À rebours peut-être des errances psychogéographiques
proposées par les situationnistes, je m’obstine quotidiennement à tracer le
sentier de ma récupération, à écouter mon souffle et ses crispations, à jauger mes
envies de m’arrêter.
Ce matin – je crois qu’il est un peu plus tôt que d’habitude –,
il n’y a encore personne dans le passage ; même les touristes, pourtant lève-tôt,
n’ont pas investi les lieux, et descendent encore mollement les
escaliers de leurs hôtels, farfouillant dans les sacs à dos pour trouver la
carte de la ville. Jolie lumière du passage, un peu trouble et scintillante
toute l’année – un peu plus encore en période de fêtes –, et qui ne laisse
pas deviner l’intensité du ciel, d’un bleu qui, comme aujourd’hui, sait être si
pur à Paris, et qui nous ferait presque oublier les coutumiers ciels de novembre,
ces ciels gris qui flottent à peine au-dessus de nos pas, qui pèsent si lourd
sur les visages et les épaules.
Et sur le boulevard, large et confortable, tous les rythmes
de pas, et moi remontant le courant qui déverse du métro les travailleurs du
tertiaire – costumes de tous prix, petites tarlouzes hautaines qui
marchent comme leurs héroïnes avec des gueules de winners, cadres pas moins désespérés, dames à l’air revêche (têtes
de chefs – tout est dit), d’autres qui traînent la patte, font durer le
café et la cigarette, et auxquels j’adresse mes sourires.
Et puis une étrangeté :
l’absence du vieux monsieur barbu que je crois iranien ou turkmène, qui a
abandonné momentanément ses affaires sur le trottoir.
Plus loin, je m’arrête un
instant. Le souffle est bon, mais j’aime bien ces arbres dénudés morcelant le
ciel ou bien l’empêchant de tomber sur la toute petite place qui accueillera, un peu plus
tard dans la journée, la misère du coin, qui se chauffe près des bouches de
métro, et se rince le gosier – pépie terrible quelle que soit la saison –
vautrée sur les bancs disputés aux pigeons, pigeons qui squattent encore, pour
l’heure, l’entrejambe de la porte Saint-Denis sans plus craindre son lion
ridicule avec sa gueule de vampire. Qu’on aimerait les détester, ces rats
volants, mais comme ils font pitié à cause de leurs pattes estropiées et de
leur air définitivement con quand ils marchent.
Premières véritables odeurs du monde des vivants qui s’échappent
des épiceries aux étals impeccables.
Selon les jours, le temps, la force, je prends le boulevard
Magenta ou je poursuis mon ascension de Saint-Denis. Selon mon moral aussi :
à un certain endroit de Magenta, j’ai pensé deux ou trois fois à Juliette, sans
bien comprendre le rôle joué par le paysage, par le contenu des boutiques ou le
jeu des ombres sur le trottoir – est-ce que l’on sait –, mais c’est devenu
depuis systématique : un réflexe pavlovien comme une brûlure. Cette fois, j’ai
envie des odeurs épicées mêlées d’encens que je sais retrouver au-dessus de la
gare du Nord. Tiens, aujourd’hui, il n’y a pas non plus ce jeune type à la
tchatche incroyable et à qui j’ai laissé ma monnaie l’autre jour, en me disant
que la situation était devenue à ce point intenable que j’en arrivais à
culpabiliser de donner à un peut-être plus « armé » que d’autres. Il
avait quelque chose d’un prince en exil.
Les marchands indiens commencent à installer les fruits et les légumes les plus étranges, qui resteront là avec leur mystère : je me refuse à en savoir davantage, et les hommes s’agitent, rangent ou déballent les machines à coudre dans les boutiques de saris (Joss, la plume qui vole, c’est pour vous) qui m’iraient si bien si je consentais à m’épiler, toutes ces couleurs qui, à l’instar des odeurs, sauvent véritablement ce quartier. Là, à regarder cette rue qui prend vie dans le matin, j’ai la certitude qu’il s’en est fallu de peu que le quartier sombre comme bien d’autres : ici aussi les Dabit sont morts, les petites usines ont fermé et les artisans ont abandonné leurs établis. Mais il y a les coiffeurs concentrés qui attendent les clients en rêvassant devant les affiches de cinéma connues par cœur, les Hrithik Roshan et les Aishwarya Rai, de quoi rêvasser jusqu’au métro Chapelle, et même au-delà, dans ce presque no man’s land où les voies de chemin de fer, le vent glacial du boulevard, les souvenirs du bled s’enchevêtrent et enserrent le petit square anatopique tout droit venu de Pripiat, désert pour l’heure, mais bientôt lui aussi investi d’autres pauvretés. Ce matin sur Yahoo, en commentaires à l’article sur la noyade de 300 ou 400 migrants qui espéraient rejoindre les côtes australiennes, on pouvait lire « Bon débarras », « Les Australiens sont plus chanceux que nous » ou « Bon appétit aux requins ». Envie de dégueuler mon petit-déjeuner et c’était bien fait pour moi.
