dimanche 31 octobre 2010

Choisir sa pathologie mentale : une question de bon sens II

  • Décompensation hystérique : Vous avez décidé de vous offrir une « grande crise » (selon l’expression de Charcot), si possible chez un commerçant ou, mieux, dans le métro, puis vous tombez paralysé ou aveugle. On va vraisemblablement vous conduire aux urgences où vous pourrez frénétiquement alterner séduction offensive de l’interne (il a les yeux de votre beau-frère, mais est-ce une raison pour vous frotter ainsi contre lui ? sans doute que oui…), fous-rires et crises de larmes. Si vous n’êtes pas une femme, nulle inquiétude : contredisant l’étymologie du mot, l’hystérie masculine existe, en tout cas depuis cinquante ans. Si vous avez des origines méditerranéennes, l’éternel féminin remonte soudainement en vous : à l’instar de votre mère, vous cassez la vaisselle, vous vous roulez par terre dans les boulettes en disant que, puisque c’est comme ça, vous n’avez plus qu’à mourir. Si vous avez des origines nordiques, vous hurlez que le diable veut s’accoupler – une fois de plus – avec vous. Vous donnez des détails scabreux.
  • Décompensation dépressive à dominante psychasthénique : Dehors, le ciel est noir, vous n’avez pas descendu les poubelles et l’intégrale des films de Bergman que vous avez commandée a été perdue par la Poste. Là, c’est le drame. Vous vous effondrez de l’intérieur et il n’est pas un seul souvenir un peu heureux auquel vous raccrocher. Vous avaleriez tous les comprimés que vous avez sous la main si seulement vous n’aviez pas honte par avance que les pompiers – dire qu’il faudrait ça pour qu’ils viennent enfin vous voir – vous retrouvent étouffé par votre vomi. C’est la dépression plus la honte (blessure narcissique majeure). Très dur à gérer au quotidien.

La psychose
Alors là, c’est du lourd. Cette structure mentale a fait elle aussi les choux gras du cinéma et de la littérature, que l’on songe à Carrie ou à Norman Bates dont les passages à l’acte sont fameux. Il importe toutefois de ne pas considérer Hannibal Lecter, Jason, Freddy Krueger, Chucky ou Alien comme des psychotiques.
Les angoisses à l’œuvre étant particulièrement effrayantes, une bonne connaissance préalable du cinéma d’épouvante est recommandée. Être réveillé en pleine nuit avec la certitude que votre corps est en train de se morceler requiert un minimum de préparation… Affronter les apparitions quotidiennes d’un rat volant – le véritable visage de Dieu – vous dictant les meilleures pages d’une nouvelle Bible et laissant entendre que votre famille veut vous éliminer, est là encore épuisant.

Les mécanismes de défense sont coûteux en énergie psychique – attendez-vous à finir sur les rotules –, archaïques (on les a tous utilisés avant l’âge de deux ans) et assez altérants : mais enfin, pourquoi s’échiner à s’adapter au monde alors qu’il suffit d’adapter la réalité.
Enumérer les différents mécanismes de défense à l’œuvre dans la structure psychotique serait fastidieux. Surtout, ce petit texte apparaîtrait alors trop visiblement pour ce qu’il est : une vaste escroquerie intellectuelle. Citons toutefois, à titre d’exemple, les mécanismes suivants :
  • Clivage de l’objet : Vous avez 18 mois, vous ressentez quelque chose d’étrange, qui vient de l’intérieur (ou peut-être pas : vous ne savez pas ce qu’intérieur veut dire), quelque chose que vous appelleriez de la douleur ou de la faim si seulement vous n’aviez pas 18 mois. Parfois un objet rond apparaît, se colle à vous. Un liquide chaud vous apaise. C’est le « bon sein ». Parfois cet objet n’apparaît pas : c’est un salaud. Il est inenvisageable qu’il s’agisse du même.
  • Déni de la réalité : Vous surprenez votre professeur d’aquagym dans une drôle de posture avec votre beau-frère. C’est plutôt gênant. Pourquoi admettre cette vision alors qu’il est si simple de la nier. Plus tard, dans la journée, vous aurez droit à une hallucination : Saint Kevin en train de chevaucher un dragon.
  • Dédoublement du Moi : Vous êtes sexologue et plutôt voyeur des choses du sexe opposé, mais au fond, il ne faut pas vous la faire : vous savez bien que la différence des sexes, ça n’existe pas. D’ailleurs vous êtes en train d’écrire une longue lettre à l’Académie des sciences à ce sujet.

