vendredi 27 mars 2009

D'un retour

Le jeune homme s'assit sur un arbre abattu pour reposer un peu les muscles de ses jambes. Dans le ciel bleu glacé, plus un avion ne passait depuis longtemps déjà, mais il faudrait des semaines, peut-être des mois, avant que l'on ne perde cette habitude imbécile de les guetter encore, de croire les entendre.
Il huma profondément la paix retrouvée, pour être bien sûr de toujours en conserver la trace mnésique. Les villes et les campagnes se réorganisaient lentement. Au-delà des forêts, par-delà les rivières, les hommes construisaient la vie nouvelle, regardaient, tout comme lui, l'horizon victorieux. Et partout, les enfants retrouvaient les jeux de la rue, couraient pour le plaisir.
Forclusion3.JPGDes compagnons étaient partis cultiver les champs longtemps abandonnés. Il y avait tant de bouches à nourrir... Les femmes au visage maigre, les hommes dont les muscles avaient peu à peu fondu tout au long de ces longs mois, tous comptaient sur eux. Certaines usines avaient redémarré, pas toutes : on se contentait de l'essentiel.
Le jeune homme entendit, au loin, le murmure d'un chant qui s'élevait peu à peu. Un village était tout proche. Il sortit de sa poche un morceau de pain rassis qu'il faisait durer depuis plusieurs jours. Il le mâchouilla longuement, sentit le pain détrempé de salive coller à son palais, dans le bonheur renouvelé de la nourriture suffisante.
Il sortit sa flûte et accompagna le chant des villageois. Il touchait au but de son voyage : là-bas, au bout du chemin de terre qui traversait la forêt, l'attendaient les champs et quelques vieilles machines qu'on pouvait encore faire fonctionner. Sinon ? Bah, sinon, il attellerait le moins vieux des bœufs. Et si tous étaient morts, il creuserait lui-même, avec les bonnes volontés qui ne manquaient plus, les sillons de la terre. De quelles nuances de brun se colorierait-elle, quelle odeur aurait-elle, ici, autrefois nourrie de l'humus abondant ? Quels légumes, quels fruits leur offrirait-elle ?
Le jeune homme sentit courir dans ses muscles de liane l'impatience. Il rangea sa flûte dans sa poche et reprit sa route. Bientôt il repensa à son bel amour qu'il avait dû quitter au lendemain de la Révolution. Sur les fibres nerveuses, innombrables, de ses doigts, glissait la mémoire des doux cheveux noirs, le blanc de la peau. Et il lui fallut peu d'efforts pour retrouver le sel de ses lèvres.
- Quand nous retrouverons-nous ?
- Bientôt...
Et il l'avait embrassé au milieu d'une foule qui criait encore, qui chantait.
« Viens, nous devons y aller », lui avait lancé un compagnon qui achevait de coller des affiches sur lesquelles on pouvait lire : « Aujourd'hui la victoire, demain le bonheur » et qui annonçaient la réunion du soir dans le palais abandonné aux hommes et aux femmes.
Le jeune homme vit apparaître, après un virage, les premières maisons et lâcha un cri de surprise : une éolienne était déjà construite.

