à Sainte-Gudule, qui émerge miraculeusement dans un quartier lui aussi bouleversé, mais proposant un contraste, je ne sais pas... un peu émouvant : la cathédrale semble soudainement sortir de nulle part.

Les premiers travaux furent entrepris au XIIIe siècle. Elle confesse malgré elle, évidemment, son lot habituel d'inepties (sainte Gudule était la jeune victime d'un démon qui soufflait la bougie qu'elle utilisait pour ses pieuses lectures, mais un bon ange la rallumait - je veux dire : la bougie) et de cruauté religieuses (au XIVe siècle, les Juifs de la ville furent accusés d'avoir poignardé les hosties de la cathédrale – lesquelles s'étaient mises à saigner... faut-il préciser qu'un pogrom ne manqua pas de s'ensuivre ?) Mais une
exposition à l'intérieur recense les lieux de souffrance à travers le monde – panneaux nombreux, donc – et il y a au final plus de Jésus que de Christ dans cet édifice.
C'est au moins cela.
Pendant que nous marchons, je lis à D. le nom de certaines rues que nous croiserons, que nous avons empruntées ou qui ne sont pas bien loin, des noms de rues qui racontent une certaine simplicité (entre deux mises à sac) de la vie moyenâgeuse dans ces cités États, vie organisée autour de ses puissants
commerçants bien plus qu'autour de ses princes : rue de l'Abattoir, rue au beurre, rue des bouchers, rue des brasseurs, rue des chapeliers, rue aux choux, rue aux fleurs, rue du fossé aux loups (rien à voir, mais je
dois la citer, celle-là : Barbara, qui a vécu en Belgique, s'en est-elle inspirée pour sa rue de la grange aux loups ?), rue du houblon, impasse
aux huîtres, rue du marché aux herbes, rue montagne aux herbes potagères
– rue décevante, mais que j'aimerais habiter une rue portant ce nom ! –
impasse du val des roses, rue du vieux marché aux grains. Et j'en
passe.
Déjeuner au soleil et retrouvailles avec les boulettes à
la sauce tomate, presque aussi bonnes que celles de ma grand-mère, et il
flotte dans l'air un parfum imaginaire de spéculoos, ceux que je
dévorais, enfant, à chaque visite de nos cousins du nord. Les
retrouvailles ont eu lieu.
Errance, errance sans fin tout au
long du jour, secourus par le guide parfois, mais plus encore par le
hasard qui ouvrait à nos pas des ruelles, des impasses ou des venelles.
Qu'il
est facile de nous perdre à Bruxelles, ne serait-ce que grâce à
l'étrangeté qui se dégage de l'aménagement du territoire traversé de
plusieurs lignes de fracture. La géologique, du nord au sud, avec ses
deux plateaux que sépare un important dénivelé. L'historique, avec la
ville moyenâgeuse en son cœur. La sociale. L'architecturale...
Qu'il
est facile de se perdre à Bruxelles, en Belgique même, à cause de cette
familiarité trompeuse de pays limitrophe et de langue commune (en
Wallonie tout du moins et à Bruxelles), et les Belges nous y aident
encore avec leur sens bien à eux du panneau indicateur...
Je
n'ignore pas que la Belgique m'est un lieu de projections. À cause de
mon histoire familiale, à cause de toutes ces bédés belges dévorées, à cause de nombreux voyages passés. Une
idée à peu près irrationnelle du pays, et fausse donc, et vraie aussi, mais je crois
reconnaître le kiosque à musique du Parc de Bruxelles dans un dessin de
Franquin. Et d'ailleurs, près de chaque parcmètre, je cherche Longtarin.
Le Palais de justice, vaste farce architecturale conçue dans des
circonstances assez mystérieuses par Poelaert, écrase tout un quartier
de sa masse grise. Mais on se prend à douter : n'aurait-il pas plutôt été dessiné par
Schuiten (à qui l'on doit la station parisienne Art et Métiers) ou même par
son double qui vivrait à
Brüsel ?

Nous ne passons pas au 26 rue
du Labrador (qui est à Laeken), adresse de Tintin, et j'oublie de
chercher la rue Terre-Neuve (qui inspira, elle, graphiquement Hergé),
mais je ne peux pas m'empêcher de chercher, dans le bric-à-brac des
puces de la place du jeu de balle, l'autre promesse d'un trésor, une
autre Licorne.
C'est sans regret que je quitte la si
proche Bruxelles, avec dans la tête de vagues rêves d'installation (il suffit,
pour se convaincre, de comparer les prix parisiens et bruxellois des locations...), oubliant un instant cette donnée météorologique élémentaire : il
pleut 200 jours par an, et cette donnée médicale menaçante : les frites
belges, les boulettes, les spéculoos, la bière et tout le reste me
seraient sans doute fatals.