Il existe une grande variété de psychoses, certaines apparaissant, d’autres disparaissant au gré des modes et des substances que le gouvernement nous fait absorber à notre insu (l’eau du robinet…). Nous nous contenterons toutefois d’énumérer ici les différentes modalités de la paranoïa, véritable tête de gondole des psychoses.
  • Mégalomanie : Votre femme ne comprend rien à rien, votre famille ne comprend rien à rien et les veaux se massent dans le métro au lieu de s’écarter sur votre passage. Tout cela vous agace de plus en plus. Vous prenez enfin le pouvoir, vous faites ériger des statues à votre effigie. Vous faites assassiner 10 % de la population. Ça va mieux en le faisant. Les veaux finissent par se révolter, vous imposent un jugement inique et vous condamnent à la mort. Quel grand artiste périt avec vous !
  • Délire de persécution : Depuis quelques jours, vous entendez des bruits bizarres de tuyauterie qui viennent de chez le voisin. Assurément, le type est en train de comploter dans votre dos pour vous éliminer, sans doute parce que vous êtes en train de mettre au point un carburant révolutionnaire… Comment ça votre femme ne vous croit pas ! Elle doit être de mèche ! Comment ça ce type en blanc ne vous croit pas ? Ce doit être le chef du complot...
  • Jalousie maladive : Vous allez à une fête qu’organise le meilleur ami homosexuel de votre petite amie. Incidemment, vous apprenez qu’il connaît son appartement. Bon sang mais c’est bien sûr ! Il n’est pas du tout homosexuel, il se tape votre copine dès que vous avez le dos tourné (quand vous retournez en prison) et le type, là, qui lui roule un patin, n’a pas encore compris à quel mystificateur il avait affaire ! Deux jours après, vous prenez rendez-vous avec le soi-disant homosexuel pour lui casser les genoux *.
  • Érotomanie : En récupérant sa bouée dans l’eau, votre prof d’aquagym vous lance un regard équivoque… Tout à coup, tout devient clair ! Il vient de se marier pour protéger l’amour qu’il vous porte, le mettre à l’abri du temps et de l’usure. Vous ne pouvez pas en rester là : vous lui écrivez une lettre enflammée dans laquelle vous lui expliquez que vous avez tout compris et, devant ses dénégations – pauvre et naïf enfant ! –, vous passez la seconde et l’embrassez : mais puisque vous avez tout compris !
  • Délire de revendication : Vous vous faites virer de votre boulot, parce que vous passez votre temps au téléphone à essayer de faire reconnaître votre bon droit et à écrire des courriers aux médecins, commissaires, maires, ministres, présidents, dieux, parce que vous avez tout compris et qu’il ne faut pas vous la faire.

Si le choix de la psychose vous tente mais que les différentes modalités de la paranoïa vous rebutent, demandez conseil à votre psychiatre.

Ainsi s’achève notre petit panorama – non exhaustif – des pathologies mentales. J’aurais pu également évoquer la mélancolie (le deuil sans objet), mais il vaut mieux attendre le retour à la mode des cheveux longs et des costumes en velours (pour les garçons) et des mitaines en dentelle (pour les filles). Qui plus est, tout le monde n’a pas la chance d’avoir une forêt primitive et une ruine customisée par Viollet-le-Duc dans son immédiat environnement…

Personnellement, j’hésite encore, mais j’espère avoir pu aider quelques internautes dans ce choix difficile.


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* : Anecdote véridique.

samedi 30 octobre 2010

Choisir sa pathologie mentale : une question de bon sens I

Préambule : Je dois avouer que tous les ingrédients sont à peu près réunis pour que je décompense quelque chose : quel que soit l’horizon vers lequel je me tourne, je ne vois que plages placées sous le patronage terrible de Santa Mertume. Mais, si on a l’habitude de dire, en psychopathologie, que l’on tombe toujours du côté où l’on penche, il me semble tout de même légitime d’exercer mon libre-arbitre en choisissant ma pathologie.