jeudi 26 mars 2009

Du nouveau jour



Et puis le soleil se leva dans un ciel apaisé, sur les charniers des plaines et les vallées heureuses. Dans les forêts, ici et là, les rayons blancs frappant, à travers les branches, les jeunes jonquilles, auraient pu susciter bien des espoirs. La vie reprit son cours. Les petites choses grouillantes s'éparpillèrent dans les feuillages, les petits mammifères affamés sortirent bientôt de leurs terriers, agitaient les grandes herbes, à l'affût des proies les plus faibles, les plus fatiguées. Les oiseaux, de branche en branche, recommencèrent à piailler : les oisillons réclamaient l'insecte et le ver. L'eau - les étangs, les rivières et les mers - frémirent à nouveau de la vie. Enfin, les hommes s'éveillèrent et recommencèrent à marcher, droit devant eux, comme dans un premier jour, surpris du bruit sourd qui frappait leur poitrine, de la fraîcheur qui s'éparpillait sur leur peau, qui entrait à l'intérieur d'eux. Ils marchaient, le regard posé sur un monde neuf. Certains retrouvaient le goût de la terre ; d'autres, plus chanceux peut-être, reconnaissaient la douceur de l'eau sur les lèvres gercées. Mais tous marchaient dans l'inconnu de leur vie, de leur mémoire. Tous retrouvaient dans les torsions de leur ventre, la physiologie de la faim, dans le vent frais encore, qui caressait leurs épaules, le froid et la solitude de l'homme. Mais ils marchaient au hasard, dans l'ignorance de leur passé et des chemins qui, au-delà des collines, des forêts et des mers, conduisaient à leurs villes désertes, à des machines monstrueuses qui, certainement, les auraient effrayés. Petit à petit, chacun retrouva la parole, ouvrait la bouche, expirait l'air tiédi de ses poumons et émettait un petit cri d'abord. Ils ne savaient plus ce qu'ils étaient, s'accommodaient mal (vous plissez un peu les yeux lorsque le soleil de midi frappe votre rétine) de ce que les sens (la beauté du monde n'avait aucune réalité) leur disaient du chaos.
Et l'on n'était pas assuré que quoi que ce soit put encore se graver dans leur cerveau.
Pourtant, une image finit par émerger d'un passé qui n'était pas le leur - mais avaient-ils seulement la notion du temps ? Deux jeunes hommes marchaient l'un derrière l'autre, et le second disait au premier, lequel tournait un peu la tête sur sa gauche (ou bien ralentissait) pour mieux l'entendre :
- Je suis là si tu veux... tu n'as qu'un mot à dire...
Celui qui marchait devant, le plus grand des deux, regardait alors droit devant lui, ses yeux fixés sur un point mystérieux de l'épais brouillard, et finissait par répondre, dans un sourire triste (et tous, à cet instant de leur unique souvenir, partageaient ce sourire qui déformait leur visage d'enfants du temps) :
- Je suis loyal, tu sais...
Le plus jeune des deux baissait alors la tête et disait dans un murmure :
- Oui, je sais...
Et tous continuaient à marcher.

D'un départ



Et puis soudain, il s'impatienta. Il voulut se soustraire, non sans avoir mis préalablement le feu à sa maison, avec l'idée tenace que rien ne devait demeurer. Arrivé au petit bois, celui de l'enfance et de quelques jeux heureux, il ralentit sa course et se retourna pour voir les flammes sortir des fenêtres du rez-de-chaussée. Des flammèches courraient le long de la glycine et la lumière orange dansait déjà derrière les fenêtres du premier étage.
...

Il était au bord de la falaise, son visage fouetté par le vent : il sentit le réconfort des embruns qui excitaient ses terminaisons nerveuses. Les mécanismes obscurs de la mémoire gravaient encore électriquement - et dans quel but ? -, ce que ses yeux voyaient, les informations sur la température et l'humidité, sur la fatigue de son grand corps, le bruit des vagues sur la roche. Au loin, on entendait les bruits de la guerre, bientôt ses cris.
Les ions de calcium et de potassium transmettaient dans un élan incontrôlable toutes ces données chaotiques. Et fatigantes. Les ordonnaient déjà avec un sens mystérieux, croisèrent bientôt d'autres influx nerveux.
Lui revint la conversation qu'il avait eue avec ** peu de temps auparavant.
- Je suis là. Tu ne me vois pas ? Tu ne comprends pas ma tête qui se penche ? Je marche devant toi, ma nuque est là qui attend.
- Oui...
- Tu ne saisis pas le sens de mes silences ? de mon regard qui se pose sur toi dès que je le peux ? Je t'offre davantage que la tendresse. Je t'offre... Et je sais que tu connais la magie du corps. Qu'il suffirait que tes doigts courent sur ma nuque pour que... Tu ne sais pas cela ?
- Si...
Mais le jeune homme, celui qui restait là, silencieux face à l'horizon, dissimulait faiblesse et lâcheté derrière les alibis de la loyauté, de l'amitié pour l'autre, le troisième, celui qui, si souvent encore, caressait le cou et les cheveux de jais. Silence des mots et du corps. Même si la nuque blanche le ravageait. S'il rêvait parfois (souvent) des tendresses de l'aube jaune et de la violence d'un crépuscule, de ses mains redevenues puissantes qui froissaient un peu les flancs, dévoilaient le lisse du dos. Poser la joue sur ses reins. Attendre un instant. À peine davantage.
...

