mercredi 23 décembre 2009

Juliette

J'ai rencontré Juliette alors que je n'avais pas encore tout à fait seize ans. Je la revois, habillée tout en noir (comme moi, je pense), assise sur le canapé à côté de ma cousine dont elle était l'amie. Elles s'étaient connues dans un centre de Seine-et-Marne qui scolarisait les adolescents présentant divers handicaps.
La naissance de ma cousine avait été éprouvante et elle était restée privée d'oxygène pendant quelques instants, la laissant avec d'importantes difficultés d'élocution, des gestes désordonnés et avec, en conséquence, un caractère difficile qui la poussait à de fréquents accès de larmes, une fragilité qui tenait autant au regard des autres, indépassé, qu'à l'image d'un corps, donné aux autres et à elle-même pour immédiatement différent, qu'elle ne parvenait pas véritablement à intégrer. Je me souviens que, petits, et parce qu'elle ne pouvait « marcher » que sur les genoux, nous faisions d'incessantes courses dans le couloir de chez mes parents, équipés de genouillères. Ma mère affichait ostensiblement sa pitié, se tournait vers ses parents pour dire, devant elle : « Je suis désolée, je ne comprends pas ce qu'elle dit », alors que je la comprenais. Je pensais beaucoup de mal de ma mère, que je trouvais bête et cruelle, se croyant par ailleurs obligée de lister patiemment à qui voulait bien l'écouter tout ce que ma cousine ne pourrait jamais faire : avoir un amoureux (« mais qui voudrait d'elle ? »), trouver un travail (« mais qui voudrait d'elle ? »), avoir des enfants (« elle serait incapable de s'en occuper »), marcher (« mais il faut que quelqu'un lui dise que, malgré l'opération, elle ne pourra pas marcher »). Ça me mettait - ça me met - dans des colères noires, non parce que je crois que la volonté peut tout, mais parce que je trouvais abject de lui dénier les rêves, de stigmatiser son handicap et, au fond, de déplorer (« pour elle » - car bien sûr on se sentait tenu de penser pour elle) qu'elle ait vécu.

Je crois pouvoir prétendre que je me souviens du regard que j'ai échangé avec Juliette la première fois que je l'ai vue, ce jour-là, chez les parents de ma cousine où elle était venue passer le week-end, ainsi qu'elle allait le faire de plus en plus fréquemment.
Juliette, elle, souffre d'une cardiopathie (syndrome d'Eisenmenger) inopérable. Lorsqu'elle est née, le corps médical a dit à ses parents : « Ne vous attachez pas à elle et faites d'autres enfants : elle ne vivra pas ». La malformation de Juliette la laisse essoufflée au moindre effort et migraineuse. À l'époque, ce n'était pas si évident, et si elle évitait les escaliers, elle dansait et buvait bien volontiers.
Ce jour-là, un peu timides tous les deux, nous avons dû parler de musique (les Doors, Pink Floyd, M. Farmer - nous étions éclectiques !), des livres que nous lisions, des professeurs et des matières que nous aimions.
C'est ainsi qu'est née une amitié que nous entretenions au moyen d'une longue correspondance, des lettres de quinze ou vingt pages comme les adolescents savent les écrire, déroulant leurs rêves et leurs aspirations, leurs angoisses et leurs chagrins. Par la suite, nous avons accompagné ma cousine (elle avait été opérée des pieds et était capable, contre toute attente, de marcher, même maladroitement) en boîte de nuit où elle s'évertuait à tomber amoureuse des videurs, et c'est dans un angle de cette boîte où passait une musique assez minable, assis sur un sofa rouge, que Juliette m'a confié être amoureuse de moi, presque désolée de l'être. Cette confession m'avait laissé désemparé bien sûr, ce d'autant qu'à l'époque j'étais encore incapable de parler, même à elle, de mon homosexualité ; qui plus est, la légèreté affichée avec laquelle elle prenait la chose sexuelle me laissait plus paniqué et menteur encore. De mon côté, j'étais très officiellement l'amoureux malheureux de Caroline qui - Dieu merci - avait le bon goût d'être en couple. Combien de lettres encore à cette époque, à évoquer nos lectures, à nous envoyer les poèmes ou les petits textes que nous écrivions, à tenter de comprendre nos états d'âme, le sentiment amoureux. Car Juliette et moi avons ceci en commun d'être d'éternels amoureux, bien plus à l'aise dans la gestion de son impossible manifestation que dans sa possible réalisation. Combien d'heures, aujourd'hui délicieuses, avons-nous pu passer, l'un comme l'autre, à commenter la confrontation de nos désirs d'absolu à l'épreuve de la réalité...

C'est à Juliette que j'ai parlé, pour la première fois, de mon désir pour les hommes. Les sorties en boîte, ses séjours à Antony où j'étais en collocation, la mémorable soirée déguisée au Tango, pour Halloween. Plus tard, les nuits entières passées chez Carmen, à boire et à danser, à embrasser des inconnu(e)s, et moi qui tendait les bras autour d'elle pour écarter le danger qu'une certaine forme d'inconscience l'autorisait à affronter. J'admirais chez elle quelque chose d'une force, d'une mise à distance de la mort que ses colères et ses révoltes tenaient éloignée. J'ignore si elle le sait, mais l'angoisse parfois me rendait nerveux, parce qu'il me semblait qu'elle se mettait inconsidérément en danger, qu'elle prenait trop de risques (et elle était prête à suivre à peu près n'importe qui).


Plus tard, il y eut un peu de distance parfois, parce que la vie va très vite, parce que j'avais besoin, à l'occasion, de m'étourdir dans un flot d'amants. Aussi, parce qu'il me semblait la voir plus fragile. Nous avions tant pleuré dans les bras l'un de l'autre pour nos amours impossibles ou tenues en échec, qu'il me semblait que je devais l'épargner, que mes tristesses répétitives, mes prostrations sentimentales étaient dérisoires en comparaison du danger qui la guettait, qui la guette. Même en sachant qu'elle est de ceux qui placent haut les élans du cœur. Et quand je me suis résolu à lui téléphoner pour lui annoncer ma maladie quelques semaines après son diagnostic, je l'ai fait sur un ton un peu sec, le ton qu'emploie le corps médical pour les annonces de pronostic. Elle s'est mise à pleurer. C'était un soir, après une réunion au centre de loisirs où je travaillais alors. Il faisait doux dehors. Je faisais les cent pas, le téléphone collé à l'oreille, dans le petit jardin. Elle m'a dit deux choses que j'ai parfaitement su entendre, parce que c'était Juliette : « Nous nous sommes éloignés tant que cela ? » et « Je t'ai toujours imaginé à mon enterrement. »

Pendant quelques mois, ceux du traitement, je me suis senti proche d'elle, physiquement, plus que jamais, comme si une menace semblable nous liait dès lors. Je la rejoignais : nous habitions désormais le même monde réinvesti du doute : quelle serait notre issue ?

Depuis quelques années, la santé de Juliette s'est dégradée. Les migraines se sont multipliées et elle sait qu'elle a besoin de davantage d'oxygène pour tenter de contraindre sa fatigue.

L'année dernière, elle a eu un AVC. Quand je l'ai retrouvée sur son lit d'hôpital, presque incapable de parler, ne pouvant plus bouger la partie droite de son corps, elle nous a regardés, Yohanna, sa mère et moi (mais j'ai eu l'impression qu'elle ne regardait que moi) et, tout en marmonnant « si ça ne s'arrange pas... », elle a mimé le geste du revolver que l'on pose sur la tempe. Mon sang s'est glacé dans mes veines et c'est à ce froid qui m'a parcouru que je dois de n'avoir pas pleuré. Je suis revenu la voir, après le travail, dans les semaines qui ont suivi. Je lui ai fait un peu de lecture et je mesurais les progrès constants qu'elle faisait.
Mais elle est ressortie de cette épreuve plus affaiblie encore. Migraine, fatigue, essoufflement et tristesse à se savoir enfermée chez sa mère. Je la sens hésiter à me confier sa colère, sa lassitude parfois. Sans doute a-t-elle peur que je ne puisse l'entendre. Dans ces contrées-là vit sa pudeur. Sa mort m'est inconcevable. Avec l'hébétement de ceux qui vont peut-être rester, je ne peux tout simplement pas - une fois encore - imaginer que le monde puisse encore tourner, avec cette colère rentrée de ceux qui savent qu'il tournera tout de même.
Mais, tout en venant d'écrire ce que je viens d'écrire, je veux également qu'elle sache que je peux l'entendre. Que je peux entendre ce qui est tout à la fois, peut-être, sa fatigue, sa rage devant cette société qui fait si peu pour les handicapés, son besoin de savoir qu'elle partira dignement et son envie de continuer, pour la poésie qu'elle lit et écrit, pour les cieux bretons, et les moments chaleureux.

samedi 14 novembre 2009

La sublimation tenue en échec

Corps souillé d'écumes laiteuses séchées sur un visage blanc. Derrière les paupières, les dernières images, confuses et morcelées, errent dans le vitré. Les doigts sont crispés dans un élan de sauvagerie : visages griffés de l'ennemi, boues de terre et de sang sous les ongles.