Avant l’émergence de la psychiatrie moderne et les inventifs travaux (nosographiques notamment) de nos plus grands aliénistes, force est de constater que le panel était restreint – on était normal (et chrétien), idiot, dément ou possédé –, et les traitements étaient plus qu’empiriques (bûchers, chaînes, douches froides, immersions dans des fosses remplies de serpents, etc.). Il fallut en effet attendre les travaux d’Esquirol et ceux de Georget, Morel, Kraepelin, Charcot et Freud pour qu’une véritable offre psychopathologique, s’étayant sur un vaste choix de névroses et de psychoses (nous écartons sciemment la perversion) émerge et remplissent les pages du grand catalogue de l’impossible vie en société. Revue de détails. (Vous noterez l’accroche journalistique terminant mon chapô – un peu long par ailleurs.)
Si l’offre est abondante, le choix n’en demeure pas moins difficile, et le caractère parfois quasi-définitif de certaines pathologies contraint le malade résolument moderne à choisir en toute connaissance de cause. En effet, combien de drames consécutifs à une maladie adoptée précipitamment et se révélant décevante !

La névrose
Popularisée par quelques grands noms du cinéma (Ingmar Bergman, Woody Allen…), la névrose présente l’avantage d’allier symptômes modérément spectaculaires et adaptation relative à la réalité – aussi intolérable et frustrante soit-elle. Vous pouvez prétendre à une vie à peu près normale dès lors que votre entourage se déclare prêt à supporter vos petites manies (névrose obsessionnelle), vos petites peurs irrationnelles (névrose phobique) ou votre grand sens de la scène (névrose hystérique). Le conflit psychique à l’origine des symptômes prend sa source dans la petite enfance et, franchement, en y réfléchissant bien, vous en soupçonnerez bien l’origine. Peu importe que cet événement soit réellement advenu : votre petit cinéma intérieur est là pour compenser les incohérences ou les flous scénaristiques. Notez également que ce conflit est dit intrapsychique : le ça et le Surmoi se livrent une bataille sans merci (et sans vainqueur) dans votre petit intérieur (le Moi) tout encombré de tableaux de famille obstinément transmis de génération en génération et de malles poussiéreuses qui se révèlent mystérieusement vides à chaque fois que vous croyez être parvenu à les ouvrir.
Parmi les mécanismes de défense à l’œuvre dans la structure névrotique, citons à titre d’illustration :
  • Refoulement : un gentil petit désir erratique – ayant par exemple pour objet l’entre-jambe de votre beau-frère – tente de quitter l’inconscient pour s’imposer à vous ! Las, il est réexpédié immédiatement d’où il vient sans avoir eu le temps d’aborder votre conscience.
  • Sublimation : votre prof d’aquagym a gagné tous les concours de maillots de bain transparents, mais il est poilu comme un singe et, quoi qu’en dise Têtu, les poilus ne sont pas durablement revenus à la mode. Qui plus est, il ressemble à votre beau-frère et ça vous ferait tout bizarre si seulement vous aviez véritablement conscience de cette idée saugrenue. Las, vous rentrez chez vous et vous vous remettez à la peinture : une série de Faunes se profile. Mais c’est tout de même étrange cette odeur de singe javellisé que vous avez dans le nez depuis un moment… Notez que dans l’exemple cité, la sublimation est accompagnée d’un refoulement et d’un déplacement.
  • Dénégation : Matthew, votre meilleur ami américain un peu hystérique, de passage en France, flanqué d’une vague inscription à la Sorbonne, vous fait remarquer qu’au mariage de la cousine Clémentine – auquel vous l’avez invité parce qu’il trouve les mariages français de province so glam’ –, vous avez regardé votre beau-frère d’un œil un peu concupiscent tout en dansant avec lui sur un standard d’Abba. La réponse ne tarde pas, cinglante mais peu convaincante : « Mais certainement pas ! On n’est pas dans l’Utah ici : on pratique l’exogamie ! »
  • Formation réactionnelle : quand votre prof d’aquagym vient vous voir dans les vestiaires pendant que vous êtes sous la douche pour vous proposer d’aller boire un verre de boisson énergisante et ce, avant d’aller vous détendre au toboggan, vous lui lancez un regard noir et lui tournez inconsidérément le dos. Vous ne vous étonnez par ailleurs pas d’être inscrit à un cours d’aquagym.
Bien entendu, les mécanismes de défense ne sont pas problématiques en eux-mêmes : ils aident au contraire le Moi à lutter, plus ou moins efficacement, contre l’angoisse. Une structure névrotique non décompensée aura recours dans des proportions variées et sans aucun systématisme aux différents mécanismes de défense mis à sa disposition, lesquels déterminent d’ailleurs, dans une certaine mesure, votre personnalité.

