J’ai rêvé de ma grand-mère avant-hier. Cela commençait comme
un de mes rêves récurrents : j’étais dans mon appartement et je
redécouvrais une chambre inutilisée, de toujours là pourtant, un peu comme si
la fainéantise (la pièce était vieillotte, le papier peint fané et poussiéreux)
l’avait emporté sur le bénéfice que je pouvais tirer de cet espace
supplémentaire. Comme toujours dans des rêves de ce type, la pièce était
familière et pourtant je la visitais comme si elle était restée en l’état
depuis des années. Surtout, l’atmosphère était un peu effrayante, suggérait une
forme de résistance de l’inanimé.
Quand je repense au décor, je comprends qu’il s’agissait
pour partie de la chambre de l’ancienne maison de ma grand-mère (dont je n’ai
qu’un souvenir imparfait car je devais avoir sept ans lorsqu’elle a déménagé).
Mais j’ai reconnu le tissu vert amande des rideaux et du couvre-lit, ainsi que
quelques meubles que je lui ai toujours connus. A gauche de son lit, accroché
au mur, il y avait un très grand miroir, de plus de deux mètres, moucheté de
petites taches noires et aveugle aussi de cette buée qui se forme parfois à
l’intérieur (je ne connais pas le terme).
Je me regardais vaguement dans ce miroir, mais d’un seul
coup, comme dans un songe (c’est le cas de le dire), parmi les meubles qui s’y
reflétaient mal, je voyais ma grand-mère, debout, qui me faisait face. Elle
avait l’air perplexe et un peu douloureux. Voyant cela, la voyant elle,
j’ouvrais la bouche pour ne laissait sortir qu’un son étrange, comme un
gargouillis sonore craintif.
_____
J’avais préparé un texte, sans trop savoir où il convenait
mieux de le lire. Nous sommes entrés dans la chambre funéraire, ma tante, ma
mère et moi. Ma mère a dit : « On dirait qu’elle dort ». Ma
tante m’a tendu les peluches avec lesquelles elle voulait que ma grand-mère
soit enterrée, pour que je les place dans le cercueil. « Elle les adorait »,
a-t-elle répété à tout le monde, à tous les visiteurs qui sont entrés par la
suite. Moi, j’ai pensé à l’enterrement de la mère décrit par Marie Depussé dans
un de ses livres, et à leur jeune sœur qu’ils avaient engueulée lorsqu’elle
avait manifesté l’envie de glisser dans le cercueil quelques bibelots familiers
– « on n’est pas en Égypte ancienne », lui avaient-ils rétorqué. Avec
le temps, elle regrettait ce mouvement d’humeur.
Je suis resté longtemps seul avec ma grand-mère, à la
regarder. J’ai trouvé que dans la mort, elle ressemblait à la tante Suzette. J’ai
cru percevoir des respirations. J’ai analysé le décor de la pièce en songeant aux
enterrements d’autrefois, que je ne connais que par la littérature, pour en relever
les reliquats comme dénaturés : le rideau posé sur un mur sans fenêtre,
la lumière tamisée, les fleurs en plastique, le léger parfum synthétique
diffusé, nos fleurs. Quand je suis ressorti, j’ai vu qu’étaient arrivés ma sœur,
mon beau-frère et ma nièce. J’ai salué mon beau-frère et j’ai embrassé ma sœur –
puis je me suis ravisé en un instant, et je l’ai prise dans mes bras. On est
restés comme ça un moment, un moment incongru pour nous deux : le contact
physique ne fait pas partie de nos habitudes.
Une autre tante, du côté de mon père, est arrivée, avec son
petit-fils.
Je suis sorti un moment dans le jardin aménagé. J’avais
envie de fumer. Je me suis contenté d’humer la fumée des cigarettes de ma nièce
et d’un ami qui l’avait accompagnée. Et intérieurement, je me suis amusé de
toutes ces statues en plâtre, supposées être autant d’invitations au
recueillement, des vasques et des angelots la tête penchée sous le poids de
douleurs anonymes.