Brûlures de mains sur les flancs, chairs empoignées et peau qui peine - les veines se figent. Les genoux ont creusé la terre, la terre a creusé les genoux, et les jambes ont tenté de fuir la béance ricanante : la victoire de l'autre, le dernier, qui toise, le dégoût de la mort sur les lèvres. Humeurs salées qui coulent le long des jambes. Étrange tableau du devenir : la chose est morte. Le vivant de l'extérieur, déjà, s'apprête à grouiller, mordre, dissoudre sous un voile d'humus à venir.

Sous votre regard, je suis l'objet. Vos dents se referment sur moi, vos doigts me fouillent. Je suis le gibier à vider. Votre regard si doux qui m'anéantit, j'en rêve depuis l'enfance ; je sens vos ongles plantés dans ma peau depuis toujours. Votre violence dans mon ventre de poupée qui parle. Éructant à mon oreille, alors que vous êtes sur moi, la main sur ma bouche.

La sublimation tenue en échec

Corps souillé d'écumes laiteuses séchées sur un visage blanc. Derrière les paupières, les dernières images, confuses et morcelées, errent dans le vitré. Les doigts sont crispés dans un élan de sauvagerie : visages griffés de l'ennemi, boues de terre et de sang sous les ongles.
Brûlures de mains sur les flancs, chairs empoignées et peau qui peine - les veines se figent. Les genoux ont creusé la terre, la terre a creusé les genoux, et les jambes ont tenté de fuir la béance ricanante : la victoire de l'autre, le dernier, qui toise, le dégoût de la mort sur les lèvres. Humeurs salées qui coulent le long des jambes. Étrange tableau du devenir : la chose est morte. Le vivant de l'extérieur, déjà, s'apprête à grouiller, mordre, dissoudre sous un voile d'humus à venir.
Sous votre regard, je suis l'objet. Vos dents se referment sur moi, vos doigts me fouillent. Je suis le gibier à vider. Votre regard si doux qui m'anéantit, j'en rêve depuis l'enfance ; je sens vos ongles plantés dans ma peau depuis toujours. Votre violence dans mon ventre de poupée qui parle. Éructant à mon oreille, alors que vous êtes sur moi, la main sur ma bouche.

La sublimation tenue en échec

Corps souillé d'écumes laiteuses séchées sur un visage blanc. Derrière les paupières, les dernières images, confuses et morcelées, errent dans le vitré. Les doigts sont crispés dans un élan de sauvagerie : visages griffés de l'ennemi, boues de terre et de sang sous les ongles.
Brûlures de mains sur les flancs, chairs empoignées et peau qui peine - les veines se figent. Les genoux ont creusé la terre, la terre a creusé les genoux, et les jambes ont tenté de fuir la béance ricanante : la victoire de l'autre, le dernier, qui toise, le dégoût de la mort sur les lèvres. Humeurs salées qui coulent le long des jambes. Étrange tableau du devenir : la chose est morte. Le vivant de l'extérieur, déjà, s'apprête à grouiller, mordre, dissoudre sous un voile d'humus à venir.
Sous votre regard, je suis l'objet. Vos dents se referment sur moi, vos doigts me fouillent. Je suis le gibier à vider. Votre regard si doux qui m'anéantit, j'en rêve depuis l'enfance ; je sens vos ongles plantés dans ma peau depuis toujours. Votre violence dans mon ventre de poupée qui parle. Éructant à mon oreille, alors que vous êtes sur moi, la main sur ma bouche.

La sublimation tenue en échec

Corps souillé d'écumes laiteuses séchées sur un visage blanc. Derrière les paupières, les dernières images, confuses et morcelées, errent dans le vitré. Les doigts sont crispés dans un élan de sauvagerie : visages griffés de l'ennemi, boues de terre et de sang sous les ongles.

Brûlures de mains sur les flancs, chairs empoignées et peau qui peine - les veines se figent. Les genoux ont creusé la terre, la terre a creusé les genoux, et les jambes ont tenté de fuir la béance ricanante : la victoire de l'autre, le dernier, qui toise, le dégoût de la mort sur les lèvres. Humeurs salées qui coulent le long des jambes. Étrange tableau du devenir : la chose est morte. Le vivant de l'extérieur, déjà, s'apprête à grouiller, mordre, dissoudre sous un voile d'humus à venir.

Sous votre regard, je suis l'objet. Vos dents se referment sur moi, vos doigts me fouillent. Je suis le gibier à vider. Votre regard si doux qui m'anéantit, j'en rêve depuis l'enfance ; je sens vos ongles plantés dans ma peau depuis toujours. Votre violence dans mon ventre de poupée qui parle. Éructant à mon oreille, alors que vous êtes sur moi, la main sur ma bouche.

vendredi 7 août 2009

Une soirée sans Gewurtz'

Tuer un peu le temps à la gare de Gif, à regarder la lune ronde, à retrouver la mémoire de l'humanité étonnée par ses incessants changements de forme, par les taches sombres - des lacs ? les constructions des Sélénites ? les immenses champs de blé ? Combien de vers, de légendes nourries par cet astre parmi les plus beaux, parce qu'accessible peut-être, parce que visible sans qu'il ne brûle l'œil. Sa lumière pâle éclairait faiblement les nuages. Et qu'elles sont agréables ces nuits d'été lorsque l'on peut s'abandonner à la contemplation, lorsque nos particules de pensées se diffusent dans l'air encore chaud, en croisent d'autres, parfois très anciennes, parfois même celles d'hommes morts depuis des milliers d'années.

Les pensées que nous échangeons, Juliette et moi, en nous regardant simplement, bruissent encore autour de moi. Est-ce parce que nous avons parlé ce soir, comme tant d'autres soirs, de nos vieilles amours, de la naissance du sentiment amoureux (la façon dont il s'installe, parfois tout à fait discrètement, sur la surface mouvante, rugueuse et souple de cette épaisseur assez étrange, qui appartient autant à notre dedans qu'à notre dehors - tout à la fois le Corps de l'intérieur et l'Esprit de l'extérieur. Une fois n'est pas coutume, nous n'avons pas bu de Gewurtz ce soir et deux bières fraîches ont suffi à me mettre dans un état un peu flottant. Je m'en rends bien compte en alignant ces phrases qui ne veulent pas dire grand-chose. Mais vous lisez tout de même un peu entre les lignes, n'est-ce pas ? Vous pressentez bien comme moi la menace ? Je dois sembler bien inconstant. Un écueil chasse l'autre. Mais comment combler les vides, les ravins au bord des chemins en lacets ? Et malgré tout, il y a une cohérence que j'aimerais pouvoir confier, mais ce n'est pas le lieu, évidemment.

Quel bonheur de connaître Juliette, de pouvoir tout dire, toujours, sans avoir à dérouler le long fil du temps, graisseux de souvenirs tristes, rompu par endroits, rafistolé au petit bonheur la chance, abîmé par ces histoires détricotées ; ou alors fort des bonheurs intacts qui sont la corde qui nous maintient au-dessus du gouffre lorsque le sol semble se dérober. Et Juliette qui a souvent tenu la corde, comme j'ai tenté, à l'occasion, de tenir la sienne. Pouvoir tout dire, ici comme ailleurs, au prix de l'impudeur charmante (pardonnez-moi). Impossible. Et pour quoi faire d'ailleurs ? Est-ce que quelque chose émerge ? Devinez-vous ?

mercredi 1 juillet 2009

D'un couple de fous

J'ai revu ce matin cet amusant couple de fous que j'avais un peu perdus de vue, et dont le burlesque m'a souvent porté aux limites du fou rire. Elle, a une grosse trentaine d'années, les cheveux châtains coupés assez courts, et se cale invariablement contre la vitre. Mutique, parfaitement immobile, le regard en dedans. Lui, est un peu plus âgé, nettement dégarni, un peu grassouillet. Surtout, il est particulièrement volubile, parle sans interruption à sa jeune compagne d'une voix flûtée et sonore. Je crois n'avoir jamais vraiment compris ce qu'il lui raconte, à elle qui n'écoute pas, ou un peu. Ce matin, tout en parlant, il avait posé sa main bien à plat sur le sommet de la tête de la jeune fille. J'imagine que ce poids devait finir par être pénible, mais elle ne bronchait pas. Elle est patiente, je crois, ou ailleurs.

C'est toujours très amusant de voir la tête des passagers qui les découvrent pour la première fois. Beaucoup ont le sourire aux lèvres, cherchent une complicité dans un regard, manquent de rire - car, et je le dis vraiment sans méchanceté, ces deux-là sont vraiment très drôles - ; d'autres, bien plus rares, sont pris d'une gêne incoercible et cherchent littéralement à s'enfuir, dès qu'ils le peuvent, plongeant, en attendant, les mains dans un sac soudain profond ou le nez dans le journal.

La première fois que je les ai rencontrés, il y a peut-être deux ans, c'est sa voix à lui qui avait attiré mon attention. Puis j'avais vu le visage hilare de l'homme qui leur faisait face : tout en lui parlant, le bavard malaxait avec beaucoup d'énergie le sein gauche de la jeune femme imperturbable.