Dans le cas de la décompensation – qui nous intéresse ici – plusieurs voies s’offrent à vous. Il importe que vous teniez compte, sur cette route droite dont la déclivité est sévère, de vos propres goûts, mais aussi des aspirations de votre entourage. Rien n’est plus désagréable que de découvrir ses amis et sa famille peu enclins à vous suivre dans votre hygiénisme exacerbé, eux qui ont par ailleurs le toupet d’apporter chez vous des cohortes de bactéries anthropophages. 

  • Décompensation obsessionnelle : cette petite habitude inoffensive qui était la vôtre et qui consistait à ratiociner pendant deux heures après une réflexion désagréable, à ne marcher que sur la bordure des trottoirs tout en récitant l’alphabet à l’envers ou à chantonner intérieurement C’est nous les gars de la marine à chaque fois que vous entriez dans un cruising bar, cette petite habitude, donc, devient envahissante, pour ne pas dire insupportable (à autrui et à vous aussi d’ailleurs) : vos ruminations vous rendent imperméable à autrui, vous inventez des formules magiques que vous claironnez plusieurs fois par jour, vous devez déballer cinq préservatifs avant d’en utiliser un. Et d’ailleurs, si le dernier sachet ne s’est pas déchiré comme vous l’entendez, vous devez recommencer.
  • Décompensation phobique : il est normal de craindre d’avoir une lamproie accrochée dans le dos après vous être baigné dans la Garonne. Il est anormal de le craindre à la sortie de votre douche – même si vous habitez dans le Bordelais. L'idée peut certes vous traverser l'esprit une fois - mais si vous y penser constamment...
  • Décompensation de type psychosomatique : votre herpès, votre impétigo et votre dermite ne vous suffisent plus. C’est quoi cette douleur à l’estomac ? Et tous ces flashs de lumière devant vos yeux ? Allez consulter pendant que la sécurité sociale existe encore.

mercredi 20 octobre 2010

Suzette

La tante Suzette était née en 1901 dans une famille plus que modeste dont les racines flottaient à la surface des eaux arpentées par les mariniers, ou s’enfonçaient profondément, du côté de sa mère, dans le sol limoneux du sud de la Seine-et-Marne. Il ne faut pas remonter bien loin dans la généalogie pour retrouver des vignerons, des tonneliers et des vendangeurs de chasselas.
Sa mère voulait devenir institutrice et une tante un peu plus riche que les autres s’était engagée à l’aider ; mais elle mourut trop tôt, ses enfants se repliant sur le petit magot. Suzette, elle, n’aima jamais l’école : elle passait le plus clair de son temps à y faire des bêtises, des histoires de crapauds posés sur la chaise de la maîtresse, des histoires qui la faisaient encore rire aux éclats soixante-dix ans après, taisant un peu honteusement ce que nous savions tous : elle avait quitté l’école sans jamais avoir appris à faire des divisions, placée comme bonne dans différentes familles parisiennes qui venaient alors se reposer et profiter du grand air, à flâner sous les ombrelles au bord du Loing ou sous le feuillage rafraichissant de la forêt toute proche.
Des années après, ma grand-mère croisa un des anciens patrons de Suzette, qui lui dit : « Je l’ai longtemps regrettée. C’était un fin cordon bleu ! ». Ma grand-mère, sceptique, davantage même, réprimant un fou rire, n’ignorait rien des « talents » de cuisinière de la tante : tous les jours ou presque, elle se faisait une côte de porc et des pommes de terre sautées qui rissolaient pendant des heures dans deux centimètres d’huile. Et, pour invariable dessert : une pomme au four.

Lorsqu’elle partait au bal, c’était avec deux sous en poche que lui donnait sa mère ; traverser le pont pour s’y rendre et en revenir lui coûtait un sou.
Elle adorait se faire prendre en photo. C’est une époque où l’on trouvait chez les photographes de quoi se déguiser et un décor en toc de colonnes antiques. On a une quantité incroyable de photos d’elle.