En l’absence de cérémonies religieuses, les employés des
pompes funèbres font office de maîtres de cérémonie, ce qui a pu donner par le
passé quelques scènes mémorables de comique, tant le ton peut être désincarné –
voire carrément mal joué – ou les paroles prononcées d’une telle banalité qu’on
peut finir par la croire assumée. Le jeune homme sobre nous a invités à
rejoindre nos véhicules et à former un convoi jusqu’au cimetière. J’aurais
voulu marcher, reformer le cortège d’antan, parce que la tristesse me donne
toujours l’envie d’user doucement mon corps, de le fatiguer d’une marche (et
non l’abrutir d’une course, par exemple). Mais les premiers temps de la mort
sont minutés étroitement – on le redécouvre à chaque fois.
Et puis je me suis dégonflé : pas plus qu’à la chambre
funéraire je n’ai pu lire le texte au cimetière. Quand le cercueil a été
descendu dans la tombe, ma nièce a étouffé un sanglot. On nous a invités à
faire une minute de silence, puis à rester un instant, l’un après l’autre,
devant la tombe ouverte, avant de rejoindre l’allée centrale. C’était fini.
On a salué les amis venus et la famille éloignée, et on a
été boire un café chez ma sœur avant de partir déjeuner à Fontainebleau. On a
soigneusement évité d’évoquer la mémoire de ma grand-mère. On a parlé de choses
et d’autres. Ma tante a parlé de son chat mourant – elle m’en avait déjà
longuement parlé la veille, chez elle, où j’avais dormi. Je me disais que c’était
une façon pour elle de déplacer sa douleur ; s'accrocher à la peine suscitée par
le chat efflanqué, pour mieux tenir. Mais c’était un peu pénible quand même, et
pour d’autres que moi sans doute, d’entendre parler de ce chat, auquel je la
savais très attachée bien sûr, mais dont je me foutais alors à peu près complètement…
Vers 18 heures, on m’a conduit à la gare. Voilà, c’était terminé. Voilà comment
on enterre les morts. Voilà comment on a enterré notre grand-mère.
On en a tellement connu de cérémonies, religieuses ou non, où ce qui était dit était si éloigné du vécu du défunt qu'il fallait se raccrocher à l'identité des personnes présentes pour être sûr de ne pas s'être trompé d'enterrement…
RépondreSupprimerSans doute ne te sentais-tu pas assez en phase avec les autres membres de ta famille pour pouvoir lire ce que tu avais préparé.
Peut-être l'essentiel est-il que tu aies écrit ce texte qui vous concerne avant tout, toi et ta grand-mère.
Peut-être la meilleure manière que tu aies trouvée pour vivre cette séparation était-elle, pour toi, de déposer ici ces mots.
Tout ce que vous avez partagé laisse en toi une trace, une forme de présence, qui, je l'espère, t'accompagnera longtemps dans les bons et les moins bons moments de ta vie.
Merci Eve Océane. Peut-être que ce texte était trop personnel. Je ne regrette ni de l'avoir écrit, ni de ne pas l'avoir lu.
SupprimerJ'aime ta façon d'écrire, alors je lis, ne me sentant pas vraiment à ma place pourtant. Envie de rester sur le seuil de cette histoire trop personnelle pour moi... tels "les angelots la tête penchée sous le poids de douleurs anonymes". Pour ce morceau de phrase: merci!
RépondreSupprimerJe comprends, c'est peut-être indécent de ma part de me livrer ainsi. Tu peux considérer ces pages comme celles d'un journal intime que je souhaite défloré de mon vivant.
SupprimerPour la levée du corps de mon père, l'employé de la chambre funéraire arborait un magnifique T-shirt avec une publicité Ricard dessus. No comment!
RépondreSupprimerAh oui, c'est vraiment élégant. Comment peut-on atteindre un tel degré de bêtise, le mystère est entier...
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