Scène de répétition générale à la clinique de La Borde,
avant la représentation annuelle de la pièce de théâtre

(Nicolas Philibert, La moindre des choses, 1996)

mercredi 24 juin 2009

Des cabanes où vivent les hommes

À la station Grands Boulevards, sur la ligne 9, un petit monsieur est en train de nidifier. Il a amassé de nombreux sacs plastiques et des piles de journaux. Le plus souvent, il est assis, un peu éteint, entre ses biens, le regard vide et le dos voûté. En de plus rares occasions, je l'ai découvert calmement volubile : debout, faisant quelques pas hasardeux - mais il ne boit pas -, il tient un discours plein de conviction (ses mains s'agitent un peu dans l'air), et semble réciter à voix basse un vieux poème du temps qu'il était enfant, droit sur l'estrade, face à un public tout prêt à rire (« Mignonne, allons voir si la rose qui ce matin avait desclose sa robe de pourpre au soleil a point perdu ceste vesprée... »). À présent, le public du métro, harassé et oublieux du monde environnant (dont je suis le plus souvent), ne lui jette aucun regard (qu'il ne croiserait d'ailleurs sans doute pas). En le voyant construire jour après jour son nid ou sa cabane, je me dis que le directeur de la station éprouve peut-être le même attendrissement résigné que moi.

Il est tout de même terrible de se dire que, dans le monde, chaque terre a son propriétaire (un particulier, une société, une nation) et qu'il n'est nul sol (ou presque) où poser ses cartons et ses sacs sans qu'un propriétaire ne hurle à la spoliation.

Lorsque j'étais enfant, il y avait un quartier de la petite ville, sur les hauteurs du canal, où vivaient des mariniers tardivement sédentarisés, dans de rares maisons et, pour beaucoup, dans des caravanes flanquées d'extensions en bois, des cabanes couvertes de tôles ondulées. Ils inspiraient généralement de la méfiance ou même de la crainte, et les gens de la ville en parlaient sur un air entendu (« je pourrais vous en raconter ! »). Moi, enfant, je m'imaginais que le Jo l'Indien de Tom Sawyer aurait pu y avoir ses quartiers. Quand un des types annonçait « Je vis au Larris », la messe était dite et l'effet était à peu près le même que celui produit, aujourd'hui, par un jeune type en survêtement qui annoncerait vivre à la Cité des 4000...



Mon arrière-arrière grand-père (au centre), marinier,
sur une péniche où il était journalier


Il y a quelque temps, j'ai eu l'occasion de repasser devant ce faubourg dit malfamé. Les cabanes, les tôles, les caravanes ont disparu. Des maisons - pas toutes achevées - ont été construites. Ainsi naissent les quartiers des faubourgs, au cours d'une lente appropriation des lieux. Normalisation rassurante. Peut-être les hommes et les femmes qui sont contraints d'habiter, pour l'heure, dans des huttes, des cabanes ou des tentes, au fond des bois d'Île-de-France, qui travaillent pour un salaire dérisoire, ou qui touchent une retraite misérable, connaîtront-ils le même sort.

dimanche 14 juin 2009

Des rues tièdes

Paris dans l'incandescence des néons. Les voitures qui roulent vers les fêtes. D'autres costumes. La fatigue, l'ennui, la tristesse partout derrière les rires follets et les sourires de feu. Une femme s'amuse ; on dirait qu'elle pleure. La fatigue tombe sur moi comme un voile. Et l'ennui. Et la solitude parmi les autres. Un vieux monsieur en costume passe, ses talons raclent le sol. Sa femme s'agace, range seule, en faisant beaucoup de bruit, la vaisselle. Il a dit qu'il sortait faire un tour. Elle aussi aimerait bien, mais il y a toute cette vaisselle à ranger dans les cris de la télévision.

Ruban dans les cheveux, souffle tiède sur le visage, le vieux monsieur s'est retourné sur la jeune fille à vélo. Il a fini de passer et a tourné à l'angle de la rue.

Les vies anonymes passent sans devoir s'arrêter. Dans le sillon de leurs marches, l'innocence et la joie. Assis près de moi le fantôme de l'envie : les hommes sont très sincèrement beaux. L'ombrage du regard noir, le ventre saillant sous le polo, la démarche vaine.

Méfiance dans les parfums de jasmin. La solitude et la fatigue. Je rentre.

dimanche 7 juin 2009

De la jeune fille à la gare

J'étais à la gare de Moret et j'attendais mon train, assis sur un banc, des contes de Maupassant entre les mains. Une jeune femme aux longs cheveux noirs et au teint un peu olivâtre a fini de monter lourdement les marches du souterrain et elle a posé près de moi une poussette un peu crasseuse dans laquelle était calé, par un sachet de mie de pain entamé, un poupon en plastique à peu près nu. Elle a redescendu les marches. Elle portait une sorte de tenue verte en velours, ses jambes fines et un peu arquées, couvertes par des bas en laine roses imprimés (il s'agissait de l'héroïne d'une série pour enfants) et des souliers à boucle dont la blancheur m'a frappé. Elle est reparue avec une seconde poussette : y avaient été jetés un peu en vrac un sachet de mouchoirs en papier, une demi-pizza sous cellophane et deux ou trois choses que je n'ai pas su reconnaître. Elle s'est assise à côté de moi, très nerveuse, ses doigts sales courant sur ses genoux. Elle avait des traces brunes sur les joues et une moustache de poils drus. Elle a saisi la pizza et a déchiré l'emballage, a coupé de petits morceaux, froids, qu'elle a avalés goulûment.

mardi 26 mai 2009

De l'absence



Retourner sur le chemin de la colline et veiller l'absent chaque jour. Les yeux se portent au loin, sur les contreforts de la montagne, là où la neige marque le temps. Les chiens aboient dans une autre vallée et leurs plaintes résonnent entre les arbres, courent dans les fossés. Dans le vent glacial de l'hiver passent les bourgeons ; et les petits fruits rouges tuent parfois les bêtes dont on ne retrouve rien, sous le tapis de feuilles brunes. À la fonte, les rus descendent en sentier jusqu'au creux de la terre et de petites araignées d'eau, venues de nulle part, du monde au ventre plein, glissent sur les mares, gobées par les grenouilles qui cherchent la force de la ponte. Les cloches sonnent, quelque part dans les vallées, rythment nos vies de paysans, et jamais n'annoncent son retour. Et il resta là dans sa cour, là où venait mourir le chemin, assis sur son banc que couvrait peu à peu le lierre ; parmi les roses trémières, les mauvaises herbes et les buissons épineux sous lesquels, un jour, il disparut.

dimanche 17 mai 2009

De la concupiscence

Le soleil enfin s'impose, par-dessus les toits de Paris et le bleu du ciel flotte quelque part sur les vitres. Furieuse envie de sortir. Marcher, prendre un bus peut-être et me poser quelque part, boire un verre, regarder passer les gens. ... Je redescends la rue de Belleville. Dans une petite rue adjacente, un concert anime la foule. Je me faufile et observe quelque temps les jeunes et les autres qui s'égayent. Lente montée de la concupiscence pour les hommes de Belleville, mais j'abandonne les petits blonds un peu sales et les bruns à la coule - tous s'appellent Manu et jouent sans doute du djembé -, flanqués de leurs Laetitia, Fanny, Aurélie... pour scruter dans les regards, alors que je me suis assis à l'angle du boulevard, le désir désordonné ou inédit, le plaisir réclamé immédiatement. Remonte en moi le souvenir de l'assouvissement un peu brutal, les mains qui s'impatientent, le temps qui manque pour arriver jusqu'à la chambre ou même l'ascenseur. Le bruit mat des boutons qui cèdent dans un coin à peine sombre. Plaisir des yeux - pas seulement - posés sur les torses - pas seulement. En des moments étranges, je baisse la garde et j'avoue la bestialité (envie du rapt et la terrible peur, la réification que baignent mes envies d'écume, le souvenir de l'homme, sa force et sa honte).

vendredi 8 mai 2009

D'un visage revenu de nulle part

 

