Lorsque je passe devant lui le matin avant d’aller travailler,
il est le plus souvent assis sur le petit muret du laboratoire d’analyses
médicales. Il attend avec ses sacs en plastique. À midi, je le retrouve de
l’autre côté de la rue. Il fait la manche debout, sans dire un mot, avec son
gobelet en plastique, devant la boulangerie. Et puis, vers 13 heures, il part
avec toutes ses affaires en direction du métro Pyrénées.
Son regard me rend captif. Et pourtant, je ne sais pas s’il
me regarde vraiment, s’il voit au-delà de moi ou si son regard s’arrête aux
paysages effroyables que sa mémoire projette à l’intérieur de sa rétine. Car
son regard est éperdu. Sa détresse vous brutalise. Paris, cette grande ville un peu cruelle (comme elles le
sont sans doute toutes), capitale d’un pays qui n’est plus que le harangueur de
valeurs qu’il n’a pas le courage de définitivement larguer de peur de dévisser
dans les bourses, Paris apprend au promeneur toutes les nuances de la détresse,
tous les regards de la misère – de la fierté coûte que coûte aussi parfois.
Certains théâtralisent – c’est probable –, et comment leur en vouloir… Lui, n’a
plus aucune lueur – malice, espoir, désespoir – dans son regard qui raconte la
cassure définitive, un épisode de son existence monté en boucle et
inlassablement projeté dans sa conscience.
Probable que l’actualité du monde et mes jeunes activités
associatives déforment ma compréhension des choses, la dramatisent, suscitent
des espèces d’attente, déforment le réel, mais je ne peux m’empêcher de lui
imaginer un parcours migratoire – des mois sur les routes, les violences, les
cadavres du désert, des meurtres et de la mer, l’arrivée en Europe, des mois,
voire des années d’attente dans l’ombre ou dans un à peu près de la vie. Entre
les traités que ce pays signe et la réalité, entre la réglementation parfois
généreuse que notre pays élabore sous les dorures et le concret, il y a un
monde, il y a plusieurs mondes qui se tassent sous les ponts aériens des
métros, dans les places insuffisantes des foyers ou des centres d’hébergement, dans les bidonvilles. Pour certains, ce sont les plus belles années de la jeunesse qui
croupissent. Un jeune m’expliquait il y
a quelques semaines, aller d’un département à l’autre au fur et à mesure de l’épuisement
de son « crédit » d’hébergement départemental. Parfois il revient à
Paris partager le carton et le bout de trottoir d’amis qu’il s’est fait à
Calais il y a plus de trois ans. J’imagine que certains ne s’en remettent
jamais tout à fait.
Je le crois de ceux-là. Mais peut-être est-ce une tout autre
fêlure qui interrompt le regard qu’il lance et qui casse sa voix quand il
remercie. Peut-être ne suis-je que victime de mes associations d’idées.
Il y a quelques mois, j’ai bu un verre avec un ami venu
accompagné d’une toute jeune fille rencontrée à l’hôpital. Elle fumait
nerveusement. De temps en temps, elle riait un peu, mais si doucement que ses
longs cheveux châtains ne bougeaient presque pas. Je la regardais souvent, tant
je la trouvais jolie. Elle me rappelait une jeune fille dont j’avais longtemps
été amoureux il y a presque un quart de siècle.
Tous deux parlaient sans difficulté des molécules qu’ils
prenaient, les comparaient, en listaient les effets secondaires et évoquait à
demi-mot – aux trois-quarts de mots même – la tentation toujours grande de ne
pas les prendre, de les oublier, pour se départir un peu de la fatigue, de la
bouche pâteuse, des trous de mémoire, etc. et retrouver un peu leur
resplendissante et artificielle puissance. J’étais presque fier de cette
confiance qu’ils me témoignaient, loin de la « bonne observance » que
les souffrants se sentent obligés d’afficher devant les non-malades – à croire
que ce sont les gens en bonne santé qui se donnent du mal pour les tirer de
là...