Il monta dans la barque et commença à ramer avec constance : la côte s'éloigna. Mais il lui fallut de nombreuses heures pour que l'arrête de la falaise se perde dans la brume. Il s'allongea comme il put et somnola un peu. Les avions passaient au-dessus de sa tête. Il s'endormit peut-être. Peu lui importait. Son cerveau avait renoncé à tout ordonner. Était-ce la paix ? Il se remit à ramer. Quand il estima qu'il était suffisamment loin, quand il crut avoir la certitude que les courants ne le rendraient pas à la terre ferme et que son corps serait définitivement soustrait aux mains des vivants, il commença à remplir la barque d'eau.

lundi 16 mars 2009

D'une femme

Il était un peu tard pour rentrer du travail et je devais encore passer chez notre prestataire pour y déposer d'ultimes - du moins suis-je en droit de l'espérer - corrections. J'aime bien la ligne 2 du métro (Nation/Porte Dauphine), parce qu'on y croise une faune que, par nostalgie (et romantisme prolétarien ?), je serais tenté d'apparenter à l'éternel populaire parisien.
Depuis que la RATP a changé les tampons des freins, il y a à présent quelques années, les virages que le train aborde vers Jaurès sont beaucoup moins bruyants : les crissements métalliques ne vrillent plus les oreilles, ne provoquent plus les grimaces des touristes ou de ceux des Franciliens qui empruntaient pour la première fois cette ligne. Autrefois, seuls ceux qui étaient habitués de longue date ou écrasés de fatigue gardaient le nez enfoncé dans l'échancrure de la chemise.
Peu après Nation, s'est installé en face de moi un transsexuel. Avant même de remarquer l'entre-deux de l'identité sexuelle ou l'à-peu-près de sa féminité en devenir permanent, ce qui m'a saisi, c'est son regard halluciné ravageant un peu le visage qui s'inspirait (c'est l'impression que j'ai eue) de Marisa Berenson. Ils étaient écarquillés et lancés sur le vide. Un peu effrayants. Mais je n'ai pas tardé à comprendre. Assis sur les strapontins derrière elle, trois jeunes Anglais avec leurs gueules de (red-?)skins, montés à la même station qu'elle, n'en finissaient pas de rire de la rencontre. Ils échangeaient des regards entendus et de longs rires cruels. Ils se tapaient sur les cuisses, l'un invitant les autres à tenter l'expérience (il la désignait du menton, faisait des clins d'œil). Le plus vieux des trois, en diagonale, lui lançait des regards lourds de consternation, mâtinée tout à la fois d'amusement et de mépris. Et elle, son long visage anguleux et un peu grêlée sous le maquillage, regardait fixement devant elle, concentrée et grave. À un moment, profitant du départ d'un voyageur, elle a changé de place, s'est jetée tout à la fois sur un journal et une place un peu éloignée, à peine plus à l'abri des railleries. À la Chapelle, les trois types sont sortis. Elle s'est levée également : son grand corps s'est déployé pour enjamber les hommes fatigués dont les corps s'évasent en soirée, mais en prenant tout son temps, peut-être pour laisser aux types un peu d'avance. Où finissent les ricanements et où commencent les coups ? Voilà ce que je me suis demandé en la voyant postée sur le quai. Elle aussi peut-être, qui a fait mine de fouiller dans son sac à main pour leur abandonner et le temps et sa fierté : les laisser partir, se refaire en quelques instants un visage serein.
Je lui souhaite les regards souriants de tendresse, ou les visages indifférents, neutres, que l'on offre aux inconnus croisés dans la rue.

samedi 14 mars 2009

D'un vieux monsieur

Une pause-café dans le bas de la rue de Belleville où se croisent à la terrasse lecteurs de Libé et de Paris Boum Boum. Plus tôt dans la matinée, j'étais à Télégraphe pour le boulot, à l'heure du marché. Les vieux Algériens fumaient à la terrasse du café : les méfaits du tabac n'ont pas encore éveillé la méfiance ou la peur chez les vieux travailleurs du nord et de l'est parisien. « L'aîné travaille depuis un mois et demi », lance l'un d'eux à un copain qui passe.
Je n'ai pas pu m'empêcher d'aller voir le petit jardin de l'immeuble où vivait Jean-Philippe et dans lequel il faisait des barbecues dès le mois de mars. Rien n'a vraiment changé et je n'aurais pas été étonné de le voir sortir, les cheveux en bataille, le tee-shirt découvrant le ventre, crachant ses poumons, son mug de café à la main, Libé sous le bras.
Et puis j'ai eu envie de marcher avant de rentrer. Passer par la Place des fêtes. En me disant qu'il serait bon d'avoir plus de temps, pouvoir flâner comme ça davantage, observer les gens, écrire des livres. Me rendre poreux aux visages, aux conversations qui me parviennent déformées, étranges.
Le temps est le seul luxe que je réclame. Le bel appartement, l'espace de la chambre d'ami, le jardin, les beaux objets d'art ou la distinction d'un décor aventureux et moderne - rien de tout cela ne me manque vraiment. Je réclame juste du temps.
Du temps et du sens.