Je me suis réveillé le cœur détendu par un rêve de quelques secondes à peine, et qui ne m'a rien laissé des instants charmants que je venais de partager avec un jeune homme de 17 ans.
Dans le trajet brumeux du métro, mon regard courant de visage en visage, et Bach à mes oreilles pour donner un peu de tempérance aux minutes à tuer, dans les secousses de la ligne 8, dans les arrivées et les départs des visages inconnus, me sont revenus les linéaments d'un rêve plus ancien dont j'ai fini - regard concentré posé contre la vitre, respiration incertaine - par retrouver la moelle et la douceur. J'étais en week-end à la campagne chez une amie, allongé sur un de ces vieux lits étroits et mous, contre le torse blanc d'un tout jeune homme de 17 ans lui aussi. Il avait de beaux cheveux noirs et quelques mèches ciselaient irrégulièrement l'arrondi de son front. Je me souviens d'une chambre mansardée et du contact du papier peint abîmé et désuet : de minuscules fleurs bleues, serrées les unes contre les autres, sur un fond blanc crémeux. Je me souviens du danger - il était mineur - et de la tranquillité avec laquelle il envisageait l'entrée de notre hôtesse dans la pièce. On s'aimait, disait-il, ce qui suffisait à venir à bout de toutes les peurs, du moins dans les instants suspendus du bonheur de cette chambre. Il renonçait là, devant moi, au doute et à la peur, et le temps de la paix, du mystère de l'autre enfin levé, durerait mille ans. Je m'étais réveillé calme et doux, triste et seul. Étonné aussi : la jeunesse ne suscite en moi que peu d'émotions généralement.
Et j'ai emprunté les couloirs du métro. Ça sentait l'urine, la fatigue, les foyers abandonnés à regret, je dévisageais les hommes et les femmes à la grise mine, sur le point de renoncer au souvenir de ces deux rêves qui se faisaient écho à quelques mois.
Mais alors que je m'installais sur un siège de la ligne 1, détendant mes jambes, appuyant ma joue contre la vitre un peu tiède, est remonté à la surface, des tréfonds de ma mémoire, le souvenir un peu flou d'une scène souvent répétée alors que j'étais en terminale au lycée.
Entre deux cours, Caroline et moi avions l'habitude de nous installer un peu à l'écart des autres, sur un palier. Assis sur les marches poussiéreuses de l'escalier en bois, solitaire, mais à deux mètres seulement de nous, un jeune homme blond, d'un an plus jeune, restait là silencieux à nous regarder à la dérobée, écoutant peut-être ce que nous disions derrière son air un peu triste. Depuis notre bulle, nous n'avons jamais, je crois, songé à lui demander son prénom, ni même, évidemment, s'il voulait prendre part à nos conversations. Mais je sentais son regard et je connaissais la joliesse de ses traits, une belle peau blanche, un lointain cousin, peut-être, d'Hermann, Peter, Helga ou Hans. Et à 15 ans de distance, ma tête ploya sous la peine : la beauté croisée et qui laisse quelque chose d'une brûlure.

lundi 20 avril 2009

Du train, du père

Le train a dépassé Dax. La lumière est magnifique de douceur. Au dehors, alternent les champs à la terre noire, les forêts de pins, les étendues d'herbe à la couleur de blé et les tout jeunes résineux. À perte de vue, paysage monotone et plat s'il en est. Il est trop tôt pour les collines. Çà et là, des arbres gisent sur le sol sablonneux, déracinés par la dernière tempête.

Une zone industrielle sur laquelle semble régner une grosse usine de cellulose de pin. Des containers de toutes les couleurs empilés (je pense toujours à Anvers et à la zone industrielle sur le Schelde), des palissades assez laides qui semblent n'être là que parce qu'il faut bien en vendre et en acheter.

Vers 14 ou 15 ans, il m'arrivait d'accompagner mon père dans ses déplacements professionnels. Il me laissait dans la ville toute proche. Je déambulais, le walkman sur les oreilles, avant de m'installer dans un café où je commençais la lecture du livre que je venais de trouver. Ou, plus rarement, je le suivais dans l'usine où l'attendaient le client et les grosses machines malades. Et je visitais avec lui le site, j'observais attentivement les complexes chaînes (le bois coupé suivait le cours de son destin), les gros boutons rouges d'arrêt d'urgence, les consignes en allemand qu'il s'échinait à vouloir me faire traduire. Et il y avait toujours un ouvrier plus charmant que les autres près duquel je passais - odeur mêlée de sueur et de poussière de bois qui s'échappait de sa tenue bleue, les mains épaisses manipulant les machines et les morceaux de bois.

Je me revois, lors d'une de ces visites, assis dans l'herbe aux abords de l'usine, en train de lire L'Ensorcelée de Barbey d'Aurevilly, sentant sur ma joue le regard devenu lourd d'un de ces hommes bleus. Il était encore trop tôt pour que je sache que je ne pourrais pas toujours lancer des regards en coin sans conséquence.

Nous quittons Bordeaux. Un très joli jeune homme - je croise à l'occasion ses yeux d'amande dans la vitre du train - vient de s'installer. Il a adressé un petit geste de la main, d'une grande tendresse (petit mouvement des doigts, à peine esquissé) à une jeune fille restée sur le quai (sourire timide, dicté par le cœur, exempt de l'once de vanité qui passe parfois sur le visage des jeunes hommes) et qui le cherchait des yeux alors que le train démarrait.

Le soleil est en train de disparaître derrière la toile rose qui vole depuis la cime des arbres.

Je réalise aujourd'hui que si mon père rechignait à m'emmener avec lui dans des déplacements plus longs, c'était parce que l'une de ses maîtresses devait l'y rejoindre.

Angoulême semble déjà endormi derrière les volets peureusement clos (il est 21 heures), les seules lumières étant celles des feux de signalisation. Rétrospectivement, un certain nombre de choses prennent tout leur sens... Lors de vacances en Ardèche, mon père avait disparu toute une après-midi ou, plus exactement, ne se trouvait pas au bord de la rivière à pêcher, là où il était supposé être. Il avait par la suite prétendu n'avoir pas bougé, alors que ma mère et moi étions passés plusieurs fois, ma mère de plus en plus angoissée - mon père était sans doute déjà mort, tombé le nez en avant et emporté par le courant.

Il aura décidément fallu à ma mère beaucoup d'énergie pour ne pas voir l'évidence toutes ces années. Les rendez-vous professionnels inattendus sur le chemin de la maison pour justifier les absences, les retards.

Quand j'étais petit, je ne le voyais guère que le week-end, aussi m'apparaissait-il pour à peu près étranger. Et il n'était jamais totalement présent, même là. « Ton père est fatigué ». « Ton père a beaucoup de travail ». Je ne lui en veux pas, parce que j'ai l'impression (sans doute à tort), que même là, il n'aurait pas su contraindre mes angoisses. Peut-être aurait-il pu toutefois m'épargner davantage au moment de leur séparation, moins déléguer, ne pas croire que notre distance faisait de moi un confident possible (« ta sœur est ce qui nous a obligés à nous marier, ta mère et moi, et toi, ce qui m'a empêché de partir plus tôt »).

dimanche 19 avril 2009

Des hommes du parc




Le soleil, à l'horizon, s'enfonçait lentement dans l'océan. Au-delà du regard, la ligne d'un bleu sombre, entre le ciel et la mer, se brouillait, entrait en ébullition peut-être, devenait lentement orange. Dans d'ultimes reflets de rouge, les petites allées s'enfonçaient à flanc de falaise, entre les branches d'une végétation complice. On voyait, çà et là, les petites pointes des cigarettes, et l'on devinait déjà, comme tombées avec la nuit, les odeurs mêlées du tabac et du désir. Et ce fut enfin l'heure noire du cliquetis des boucles de ceintures, les boutons défaits à la hâte. L'heure noire, la belle heure, des marches hâtives - les regards en biais et les moues boudeuses. Un regard fut lancé, avec un souvenir de sauvagerie, soigneusement évité : le garçon timide avançait, les yeux sur le sol, dans le déni de ce qu'il venait chercher. Bientôt il arriva dans un cul-de-sac ; le chemin venait mourir là, sous un arbuste fleuri qui avait patiemment grignoté l'audace des pas répétés (autrefois ils descendaient un peu plus bas, au plus près de la mer, là où les roches se détachent avec fracas). Il s'assit sur un banc et, à son tour, alluma une cigarette.
Au loin, les pas un peu lourds, les respirations fatiguées des plus vieux. Son regard allait de ses pieds au bout incandescent de sa cigarette, tenue entre son pouce et son index - la posture était rodée - et, de temps à autre, entre les branches des arbustes, il affinait sa nonchalance, il adoucissait son regard, il esquissait un sourire, lancé à la mer, aux divinités des chemins, de la nuit et du désir. Les pas se rapprochèrent. Il affaissa ses bras entre ses jambes écartées et écrasa la cigarette sur la terre, traça avec le mégot un dessin obscène sur le sol. Lorsqu'il releva la tête, un homme lui faisait face, qui osait le sourire éclatant.

