mercredi 24 février 2010

La tante Marguerite

La tante Marguerite est morte aujourd'hui. Elle était à ce point âgée, le regard si lointain entre deux lourds sommeils (la semaine dernière, elle appelait à son secours sa mère et sa grand-mère - l'enfance comme dernier rempart), qu'il me semble qu'elle n'a fait que s'abandonner aux limbes où elle avait déjà posé pied depuis longtemps.

Il y a quelques années, elle jurait, verre de porto à la main, cigarette au bec, qu'elle mourrait centenaire. Il s'en est fallu de peu mais avec quelle tristesse de la vie...

Sans être véritablement de la famille (elle était la sœur du second mari de ma grand-mère), elle en a longtemps été la figure fantasque, une sorte de Kiki de Joinville. A cause du bandeau qu'elle avait sur l'œil, je l'avais surnommée, en catimini, Tata le Corsaire, mais je conserve le souvenir de ce que j'avais deviné, un jour, haut comme trois pommes, sous le bandeau un peu lâche.

Marguerite s'était mariée très jeune, vers l'âge de 15 ans à un homme, Paul, plus âgé, qui passait beaucoup de temps à errer dans Panam' avec ses amis musiciens ou à jouer aux cartes. Mais un jour, pris d'un doute, il était rentré à l'improviste et l'avait trouvée en fâcheuse posture - comprenez : avec un amant. Il avait tiré sur l'amant avant de tirer sur Marguerite. Elle était restée pour morte, ce qu'avaient d'ailleurs annoncé les journaux du lendemain, dans la petite colonne des faits divers (auxquels les nôtres n'ont rien à envier), alors qu'elle n'était que blessée : la balle était entrée par l'œil et était ressortie vers la tempe. Quand on me racontait cette histoire, enfant, je me pâmais : « Et lui ? Qu'est-il devenu ? ». « Paul ? Il s'est suicidé juste après avoir tiré. »

Avec le temps, Paul s'est paré de toutes les qualités - il était beau, intelligent, drôle ; c'était un athlète accompli. La tante ne rechignait devant aucun superlatif, à croire qu'elle ne l'avait pas trompé au bout de six mois de mariage (avant ?).

Elle était habilleuse au théâtre. Les occasions ne devaient pas manquer pour cette jeune fille restée jolie avec son bandeau qu'elle dissimulait partiellement derrière de grands chapeaux. Et elle tirait les cartes - ce qui ajoutait encore au mystère de ce personnage - à toutes les figures du show-biz de l'époque.

Lorsque son frère a divorcé, dans la mesure où sa femme le quittait pour un soldat (pasteur) américain, Marguerite a songé un temps à refaire sa vie aux Etats-Unis, où elle est effectivement partie, rejoignant son ex-belle-sœur dans le Kansas. « Mais tu vois, m'avait-elle dit, je n'ai pas pu me faire à la vie là-bas. Ils me désignaient tout - le sofa, les lampes, les tables - pour m'en donner le prix. Ils étaient tellement provinciaux ! »

La vérité est tout autre : sitôt arrivée, elle avait eu une liaison avec le pasteur et, l'idylle découverte, elle avait été fichée dans le premier avion.



Après son départ en maison de retraite et alors qu'il s'agissait de revendre sa maison, ma tante et moi avons contacté un brocanteur du coin pour qu'il emporte les rares objets (elle en avait donné quantité aux démarcheurs qui venaient l'occuper, à l'occasion lui refourguer une camelote au-dessus de ses moyens) et j'avais tenté d'évoquer avec lui la solitude des objets, les collections dépareillées qui erraient sur les stands. J'avais fait un four complet. Il avait levé les yeux au ciel, soupiré et jeté un coup d'œil à la va-vite à mon entre-jambe. Au cas où.

La cave de Marguerite était un vaste capharnaüm encombré de malles, de vieux draps et de quelques manteaux de fourrure miteux qui témoignaient de ses gloires passées.

N'avait-elle pas manqué épouser un comte russe en exil qui lui avait promis monts et merveilles mais que les plus anciens avaient fini par appeler le rempailleur de chaises...



Où peut-elle être à présent ?