Je regarde les gens passer. Certains ont l'air soucieux, tout comme moi. Des rêveurs peut-être, avec lesquels le monde n'est pas tendre, monde qui se prive de la beauté d'une phrase, d'un dessin, d'un discours ou d'un geste, autant d'élans de l'humain - le désir d'élaborer le monde, quelque part entre le dedans et le dehors, entre l'autre et soi, pour que les regards se posent conjointement, dans un temps enfin suspendu, sur cet espace fragile et instable d'où émergent le monde et le beau.
Mais cet espace de la fantaisie et de l'incertain inquiète. Mais nos dirigeants, dans leur infinie sagesse, croient que cet espace n'est qu'un flottement inutile entre les rouages dont ils sont les fiers ingénieurs. Alors ils serrent les boulons et les vis. Être plus efficace, dans l'illusion d'une forme d'élégance bureaucratique, économique.

...

Un vieux monsieur m'a demandé si je pouvais recopier au propre la lettre que lui a rédigée l'assistance sociale, ce afin qu'il puisse obtenir la carte Émeraude. Cette carte lui a été refusée parce qu'il n'était pas en mesure d'apporter tous les justificatifs. Oui, on en est bien là. Il s'appelle Mohamed, il a soixante-six ans et est invalide à 80 %. Quand il fait beau, il dort dehors pour économiser sur sa retraite : 560 euros par mois. Sinon, il dort à l'hôtel. Le moins cher du quartier (vingt euros la nuit) a été fermé par la Préfecture. Depuis cinq ans, il vivote : quand il fait beau et qu'il est dehors, les gardiens du parc le laissent laver ses vêtements dans la fontaine. « Quand je suis arrivé, en 1972, la France, c'était le paradis. Je n'ai jamais rien fait de mal. Je n'ai jamais eu une amende. » Son père est mort d'une balle perdue pendant la révolution algérienne.
Il n'aime pas les foyers : on lui a volé son argent, ses chaussures, ses béquilles (il s'est fait renverser par une voiture).
Ses enfants vivent en province, ne s'intéressent guère à lui. « Mais la solidarité est encore très forte dans la culture musulmane ? ». Ma question est naïve. Tout cela a disparu. Son frère, en Algérie, lui a dit : « Tu as voulu aller en France, maintenant tu te démerdes. »
On parle de la marche du monde, des guerres du pétrole.
Il me dit qu'il ne manque pas de courage, qu'il ne baisse pas les bras, à moi qui suis désemparé déjà, avec un travail et un toit. Il me dit que son assistante sociale est très gentille - elle lui a donné son numéro de portable pour qu'il la joigne plus facilement. Il me remercie, il veut m'offrir un café, il attire sur moi toutes les bénédictions de Dieu.
J'ai envie de m'asseoir dans un coin et de pleurer. Je voudrais trouver la force du combat. Il me demande si je trouve normal ce qui lui arrive. Il a travaillé toute sa vie.
Combien sont-ils ceux qui gagnent en un mois ce qu'il touche en un an ?

« Saisissons ici des pensées simples, des pensées immédiates, essentielles et comme primaires qu'on ne saurait trop répéter, de la façon que les maîtres d'école font les quatre règles et l'accord des participes. Ces pensées communes disent qu'il n'y a point Homo faber, Homo artifex et Homo sapiens, Homo economicus et Homo politicus, Homo nooumenon et Homo phenomenon, mais tous ces hommes particuliers qui naissent, qui ont certaines vies, qui engendrent, qui meurent, le manœuvre qui gagne vingt-cinq francs par jour et le politique qui habite villa Saïd, la fille qui va au cours Villiers et celle qui couche cité Jeanne d'Arc dans la même pièce que ses parents et que ses frères, le militant révolutionnaire et l'inspecteur de la Police judiciaire. Il y a d'une part la philosophie idéaliste qui énonce des vérités sur l'homme et d'autre part la carte de la répartition de la tuberculose dans Paris qui dit comment les hommes meurent. »
Paul Nizan, Les Chiens de garde, Paris : Rieder, 1932.