vendredi 27 mars 2009

D'un retour

Le jeune homme s'assit sur un arbre abattu pour reposer un peu les muscles de ses jambes. Dans le ciel bleu glacé, plus un avion ne passait depuis longtemps déjà, mais il faudrait des semaines, peut-être des mois, avant que l'on ne perde cette habitude imbécile de les guetter encore, de croire les entendre.
Il huma profondément la paix retrouvée, pour être bien sûr de toujours en conserver la trace mnésique. Les villes et les campagnes se réorganisaient lentement. Au-delà des forêts, par-delà les rivières, les hommes construisaient la vie nouvelle, regardaient, tout comme lui, l'horizon victorieux. Et partout, les enfants retrouvaient les jeux de la rue, couraient pour le plaisir.
Forclusion3.JPGDes compagnons étaient partis cultiver les champs longtemps abandonnés. Il y avait tant de bouches à nourrir... Les femmes au visage maigre, les hommes dont les muscles avaient peu à peu fondu tout au long de ces longs mois, tous comptaient sur eux. Certaines usines avaient redémarré, pas toutes : on se contentait de l'essentiel.
Le jeune homme entendit, au loin, le murmure d'un chant qui s'élevait peu à peu. Un village était tout proche. Il sortit de sa poche un morceau de pain rassis qu'il faisait durer depuis plusieurs jours. Il le mâchouilla longuement, sentit le pain détrempé de salive coller à son palais, dans le bonheur renouvelé de la nourriture suffisante.
Il sortit sa flûte et accompagna le chant des villageois. Il touchait au but de son voyage : là-bas, au bout du chemin de terre qui traversait la forêt, l'attendaient les champs et quelques vieilles machines qu'on pouvait encore faire fonctionner. Sinon ? Bah, sinon, il attellerait le moins vieux des bœufs. Et si tous étaient morts, il creuserait lui-même, avec les bonnes volontés qui ne manquaient plus, les sillons de la terre. De quelles nuances de brun se colorierait-elle, quelle odeur aurait-elle, ici, autrefois nourrie de l'humus abondant ? Quels légumes, quels fruits leur offrirait-elle ?
Le jeune homme sentit courir dans ses muscles de liane l'impatience. Il rangea sa flûte dans sa poche et reprit sa route. Bientôt il repensa à son bel amour qu'il avait dû quitter au lendemain de la Révolution. Sur les fibres nerveuses, innombrables, de ses doigts, glissait la mémoire des doux cheveux noirs, le blanc de la peau. Et il lui fallut peu d'efforts pour retrouver le sel de ses lèvres.
- Quand nous retrouverons-nous ?
- Bientôt...
Et il l'avait embrassé au milieu d'une foule qui criait encore, qui chantait.
« Viens, nous devons y aller », lui avait lancé un compagnon qui achevait de coller des affiches sur lesquelles on pouvait lire : « Aujourd'hui la victoire, demain le bonheur » et qui annonçaient la réunion du soir dans le palais abandonné aux hommes et aux femmes.
Le jeune homme vit apparaître, après un virage, les premières maisons et lâcha un cri de surprise : une éolienne était déjà construite.

jeudi 26 mars 2009

Du nouveau jour



Et puis le soleil se leva dans un ciel apaisé, sur les charniers des plaines et les vallées heureuses. Dans les forêts, ici et là, les rayons blancs frappant, à travers les branches, les jeunes jonquilles, auraient pu susciter bien des espoirs. La vie reprit son cours. Les petites choses grouillantes s'éparpillèrent dans les feuillages, les petits mammifères affamés sortirent bientôt de leurs terriers, agitaient les grandes herbes, à l'affût des proies les plus faibles, les plus fatiguées. Les oiseaux, de branche en branche, recommencèrent à piailler : les oisillons réclamaient l'insecte et le ver. L'eau - les étangs, les rivières et les mers - frémirent à nouveau de la vie. Enfin, les hommes s'éveillèrent et recommencèrent à marcher, droit devant eux, comme dans un premier jour, surpris du bruit sourd qui frappait leur poitrine, de la fraîcheur qui s'éparpillait sur leur peau, qui entrait à l'intérieur d'eux. Ils marchaient, le regard posé sur un monde neuf. Certains retrouvaient le goût de la terre ; d'autres, plus chanceux peut-être, reconnaissaient la douceur de l'eau sur les lèvres gercées. Mais tous marchaient dans l'inconnu de leur vie, de leur mémoire. Tous retrouvaient dans les torsions de leur ventre, la physiologie de la faim, dans le vent frais encore, qui caressait leurs épaules, le froid et la solitude de l'homme. Mais ils marchaient au hasard, dans l'ignorance de leur passé et des chemins qui, au-delà des collines, des forêts et des mers, conduisaient à leurs villes désertes, à des machines monstrueuses qui, certainement, les auraient effrayés. Petit à petit, chacun retrouva la parole, ouvrait la bouche, expirait l'air tiédi de ses poumons et émettait un petit cri d'abord. Ils ne savaient plus ce qu'ils étaient, s'accommodaient mal (vous plissez un peu les yeux lorsque le soleil de midi frappe votre rétine) de ce que les sens (la beauté du monde n'avait aucune réalité) leur disaient du chaos.
Et l'on n'était pas assuré que quoi que ce soit put encore se graver dans leur cerveau.
Pourtant, une image finit par émerger d'un passé qui n'était pas le leur - mais avaient-ils seulement la notion du temps ? Deux jeunes hommes marchaient l'un derrière l'autre, et le second disait au premier, lequel tournait un peu la tête sur sa gauche (ou bien ralentissait) pour mieux l'entendre :
- Je suis là si tu veux... tu n'as qu'un mot à dire...
Celui qui marchait devant, le plus grand des deux, regardait alors droit devant lui, ses yeux fixés sur un point mystérieux de l'épais brouillard, et finissait par répondre, dans un sourire triste (et tous, à cet instant de leur unique souvenir, partageaient ce sourire qui déformait leur visage d'enfants du temps) :
- Je suis loyal, tu sais...
Le plus jeune des deux baissait alors la tête et disait dans un murmure :
- Oui, je sais...
Et tous continuaient à marcher.

D'un départ



Et puis soudain, il s'impatienta. Il voulut se soustraire, non sans avoir mis préalablement le feu à sa maison, avec l'idée tenace que rien ne devait demeurer. Arrivé au petit bois, celui de l'enfance et de quelques jeux heureux, il ralentit sa course et se retourna pour voir les flammes sortir des fenêtres du rez-de-chaussée. Des flammèches courraient le long de la glycine et la lumière orange dansait déjà derrière les fenêtres du premier étage.
...

Il était au bord de la falaise, son visage fouetté par le vent : il sentit le réconfort des embruns qui excitaient ses terminaisons nerveuses. Les mécanismes obscurs de la mémoire gravaient encore électriquement - et dans quel but ? -, ce que ses yeux voyaient, les informations sur la température et l'humidité, sur la fatigue de son grand corps, le bruit des vagues sur la roche. Au loin, on entendait les bruits de la guerre, bientôt ses cris.
Les ions de calcium et de potassium transmettaient dans un élan incontrôlable toutes ces données chaotiques. Et fatigantes. Les ordonnaient déjà avec un sens mystérieux, croisèrent bientôt d'autres influx nerveux.
Lui revint la conversation qu'il avait eue avec ** peu de temps auparavant.
- Je suis là. Tu ne me vois pas ? Tu ne comprends pas ma tête qui se penche ? Je marche devant toi, ma nuque est là qui attend.
- Oui...
- Tu ne saisis pas le sens de mes silences ? de mon regard qui se pose sur toi dès que je le peux ? Je t'offre davantage que la tendresse. Je t'offre... Et je sais que tu connais la magie du corps. Qu'il suffirait que tes doigts courent sur ma nuque pour que... Tu ne sais pas cela ?
- Si...
Mais le jeune homme, celui qui restait là, silencieux face à l'horizon, dissimulait faiblesse et lâcheté derrière les alibis de la loyauté, de l'amitié pour l'autre, le troisième, celui qui, si souvent encore, caressait le cou et les cheveux de jais. Silence des mots et du corps. Même si la nuque blanche le ravageait. S'il rêvait parfois (souvent) des tendresses de l'aube jaune et de la violence d'un crépuscule, de ses mains redevenues puissantes qui froissaient un peu les flancs, dévoilaient le lisse du dos. Poser la joue sur ses reins. Attendre un instant. À peine davantage.
...

Il monta dans la barque et commença à ramer avec constance : la côte s'éloigna. Mais il lui fallut de nombreuses heures pour que l'arrête de la falaise se perde dans la brume. Il s'allongea comme il put et somnola un peu. Les avions passaient au-dessus de sa tête. Il s'endormit peut-être. Peu lui importait. Son cerveau avait renoncé à tout ordonner. Était-ce la paix ? Il se remit à ramer. Quand il estima qu'il était suffisamment loin, quand il crut avoir la certitude que les courants ne le rendraient pas à la terre ferme et que son corps serait définitivement soustrait aux mains des vivants, il commença à remplir la barque d'eau.