1 commentaire:

  1. une tante qui tirait les cartes, j'ai dû en entendre parler...
    pensées à "tata corsaire" où qu'elle soit, dans l'autre versant de la vie
    je t'embrasse
    Écrit par : Juliette | 28 février 2010
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    Me rappelle ma grand-mère paternelle, par certains côtés (les hommes, surtout). Je l'aimais profondément. Une femme libre avant l'époque.
    Ne pas laisser trop de bazar derrière moi en partant: en ce moment, ça devient un de mes refrains préférés!
    Écrit par : calystee | 02 mars 2010
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    Moi je trouve que c'est sympa, l'idée de laisser du bazar derrière soi, justement. Sauf des trucs trop intimes, genre lettres. Mais s'il ne s'agit que d'objets ou de livres, j'aime me dire que les gens se poseront des questions sur moi en examinant tel ou tel article dans le bric à brac. Et, s'ils se contentent de tout foutre en vrac aux ordures, c'est pas plus mal : ils m'évitent de le faire avant mon grand saut personnel. Alors....
    Écrit par : Lancelot | 03 mars 2010
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    moi ce sont les lettres intimes qui m'intéresseraient, justement
    mon grand-père (mort quand mon père avait quinze ans) a laissé un "journal de guerre" à chacun de ses futurs petits-enfants
    je trouve que c'est une très belle idée

    mais j'aurais aimé lire les lettres de ma grand-mère maternelle enfermée dans un asile sous l'époque de franco par exemple...

    j'aime les gens libérés, qui apprennent à vire avec cette liberté en eux (et les révoltés aussi, mon compagnon est un grand révolté)
    Écrit par : Juliette | 03 mars 2010
    Répondre à ce commentaire
    moi ce sont les lettres intimes qui m'intéresseraient, justement
    mon grand-père (mort quand mon père avait quinze ans) a laissé un "journal de guerre" à chacun de ses futurs petits-enfants
    je trouve que c'est une très belle idée

    mais j'aurais aimé lire les lettres de ma grand-mère maternelle enfermée dans un asile sous l'époque de franco par exemple...

    j'aime les gens libérés, qui apprennent à vire avec cette liberté en eux (et les révoltés aussi, mon compagnon est un grand révolté)
    Écrit par : Juliette | 03 mars 2010
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    à ma mort, j'aimerais qu'on publie mes correspondances, je rêve de ça, enfin, 50 ans après... pour ne pas blesser les vivants qui m'ont accompagnée par mes révélations (pas d'amants ni d'amantes, non!)... mais bon, on peut rêver!!
    bisous christophe! bonne soirée à tous
    Écrit par : Juliette | 03 mars 2010
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    @ Juliette : évidemment, ce sont les lettres et les journaux intimes qui sont les plus intéressants à découvrir. Mais, autant j'aimerais lire ceux qui partiront avant moi, autant cette intimité-là, si c'est la mienne, je préfère la conserver secrète....
    Écrit par : Lancelot | 10 mars 2010
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    @ lancelot

    mais si tu es mort et que ça se passe disons 100 ans après!?
    regarde ceux qui ont écrit des romans, poèmes etc

    chacun aime à découvrir les correspondances cachées... parfois ça révèle des choses de nous, notre imaginaire, nos sentiments

    bon je suis pas mal extravertie déjà dans cette vie-ci, le secret et moi ça fait deux (mais c'est justement à cause de secrets de familles découverts plus tard et qui le font dire "non" au secret, à la distance...

    je comprends bien entendu qu'on ai du mal à voir se révéler des choses intimes et profondes (mais c'est ce que j'adore dénicher! car je ne juge pas! quand je me sens jugée, je me mets en scène bien entendu)

    mais ça serait intéressant à développer ce pourquoi tu ne préfèrerais pas (si tu veux en discuter par mail, bienvenue)



    bonne soirée lancelot
    Écrit par : Juliette | 10 mars 2010
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    mon mail au cas où tu voudrais engager la conversation : clochelune@gmail.com
    (je suis bavarde via mail, je préviens! mais je ne réclame pas de réponse à tous mes messages!)
    Écrit par : Juliette | 10 mars 2010

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