De temps à autre, tout le monde redevenait silencieux. Je
sirotais mon café, mes deux amis tiraient sur leur énième cigarette. Le regard
de cette toute jeune fille se dédoublait alors : elle observait quelque
chose à côté de moi, sur le mur, mais sa conscience ne glissait pas le long de
ce fil tendu par le regard et restait au contraire au-dedans. Je pensais au
personnage de Sue, dans Sue perdue dans Manhattan.
Il n’était pas vide ce
regard, il était plein au contraire. Certains paysages de l’âme ne sont faits
pour être observés, et se dévoilent à certains avec férocité.
Je suis toujours effaré que notre pays ne fasse pas tout pour éradiquer la misère. Je veux parler de la misère de ceux qui n'ont pas de toit ou vivent dans des conditions d'hygiène, d'alimentation précaires. Cela devrait être depuis toujours la priorité absolue et pourtant ce n'est pas le cas.
RépondreSupprimerMerci pour cette note qui amène à réfléchir, une nouvelle fois ou qui ouvre sur des vécus un peu voisins.
Je viens de passer deux fois une semaine à Berlin. J'ai sillonné la ville - plus de sept fois Paris. J'y ai vu infiniment moins de gens dehors.
SupprimerQuand on voit l'inefficacité des pouvoirs publics français face à l'extrême pauvreté, l'on peut se demander si c'est du cynisme ou de l'inconséquence. Mais au fond, j'ai la réponse : c'est bel et bien du cynisme et une kyrielle de promesses non tenues. Je ne parle pas de promesses électorales, lesquelles n'engagent que ceux qui y croient (et en ce qui me concerne, c'est ter-mi-né), mais des mensonges des hommes politiques, des représentants de l'Etat (mention spéciale aux préfectures) ou des fonctionnaires (un peu gradés) qui vous garantissent - la main sur le cœur en plus, et convoquant tous les slogans républicains qui leur viennent à l'esprit - que tout sera fait dans le respect des gens. Il suffit de demander aux associations (et je ne parle pas ici d'associations politisées) qui œuvrent à Calais ou à Paris quelle distance sépare les paroles des actes, la douceur des mots et la violence des actes...
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RépondreSupprimerBonjour Christophe,
RépondreSupprimerCe que tu viens d'écrire là me touche en plein parce que ma toute nouvelle (au moins dans ce domaine) activité associative me fait me confronter aussi à ce regard indescriptible. Nous accueillons en ce moment une vingtaine de personnes venant de Calais, toutes kurdes, pour un hébergement provisoire. L'accueil et l'accompagnement matériel au fond c'est facile, du moins on peut se dire qu'il suffit de bouger ses fesses, de donner du temps et de ne pas trop s'énerver dans le labyrinthe des administrations.Et puis nous sommes très nombreux et certains parmi nous on une déjà longue expéroience. Mais je me trouve moi bien démunie dans les rapports humains avec ces exilés. Je suis pourtant habituée aux rencontres difficiles mais là je ressens toujours une curieuse impression de ne pas être à ma place ou de ne pas être comme il faudrait être à cause de ce qu'ils viennent de vivre. Je pense souvent au retour des camps nazis à l'époque de mes parents, je me souviens, même si personne ne mettait de mots là-dessus, de cette barrière que la souffrance à peine passée mettait entre ceux qui en revenaient et qui étaient condamnés à toujours y être dans leur tête et ceux qui ne pouvaient pas imaginer. Je me souviens de ces regards, oui un peu vides on aurait dit, ou portés au loin. On a peur (enfin j'ai peur) de forcer des portes sans en avoir tout à fait le droit. Et pourtant, il faut bien les ouvrir ces portes.Mais ça demande du temps. Et dans leur grande majorité ils vont devoir repartir dans 2 mois...
Oui, je vois ce que tu veux dire, ce d'autant que le face-à-face n'est malheureusement pas (que) celui de deux individualités. Faut voir tout ce qu'on se trimbale, d'un côté comme de l'autre, en matière d'attentes, de présupposés, de passé, de névroses, de culpabilités, de rêves - douchés ou pas...
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