lundi 16 mars 2009

D'une femme

Il était un peu tard pour rentrer du travail et je devais encore passer chez notre prestataire pour y déposer d'ultimes - du moins suis-je en droit de l'espérer - corrections. J'aime bien la ligne 2 du métro (Nation/Porte Dauphine), parce qu'on y croise une faune que, par nostalgie (et romantisme prolétarien ?), je serais tenté d'apparenter à l'éternel populaire parisien.
Depuis que la RATP a changé les tampons des freins, il y a à présent quelques années, les virages que le train aborde vers Jaurès sont beaucoup moins bruyants : les crissements métalliques ne vrillent plus les oreilles, ne provoquent plus les grimaces des touristes ou de ceux des Franciliens qui empruntaient pour la première fois cette ligne. Autrefois, seuls ceux qui étaient habitués de longue date ou écrasés de fatigue gardaient le nez enfoncé dans l'échancrure de la chemise.
Peu après Nation, s'est installé en face de moi un transsexuel. Avant même de remarquer l'entre-deux de l'identité sexuelle ou l'à-peu-près de sa féminité en devenir permanent, ce qui m'a saisi, c'est son regard halluciné ravageant un peu le visage qui s'inspirait (c'est l'impression que j'ai eue) de Marisa Berenson. Ils étaient écarquillés et lancés sur le vide. Un peu effrayants. Mais je n'ai pas tardé à comprendre. Assis sur les strapontins derrière elle, trois jeunes Anglais avec leurs gueules de (red-?)skins, montés à la même station qu'elle, n'en finissaient pas de rire de la rencontre. Ils échangeaient des regards entendus et de longs rires cruels. Ils se tapaient sur les cuisses, l'un invitant les autres à tenter l'expérience (il la désignait du menton, faisait des clins d'œil). Le plus vieux des trois, en diagonale, lui lançait des regards lourds de consternation, mâtinée tout à la fois d'amusement et de mépris. Et elle, son long visage anguleux et un peu grêlée sous le maquillage, regardait fixement devant elle, concentrée et grave. À un moment, profitant du départ d'un voyageur, elle a changé de place, s'est jetée tout à la fois sur un journal et une place un peu éloignée, à peine plus à l'abri des railleries. À la Chapelle, les trois types sont sortis. Elle s'est levée également : son grand corps s'est déployé pour enjamber les hommes fatigués dont les corps s'évasent en soirée, mais en prenant tout son temps, peut-être pour laisser aux types un peu d'avance. Où finissent les ricanements et où commencent les coups ? Voilà ce que je me suis demandé en la voyant postée sur le quai. Elle aussi peut-être, qui a fait mine de fouiller dans son sac à main pour leur abandonner et le temps et sa fierté : les laisser partir, se refaire en quelques instants un visage serein.
Je lui souhaite les regards souriants de tendresse, ou les visages indifférents, neutres, que l'on offre aux inconnus croisés dans la rue.

samedi 14 mars 2009

D'un vieux monsieur

Une pause-café dans le bas de la rue de Belleville où se croisent à la terrasse lecteurs de Libé et de Paris Boum Boum. Plus tôt dans la matinée, j'étais à Télégraphe pour le boulot, à l'heure du marché. Les vieux Algériens fumaient à la terrasse du café : les méfaits du tabac n'ont pas encore éveillé la méfiance ou la peur chez les vieux travailleurs du nord et de l'est parisien. « L'aîné travaille depuis un mois et demi », lance l'un d'eux à un copain qui passe.
Je n'ai pas pu m'empêcher d'aller voir le petit jardin de l'immeuble où vivait Jean-Philippe et dans lequel il faisait des barbecues dès le mois de mars. Rien n'a vraiment changé et je n'aurais pas été étonné de le voir sortir, les cheveux en bataille, le tee-shirt découvrant le ventre, crachant ses poumons, son mug de café à la main, Libé sous le bras.
Et puis j'ai eu envie de marcher avant de rentrer. Passer par la Place des fêtes. En me disant qu'il serait bon d'avoir plus de temps, pouvoir flâner comme ça davantage, observer les gens, écrire des livres. Me rendre poreux aux visages, aux conversations qui me parviennent déformées, étranges.
Le temps est le seul luxe que je réclame. Le bel appartement, l'espace de la chambre d'ami, le jardin, les beaux objets d'art ou la distinction d'un décor aventureux et moderne - rien de tout cela ne me manque vraiment. Je réclame juste du temps.
Du temps et du sens.

Je regarde les gens passer. Certains ont l'air soucieux, tout comme moi. Des rêveurs peut-être, avec lesquels le monde n'est pas tendre, monde qui se prive de la beauté d'une phrase, d'un dessin, d'un discours ou d'un geste, autant d'élans de l'humain - le désir d'élaborer le monde, quelque part entre le dedans et le dehors, entre l'autre et soi, pour que les regards se posent conjointement, dans un temps enfin suspendu, sur cet espace fragile et instable d'où émergent le monde et le beau.
Mais cet espace de la fantaisie et de l'incertain inquiète. Mais nos dirigeants, dans leur infinie sagesse, croient que cet espace n'est qu'un flottement inutile entre les rouages dont ils sont les fiers ingénieurs. Alors ils serrent les boulons et les vis. Être plus efficace, dans l'illusion d'une forme d'élégance bureaucratique, économique.

...

Un vieux monsieur m'a demandé si je pouvais recopier au propre la lettre que lui a rédigée l'assistance sociale, ce afin qu'il puisse obtenir la carte Émeraude. Cette carte lui a été refusée parce qu'il n'était pas en mesure d'apporter tous les justificatifs. Oui, on en est bien là. Il s'appelle Mohamed, il a soixante-six ans et est invalide à 80 %. Quand il fait beau, il dort dehors pour économiser sur sa retraite : 560 euros par mois. Sinon, il dort à l'hôtel. Le moins cher du quartier (vingt euros la nuit) a été fermé par la Préfecture. Depuis cinq ans, il vivote : quand il fait beau et qu'il est dehors, les gardiens du parc le laissent laver ses vêtements dans la fontaine. « Quand je suis arrivé, en 1972, la France, c'était le paradis. Je n'ai jamais rien fait de mal. Je n'ai jamais eu une amende. » Son père est mort d'une balle perdue pendant la révolution algérienne.
Il n'aime pas les foyers : on lui a volé son argent, ses chaussures, ses béquilles (il s'est fait renverser par une voiture).
Ses enfants vivent en province, ne s'intéressent guère à lui. « Mais la solidarité est encore très forte dans la culture musulmane ? ». Ma question est naïve. Tout cela a disparu. Son frère, en Algérie, lui a dit : « Tu as voulu aller en France, maintenant tu te démerdes. »
On parle de la marche du monde, des guerres du pétrole.
Il me dit qu'il ne manque pas de courage, qu'il ne baisse pas les bras, à moi qui suis désemparé déjà, avec un travail et un toit. Il me dit que son assistante sociale est très gentille - elle lui a donné son numéro de portable pour qu'il la joigne plus facilement. Il me remercie, il veut m'offrir un café, il attire sur moi toutes les bénédictions de Dieu.
J'ai envie de m'asseoir dans un coin et de pleurer. Je voudrais trouver la force du combat. Il me demande si je trouve normal ce qui lui arrive. Il a travaillé toute sa vie.
Combien sont-ils ceux qui gagnent en un mois ce qu'il touche en un an ?

« Saisissons ici des pensées simples, des pensées immédiates, essentielles et comme primaires qu'on ne saurait trop répéter, de la façon que les maîtres d'école font les quatre règles et l'accord des participes. Ces pensées communes disent qu'il n'y a point Homo faber, Homo artifex et Homo sapiens, Homo economicus et Homo politicus, Homo nooumenon et Homo phenomenon, mais tous ces hommes particuliers qui naissent, qui ont certaines vies, qui engendrent, qui meurent, le manœuvre qui gagne vingt-cinq francs par jour et le politique qui habite villa Saïd, la fille qui va au cours Villiers et celle qui couche cité Jeanne d'Arc dans la même pièce que ses parents et que ses frères, le militant révolutionnaire et l'inspecteur de la Police judiciaire. Il y a d'une part la philosophie idéaliste qui énonce des vérités sur l'homme et d'autre part la carte de la répartition de la tuberculose dans Paris qui dit comment les hommes meurent. »
Paul Nizan, Les Chiens de garde, Paris : Rieder, 1932.

lundi 9 mars 2009

De ceux-là

Un vieux monsieur est là, appuyé contre l'angle du mur (je devine presque la marque que l'arrête va durablement laisser sur l'épaule anguleuse). Certains commencent à plier : ils entassent les cageots vides, décrochent les toiles de plastique bleu qui séparent certains étals d'autres. Plus loin, un jeune maraîcher surveille du coin de l'œil le vieux monsieur (j'ai envie de l'appeler Paul), pose délicatement par terre, dans un cageot un peu déglingué, les fruits moins bien calibrés (moins ronds, moins rouges, que sais-je encore), un peu abîmés, ceux qui n'ont pas eu l'heur de plaire aux chalands, ceux qui ont appelé chez certains enfants des moues dégoûtées ou des « beurks » sonores. Paul est toujours immobile : les rares mamans (les papas sont déjà installés en terrasse : ils feuillettent le journal), les quelques vieilles qui peinent à tirer leur cabas sont encore trop nombreuses. Il surveille leurs allées et venues, s'impatiente peut-être, craint qu'un autre, plus audacieux, moins timide (quel terrible luxe que la timidité) ne le devance et rafle la totalité des fruits et légumes qui resteront sur le trottoir - oh, pas bien longtemps - après le départ des marchands. Pendant ce temps-là, un peu plus loin dans la rue, une dame sans âge, son foulard de vieille campagnarde d'Europe centrale sur la tête, demande de l'argent dans un mauvais français, écroulée dans ses sacs, nombreux et défraîchis. Dans quel hangar désaffecté les traîne-t-elle encore le soir ? Je passe devant elle sans oser la regarder : j'ai déjà donné la monnaie de mes poches - butin bien léger (on soupçonne mal les mécanismes odieux qui peuvent vous conduire à ne garder dans les poches que la monnaie la plus dérisoire) - à un vieux monsieur en casquette, à qui j'ai eu envie de dire « à la vôtre ».
Je ne peux évidemment pas prétendre que c'est à cause de cela que je m'étais fâché avec elle, mais j'avais difficilement supporté ce que m'avait dit Hélène un jour, à savoir qu'elle ne donnait qu'à ceux qui faisaient quelque chose - les chanteurs, les vendeurs de journaux : même dans la rue, même avec un pauvre violon à deux cordes, on leur demande encore de jouer le jeu, de perpétuer encore, à un degré dérisoire, le système même qui a contribué à les exclure. Farce sordide.