A l’âge de 15 ans, elle partit travailler à l’usine, une usine qui fabriquait (je crois) des moteurs, puis des turbines pour les barrages, dans une chaleur suffocante qu’elle était la seule de l’usine à apprécier. Et d’ailleurs, il faisait chez elle, été comme hiver, entre 26 et 28 °C. Dans sa grange, elle stockait les petites bûches et les boulettes de charbon qui alimentaient ses deux poêles.
Un jour, au détour d’une conversation, j’ai appris qu’un marinier l’avait fait tomber de son vélo lorsqu'elle avait treize ans et avait tenté de la violer. Elle avait pu se dégager, ou bien quelqu’un était intervenu, je ne sais pas. Il y eut un procès.
Elle ne maria jamais, mais elle eut une longue liaison avec un homme – qu’on appelait Dodo – qui épousa finalement une autre. Il revenait quelquefois la voir...
Elle évitait de parler des deux guerres mondiales : quatre de ses cousins – des frères – avaient été fusillés par les Allemands. Je crois qu’ils faisaient de la contrebande.
Il m’est difficile de savoir de quoi étaient fait ses bonheurs ou, surtout, ses aspirations au bonheur. C’est une époque où les vies étaient parfois aussi tristes que les chansons réalistes, et elle pleurait toujours lorsqu’elle parlait de sa sœur Angèle morte en couches. Elle pleurait aussi en chantant La Légende des flots bleus

J’allais chez elle après l’école en attendant que ma mère vienne me chercher. Elle m’achetait un croissant et me préparait une ricoré qu’elle passait lorsqu’il y avait trop de miettes dedans. Elle s’installait dans son vieux fauteuil et regardait par la fenêtre pendant que je faisais mes devoirs, pour commenter à voix haute ce qu’elle voyait. De temps en temps, elle faisait des bruits de succion qui voulaient tout dire : ainsi va le temps, c’est donc cela la vieillesse, elle marche mal celle-là.

Elle a perdu la tête en l’espace d’une semaine et, après quelques temps, ma grand-mère a dû se résoudre à la mettre dans une maison de retraite où elle allait la voir tous les jours.
Peu de temps avant sa mort, elle m’accueillit d’un « Oh, Serge, tu es revenu ». Serge était mon grand-père, mort en 1943, auquel je ressemblais beaucoup étant plus jeune.
Comme tous les fous – et j’emploie ce mot avec beaucoup de tendresse – elle disait parfois des choses très drôles : « Hier, un homme est venu me chercher en voiture et m’a emmenée au restaurant… » Comprenez qu’un aide-soignant l’avait accompagnée dans le réfectoire en fauteuil roulant. Ou bien, à propos du fauteuil roulant qui était dans sa chambre : « Mais qui gare son vélo dans ma grange ? »
C’était désolant bien sûr de ne pas être reconnu et de voir remonter des limbes de ces petites aigreurs que l’on croyait dépassée du temps de sa conscience. Son monde était devenu brumeux, et glissaient au hasard de ses synapses sensations et souvenirs dans un désordre croissant. Au hasard ? Peut-être du sens aurait-il pu se dégager de l’ordonnancement même des idées, passant au travers des filtres de la bienséance devenus poreux, des souvenirs conservés aussi, qui demeuraient de l’enfance et de la jeunesse. Car que retenir hormis l’insistance du cerveau à revenir sur l’enfance inlassablement, comme si ces sentiers associatifs, parmi les plus anciens, avaient été à ce point foulés, tassés, que plus rien ne peut plus les altérer ?
Et pourtant que reste-t-il aujourd'hui de cette mémoire-là, obstinée ? Elle se dilue dans la mienne et dans celle des quelques-uns qui l'ont connue et l'emporteront avec eux...

vendredi 1 octobre 2010

...

Les choses à rendre, les souvenirs à ramasser. Le temps que le temps, justement, lisse les dernières rugosités : plus tard, les souvenirs reviendront avec douceur dans les lieux arpentés, dans les angles de meubles ou sur la vaisselle.
Les vêtements à reprendre, les clés à poser sur la table. Bientôt, entre le soulagement et les regrets, j’aurai tranché.
La brosse à dent solitaire, le réfrigérateur vide et les soirées silencieuses. J’espère que celui, en moi, qui a pris cette décision sera le fort des jours à venir.
Les vacances passées et les projets rayés, la ligne du temps que je froisse.
Dans les placards, sous le lit, dans les tiroirs, les choses absentées vont déconstruire le décor.
Et il va falloir l’annoncer, raconter, s’expliquer. Taire l’essentiel : le doute, la peur, la tendresse encore.