lundi 9 mars 2009

De ceux-là

Un vieux monsieur est là, appuyé contre l'angle du mur (je devine presque la marque que l'arrête va durablement laisser sur l'épaule anguleuse). Certains commencent à plier : ils entassent les cageots vides, décrochent les toiles de plastique bleu qui séparent certains étals d'autres. Plus loin, un jeune maraîcher surveille du coin de l'œil le vieux monsieur (j'ai envie de l'appeler Paul), pose délicatement par terre, dans un cageot un peu déglingué, les fruits moins bien calibrés (moins ronds, moins rouges, que sais-je encore), un peu abîmés, ceux qui n'ont pas eu l'heur de plaire aux chalands, ceux qui ont appelé chez certains enfants des moues dégoûtées ou des « beurks » sonores. Paul est toujours immobile : les rares mamans (les papas sont déjà installés en terrasse : ils feuillettent le journal), les quelques vieilles qui peinent à tirer leur cabas sont encore trop nombreuses. Il surveille leurs allées et venues, s'impatiente peut-être, craint qu'un autre, plus audacieux, moins timide (quel terrible luxe que la timidité) ne le devance et rafle la totalité des fruits et légumes qui resteront sur le trottoir - oh, pas bien longtemps - après le départ des marchands. Pendant ce temps-là, un peu plus loin dans la rue, une dame sans âge, son foulard de vieille campagnarde d'Europe centrale sur la tête, demande de l'argent dans un mauvais français, écroulée dans ses sacs, nombreux et défraîchis. Dans quel hangar désaffecté les traîne-t-elle encore le soir ? Je passe devant elle sans oser la regarder : j'ai déjà donné la monnaie de mes poches - butin bien léger (on soupçonne mal les mécanismes odieux qui peuvent vous conduire à ne garder dans les poches que la monnaie la plus dérisoire) - à un vieux monsieur en casquette, à qui j'ai eu envie de dire « à la vôtre ».
Je ne peux évidemment pas prétendre que c'est à cause de cela que je m'étais fâché avec elle, mais j'avais difficilement supporté ce que m'avait dit Hélène un jour, à savoir qu'elle ne donnait qu'à ceux qui faisaient quelque chose - les chanteurs, les vendeurs de journaux : même dans la rue, même avec un pauvre violon à deux cordes, on leur demande encore de jouer le jeu, de perpétuer encore, à un degré dérisoire, le système même qui a contribué à les exclure. Farce sordide.

Quelle fut leur enfance ? - voilà la question que je me pose à l'occasion, à voir les visages parcourus des sillons de la faim et de la rue.

Quand j'habitais encore Montrouge et que nous allions à l'occasion faire les courses en voiture, O. et moi, il y avait, dans le parking souterrain du grand supermarché, un petit garçon (polonais je crois), de dix ou onze ans, qui attendait là la main tendue. Dans un parking souterrain, c'est-à-dire (il faut bien le comprendre), dans la lumière artificielle, parmi les pots d'échappement, il se poussait pour laisser passer les caddys pleins. Pour me donner bonne conscience - parce que ce petit visage souriant, dans ce parking, était intolérable - je lui laissais la pièce du caddy, des fruits et des bonbons. Il me remerciait, ce qui était plus insupportable encore, et il me faisait au revoir de la main. Et je restais silencieux dans la voiture, non sans laisser émerger à la surface de ma conscience, l'envie de l'enlever. « Oui, le monde peut être autre chose ».

Il faudra rendre des comptes un jour pour tous ceux-là : les parents que l'on vient cueillir à la sortie des écoles et que l'on renvoie « chez eux » ; les humiliations incessantes de la pauvreté ; les petites prostituées d'Europe centrale ou d'Afrique sur lesquelles passent les vendeurs, les pères de famille, les flics à l'occasion ; le délit d'aide à personne en situation irrégulière ; les campements dans le bois de Vincennes ; ceux aux abords du shuttle ; les passagers clandestins jetés à l'eau ; la porte de l'église Saint-Bernard enfoncée à la hache ; le DAL condamné.