Quelle fut leur enfance ? - voilà la question que je me pose à l'occasion, à voir les visages parcourus des sillons de la faim et de la rue.

Quand j'habitais encore Montrouge et que nous allions à l'occasion faire les courses en voiture, O. et moi, il y avait, dans le parking souterrain du grand supermarché, un petit garçon (polonais je crois), de dix ou onze ans, qui attendait là la main tendue. Dans un parking souterrain, c'est-à-dire (il faut bien le comprendre), dans la lumière artificielle, parmi les pots d'échappement, il se poussait pour laisser passer les caddys pleins. Pour me donner bonne conscience - parce que ce petit visage souriant, dans ce parking, était intolérable - je lui laissais la pièce du caddy, des fruits et des bonbons. Il me remerciait, ce qui était plus insupportable encore, et il me faisait au revoir de la main. Et je restais silencieux dans la voiture, non sans laisser émerger à la surface de ma conscience, l'envie de l'enlever. « Oui, le monde peut être autre chose ».

Il faudra rendre des comptes un jour pour tous ceux-là : les parents que l'on vient cueillir à la sortie des écoles et que l'on renvoie « chez eux » ; les humiliations incessantes de la pauvreté ; les petites prostituées d'Europe centrale ou d'Afrique sur lesquelles passent les vendeurs, les pères de famille, les flics à l'occasion ; le délit d'aide à personne en situation irrégulière ; les campements dans le bois de Vincennes ; ceux aux abords du shuttle ; les passagers clandestins jetés à l'eau ; la porte de l'église Saint-Bernard enfoncée à la hache ; le DAL condamné.

samedi 28 février 2009

Des objets, toujours des objets

En réponse au commentaire de Lancelot sur ma note traitant des vieilles photos, j'ai eu envie de refaire un point sur la façon dont je vois les choses. J'avais déjà abordé la question au tout début de mes activités sur le blog et ces questions-là sont récurrentes.

Je voudrais partir d'un constat que, pour beaucoup, nous faisons à l'occasion : l'objet n'est pas que cette chose sans vie, posée là, décorative ou fonctionnelle, dont nous userions, que nous regarderions, sans interactions complexes. Nous avons tous constaté sa propension à disparaître, à se cacher, à parfois tomber sous notre regard - et dans ces cas-là, il semble même se livrer à une certaine provocation. Pierre Herbart, que j'ai pas mal étudié, se laissait volontiers aller à les croire capables de tout : observer silencieusement, mais avec une intensité pouvant véritablement rendre fou, complotant à l'occasion. De ce point de vue, les objets conserveraient (ou développeraient) un caractère magique qui les apparenterait aux fétiches. Pierre Herbart est en phase avec son époque : les surréalistes, dont il fut le contemporain, interrogeaient eux aussi la fausse innocence de la chose, objet qu'ils s'échinèrent à manipuler, à détourner dans une sorte de préfiguration de l'installation artistique : de l'objet naît du sens indépendamment de sa fonction. Ils étaient tout à la fois fascinés (tout comme moi) par l'illustrateur Grandville (mort à l'asile d'aliéné), qui évoquait la sourde menace de l'objet, et par les objets religieux d'Afrique et d'Asie, très officiellement chargés magiquement (« chargé » au sens presque électrique du terme).
Lancelot émet l'hypothèse que les objets conservent une trace, une charge conférée par ceux qui les ont possédés auparavant. Je ne sais pas si, en écrivant cela, il pense également aux maisons qu'on dit maudites, dans lesquelles on se sent mal à l'aise, dont les murs semblent exsuder les angoisses, les tragédies qu'ils auraient comme magnétiquement enregistrées.

Il y a beaucoup de traces, préindustrielles, de la fascination qu'exerçaient les objets, dans la mesure où celui qui les fabriquait avait un statut particulier (et je pense bien sûr tout naturellement au forgeron qui violentait la terre nourricière). On peut imaginer que l'objet fabriqué conservait potentiellement une part surnaturelle, ce d'autant plus facilement que la magie était alors partout et que la pensée était essentiellement d'ordre analogique - magie toutefois neutralisée, peut-être, dans la mesure où, sauf à être cassé, il demeurait longtemps dans une famille, s'usait, perdait peu à peu de la substance, passait de main en main sans que l'on songe, sans doute, à transmettre simultanément son histoire, les conditions de son acquisition : il était dans la famille et les paysans se seraient étonnés que l'on cherche à en connaître la provenance.
(Et je tiens à préciser à Lancelot que les objets rituels que les touristes ou les marchands d'art achètent à présent en Afrique ont fait l'objet d'une manipulation magique, de la part du sorcier, afin de les neutraliser : c'est sans aucun pouvoir qu'ils sont vendus, ils sont redevenus un morceau de bois. On ne peut toutefois sans doute pas en dire autant des objets volés à l'époque de la colonisation.)

La révolution industrielle marqua une rupture violente, orchestrée principalement autour de deux phénomènes : d'une part, la production de masse, d'autre part, le triomphe de la Raison.
La production de masse est censée marquer la disparition de l'objet artisanal et voit l'apparition et la généralisation de la normalisation - et par goût, et par nécessité. Par goût, parce qu'on y voit la manifestation de la raison : optimiser l'objet, le rendre fonctionnel, réduire l'inutile (mais l'inutile reviendra : la forme, soumise à la mode), le rendre interchangeable, promettre à l'acheteur du nord qu'il aura exactement la même chose que celui du sud. Apparaît alors l'ingénieur. Par nécessité également, parce qu'avec la diffusion du libéralisme et l'idée de production, il faut pouvoir découper toutes les étapes sur une chaîne de fabrication, et assigner à un petit paysan venu à la ville une tâche simple à réaliser.
La production de masse, tout à la fois cause et conséquence de l'implacable couverture du pays en voies ferrées semble promettre la neutralisation de l'objet. Mais ce n'est pas si simple, notamment parce qu'avec la possible accumulation de choses (ce qui n'est plus, depuis la Révolution française, le seul apanage de la noblesse, et bien parce qu'à présent chacun peut prétendre à leur possession) apparaît un phénomène d'aliénation.
La paysannerie ne se posait guère la question de l'accumulation : y avait-il assez à manger ? pourrait-on doter les filles d'une dote ? La noblesse avait été dans l'accumulation et bien entendu dans une certaine forme de compétition qui mit à genoux bien des membres de la petite noblesse qui s'épuisait à tenir son rang ; et la dette du royaume était elle-même considérable à la veille de la Révolution. Pour autant, c'est la bourgeoisie sans doute qui initia véritablement l'accumulation comme valeur. D'une part, parce que c'était elle qui disposait des moyens de production ; d'autre part, parce que, même très anciennement enrichie, elle émanait du tiers état et, ne pouvant accéder au statut de noble (sauf sous Napoléon et au moment de la Restauration), il importait qu'elle puisse se distinguer de la masse des gueux - paysannerie pauvre, paysannerie riche mais inculte, petits commerçants. Demeura le goût pour l'objet d'art. Si on réclamait autrefois à l'artiste de célébrer la puissance de Dieu ou du seigneur, on lui demande à présent de fêter les valeurs de la société bourgeoise - enrichissement, modernité. Et c'est bien à la croisée de questionnements multiples que les artistes du XIXe siècle exercèrent leur art, dans un monde qui évoluait sans cesse, fascinés ou terrorisés par une technicité qui promettait un progrès sans fin. De là vient la multiplicité des courants artistiques, les procès retentissants que les autorités firent, à l'occasion, aux artistes qui refusaient de participer à la seule célébration de la société bourgeoise. De là également la volonté des artistes d'assurer leur autonomie, de refuser aux critiques officiellement bourgeoises le droit de juger de leur art : seuls les pairs y étaient autorisés.
L'attrait pour l'objet artisanal - tel qu'on l'éprouve aujourd'hui, égarés que nous sommes dans la quête d'une authenticité qui n'est que création sociologique (il suffit, pour s'en convaincre, de regarder les émissions consacrées à ces maisons superbes dont on nous offre à voir toutes les pièces) - ne pouvait pas rivaliser avec la fascination qu'exerçait l'objet fonctionnel et dont l'accumulation, à l'instar de celle de l'objet d'art, signalait la richesse.
À tel point que, bientôt, le décor l'emporta sur la simple addition d'objets, ces derniers se trouvant en quelque sorte médiatisés. Médiatisés par ceux qui possédaient, médiatisés également dans le regard de ceux qui ne possédaient pas et qui entendaient à l'occasion, à l'heure d'une voie communiste possible, redéfinir les valeurs humaines. (Mais les communistes ne dénonçaient pas la profusion des objets. Ce qu'ils dénonçaient, c'était leur mode de production qui aliénait le prolétariat pas encore devenu consommateur : la valeur d'échange enrichissait le capital et donc les possédants. En aucun cas, ils n'auraient célébré l'objet artisanal et, d'ailleurs, les résistances déployées par certains, en URSS, à l'heure de la standardisation de l'objet, reprochant à la marchandise d'être dénuée d'âme, provoquèrent la foudre des intellectuels communistes qui n'y voyaient qu'une résistance de la réaction.)
Les romans de Nizan regorgent de ces décors, de ces intérieurs qui font sens et qui désignent au lecteur l'ennemi : regardez ces objets accumulés qui sont le propre de la bourgeoisie. Le recours au décor pour signaler leur statut social ou leurs positions idéologiques est même à ce point ancrée dans la bourgeoisie - nous dit Nizan - qu'il se manifeste même chez celle de la jeunesse bourgeoise qui feint de prendre fait et cause pour la révolution : l'intérieur épuré d'une chambre de bonne (achetée par papa), le minimum de confort, le portrait de Lénine trônant en bonne place en disent davantage sur ce que le jeune personnage veut sociologiquement et idéologiquement signifier que sur ce qu'il est sociologiquement. (Rien n'a vraiment changé aujourd'hui : un intérieur bourgeois épuré ne signifie pas l'indifférence à l'objet. L'absence même de l'objet célèbre sa valeur et le prix de son renoncement. Son absence est retentissante et signale tout sauf l'indifférence.)