Les marchands indiens commencent à installer les fruits et les légumes les plus étranges, qui resteront là avec leur mystère : je me refuse à en savoir davantage, et les hommes s’agitent, rangent ou déballent les machines à coudre dans les boutiques de saris (Joss, la plume qui vole, c’est pour vous) qui m’iraient si bien si je consentais à m’épiler, toutes ces couleurs qui, à l’instar des odeurs, sauvent véritablement ce quartier. Là, à regarder cette rue qui prend vie dans le matin, j’ai la certitude qu’il s’en est fallu de peu que le quartier sombre comme bien d’autres : ici aussi les Dabit sont morts, les petites usines ont fermé et les artisans ont abandonné leurs établis. Mais il y a les coiffeurs concentrés qui attendent les clients en rêvassant devant les affiches de cinéma connues par cœur, les Hrithik Roshan et les Aishwarya Rai, de quoi rêvasser jusqu’au métro Chapelle, et même au-delà, dans ce presque no man’s land où les voies de chemin de fer, le vent glacial du boulevard, les souvenirs du bled s’enchevêtrent et enserrent le petit square anatopique tout droit venu de Pripiat, désert pour l’heure, mais bientôt lui aussi investi d’autres pauvretés. Ce matin sur Yahoo, en commentaires à l’article sur la noyade de 300 ou 400 migrants qui espéraient rejoindre les côtes australiennes, on pouvait lire « Bon débarras », « Les Australiens sont plus chanceux que nous » ou « Bon appétit aux requins ». Envie de dégueuler mon petit-déjeuner et c’était bien fait pour moi.
Mes pensées s’apaisent : les voies ferrées me font
parfois cet effet, avec leurs lignes pures et rythmiques qui strient un paysage
qui dit le labeur et la sueur bicentenaires, qui dit aussi les révoltes
adolescentes griffonnées sur les murs. Au loin le Nemrod : il y en a un dans chaque quartier, dans chaque ville
de France et de Navarre. Autrefois, Greg et moi avions fait le pari de ne
dormir, en voyage, que dans des hôtels ayant pour nom Le
Coq hardi, à peu près aussi nombreux. De sacrées surprises parfois. Celui-ci
nourrit ma sympathie sans raison véritable. Est-ce parce qu’il a des allures de
résistant dans ce quartier où frappent les éventrations immobilières ? Est-ce
parce qu’il est toujours un peu désert ? À cause de sa décoration
intérieure entraperçue par la vitre ? Tout cela à la fois, et son
emplacement : il est au croisement de deux rues et je crois bien que tous
les cafés qui ont véritablement compté dans ma vie étaient à des angles :
c’est là qu’on y rencontre le diable.
Quelques vieux déambulent rue de Chartres, le couvre-chef au
vent et le regard pareil, en rejoignent d’autres, attroupés au pied d’un immeuble
et qui discutent avec agitation, mais une agitation comme intérieure, presque
sage, davantage que dans le cas des quelques jeunes qui, au métro Barbès,
tiennent le plus grand bureau de tabac à ciel ouvert, avec les stocks dans de
petits sacs en plastique à peine planqués sous les bagnoles.
Un allongé, puis un autre, quelques pages noircies, quelques
rêvasseries aussi – bras qui m’enserrent, blanc du cou que j’embrasse
(vous n’en saurez pas davantage), avant de reprendre nonchalamment le chemin
qui me conduira, en pente douce toujours, jusque chez moi.
Superbe billet :)
RépondreSupprimerIl s'en dégage une mélancolie douce, de celle dont j'aime me vêtir souvent, une mélancolie soyeuse, tendre, émouvante, rêveuse.
Heureuse de te retrouver ! Longue vie à ce nouveau blog :)
da garan
Le Coq hardi! C'était à Lyon notre restaurant QG à Pierre et à moi quand nous n'avions pas le courage de nous faire à manger. Septième arrondissement, quartier chinois aujourd'hui. A peine plus cher qu'à la maison, rempli des gens dont tu parles, les déshérités pas les autres. Une patronne bougonne mais qui nous aimait bien, tous.
RépondreSupprimerGarance? Ah non, ils n'ont pas osé se l'approprier!
C'est accueillant dans ton nouveau chez toi. Reposant pour l'oeil abîmé de Plume...Et mille merci pour cette douce balade dans des lieux que j'aimais tant.
RépondreSupprimerAh, la phrase de la mère et les commentaires sur la noyade des migrants... : des souvenirs nauséabonds de l'adolescence me sont revenus pour confirmer qu'il est des tentatives d'éducation bonnes à rejeter fondamentalement.
RépondreSupprimerTon billet vaut également de bel autoportrait (du moins dans la représentation que je me suis forgée de toi), et dans lequel malgré tout je pourrais partiellement reconnaître des résidus de ce que je fus (les errances urbaines n'ayant que très moyennement, depuis, ma faveur).
Et la prochaine fois que tu déménages, ajoute immédiatement le post-scriptum : tu m'épargneras ainsi confusion et imbécilité ! :p
Encore une fois, c'est pour des billets comme celui-ci qui j'aime lire des blogs. Bon retour.
RépondreSupprimer> Caly : Tu sais, j'ai fait ce trajet à plusieurs heures du jour, mais c'est encore le matin qu'il m'est le plus familier. Reste que j'ai hâte que les jours rallongent pour pouvoir en mesurer la lumière changeante sur le trajet.
RépondreSupprimer> Calyste : Ah les Coqs hardis... Mon meilleur souvenir est un hôtel de ce nom dont le réceptionniste fut, ma foi, très accueillant...
> Laplumequivole : Mais dis-moi, ça commence à en faire quelques-uns des lieux en commun...
> Kab-Aod : Ma mère m'avait dit une fois, à propos d'un voisin qui, faute d'argent, avait fini dans sa voiture et était mort de froid : "Il est mieux là où il est...". A l'époque, j'étais très réactif, maintenant, je me contente de songer à prendre toujours avec moi des petits bonbons au cyanure... Pour aller dans ton sens, je crois, oui, que l'évocation de cette marche (à la base tout à fait nécessaire, d'un point de vue strictement médical) est assez conforme au regard (myope, souvent pas corrigé) que je pose. Promis, tu seras averti du prochain emménagement...
> Joss : Merci, c'est très gentil ce que tu dis. Ton blog m'inspire exactement la même chose.