Après avoir suscité l'intérêt des artistes, lesquels dénonçaient à l'occasion leur inquiétante profusion ou célébraient le retour à l'objet unique - c'est-à-dire artisanal -, après avoir essaimé dans les couches financièrement inférieures, l'objet (la chose), est devenu à son tour un objet d'étude philosophique (Heidegger, Arendt, Simondon, etc.), historique (Mumford), sociologique (Baudrillard).
En 1972, dans sa  Théorie des objets, Abraham Moles définit plusieurs types de rapports à l'objet :
- mode ascétique : l'homme se méfie du pouvoir magnétique des choses et de l'emprise que les objets, perçus comme des ennemis vaguement dangereux, ont sur lui ;
- mode hédoniste : le plaisir de la possession atteint son paroxysme ;
- mode agressif : s'approprier l'objet dans un refus total de l'aliénation, casser, détruire (l'exemple des hordes barbares) ;
- mode de l'acquisition : l'être disparaît derrière les possessions ;
- mode esthétique : acquisitions répétées mais avec des critères étroitement définis et avec une forte censure interne ;
- mode surréaliste : intérêt manifeste pour la disposition des objets. Expérience rare et exigeante ;
- mode fonctionnaliste : l'objet est réduit à sa fonction ;
- mode kitsch : plaisir hédoniste de la possession mâtinée de pseudo-fonctionnalisme.
Chacun peut se positionner par rapport à l'objet en fonction de ces différents rapports possibles. Et l'histoire de la publicité souligne, elle aussi, l'évolution des grandes tendances. Dans les années cinquante, la réclame met en avant le mode fonctionnaliste : il s'agit de souligner le travail de la ménagère, de faciliter la vie de monsieur avant (la toilette, le rasage) et après (comment se détendre grâce à l'objet) le travail. Mais parce que l'intérêt pour l'objet se nourrit aussi (et surtout ?) des différences que l'on se doit de maintenir avec les autres classes sociales, et parce que le mode fonctionnaliste est à présent opérant dans toutes les classes grâce à l'invention du crédit à la consommation, il importe de se distinguer selon d'autres modalités. Certains artistes tendent à répéter le mode agressif qu'une société apaisée, civilisée, est censée avoir occulté. Le mode kitsch, tellement parisien, qui requiert une affirmation outrancière de ses choix, vise également la distinction : entretenir à l'objet un rapport distingué, bien loin de la fascination supposée de la populace. Bien évidemment, aucune de ces postures n'est tenable sur le long terme ; dans la mesure où elles sont largement orientées par la société de consommation, elles finissent par se diffuser dans toutes les sphères de la société et il est tacitement inadmissible qu'une attachée de presse du XXe arrondissement partage le même rapport à l'objet qu'une gardienne de vaches béarnaise ou qu'un caïd du XIXe. Il est des objets dont les publicitaires affichent l'universalité. En écrivant cela, je pense à l'iPhone. La marque Apple a toujours fait reposer sa communication sur l'élitisme : vous deveniez artiste rien qu'en achetant un McIntosh. Vous vous distinguiez de la plèbe qui allait acheter dans un hypermarché un PC laid et cinq à six fois moins cher. La tactique semble avoir sensiblement changé avec l'iPhone. Malgré ses manques fonctionnels (réels), malgré sa fragilité, il est en train de se répandre chez tous ceux qui veulent se distinguer et qui pourront de moins en moins le faire du fait de son succès commercial. On est prêt à être dans le rouge dès le 15 du moins pour s'équiper du précieux objet. Mais l'alliance des marchands du temple et des ingénieurs a tout prévu. Le nouvel objet (de nouvelle génération) est là, attend dans l'ombre ; plus perfectionné, à l'occasion plus cher (pendant ce temps-là, le prix de l'objet de première génération a baissé de sorte que toutes les couches sociales ont finalement pu s'équiper).

dimanche 22 février 2009

Des vieilles photos

Ma grand-mère m'a dit à plusieurs reprises qu'elle avait l'intention de détruire les vieilles photos de famille (du moins celles antérieures à la Seconde Guerre mondiale) qui sont en sa possession (de nos ancêtres mariniers notamment, de mon arrière-grand-tante Suzette qui adorait se faire immortaliser dans tous les costumes mis à sa disposition chez le photographe). « Je n'ai pas envie qu'elles se retrouvent un jour sur une brocante ». 1han3.jpgElle pense à ces photos couleur sépia de couples (debout, dans son costume noir, monsieur pose la main sur l'épaule de son épouse) ou d'enfants dans leurs aubes, les yeux au ciel, parfois agenouillés dans une attitude de recueillement. Tous morts à présent et exhibés dans de jolis cadres ovales. Moi qui suis le dépositaire de la mémoire familiale et qui peux nommer beaucoup de ces hommes et de ces femmes, ceux-là qui dorment dans la paix de boîtes à chaussures, boîtes glissées sous les piles de vieux draps dans l'armoire de ma grand-mère, je me désespère tout comme elle à retrouver chez des vendeurs ces vieux portraits de famille. À qui les regards sont-ils adressés ? Par delà le temps et la mort, à qui sont destinées ces mines graves ? Ces portraits ont-ils été volés ? ont-ils été vendus par un descendant indélicat ? Ces traits à peine souriants sont-ils encore familiers à quelqu'un quelque part ? Certaines vieilles personnes seules, dont on ne connaît pas le nom, qui sont nos voisins et que l'on croise dans les escaliers ou chez la boulangère, dont on ne sait rien, dont personne ne sait plus rien, voient parfois leur existence s'éteindre avant même leur vie : ils sont dans l'anonymat de la mort avant même d'être au tombeau. On cesse un jour de les croiser. Mais le plus souvent, on survit partiellement à sa mort : dans la mémoire des descendants, des fratries et des amis ; même déformés, altérés, parfois enjolivés, les traits demeurent. Pour autant, l'existence demeure précaire, ne dure qu'un temps, s'éteint à son tour lorsque plus personne n'est capable de vous reconnaître sur les photos ou que vous n'appartenez plus à aucun souvenir ; à moins bien sûr que l'on ne se soit illustré de son vivant, que les enfants ânonnent votre nom à l'heure des devoirs. Mais alors même, force est de constater que les grandes figures s'allégorisent, perdent de leur réalité, ne sont plus associées qu'à des batailles ou à des inventions, leurs existences prétendent être des vies, illusoirement protégées par le travail consciencieux de biographes ou de témoins. Mais tout cela sonne faux : comment peut-on prétendre redonner de la cohérence à une vie, lui rendre sa richesse et son intimité lors qu'on ne dispose que de matériaux factuels permettant d'étayer son existence. Il en est des portraits de famille sur les tréteaux des brocanteurs comme des objets : ils n'ont aucun sens, errent dans l'orphelinat du monde, passent de main en main, et ne font plus sens qu'intégrés à un décor, à une ambiance (au sens que lui donne Baudrillard) qui organise et structure, illustre et défend, la position sociale que le possédant entend tenir. Que nous apprend la mise en vente de la collection particulière d'Yves Saint-Laurent et de Pierre Bergé ? Il y a peut-être la douleur du survivant ; dans l'absence d'YSL lui-même au décor, l'ensemble perd de sa cohérence, se désharmonise, pire, ne fait que souligner l'absence. Mais cet évènement hautement médiatisé signifie également que le possible attachement aux œuvres d'art, la beauté qui stimule l'œil, l'épisode parfois rocambolesque de leur acquisition, tout cela ne suffit pas à assurer leur co-existence. Il leur faudra à présent passer à d'autres lieux, intégrer un autre décor au sein duquel on prétendra qu'ils prennent un sens tout à fait particulier alors qu'au fond, ils n'auront d'objectif réel que de signaler tout à la fois la richesse et le bon goût de l'acheteur. Leur essence aura été dévoyée : les artistes qui offraient au monde leurs œuvres, célébrant tout à la fois la puissance du mécène (car jusqu'au XIXe siècle, l'objet d'art était toujours une commande), mais aussi l'étrangeté de la nature ou la puissance du divin, n'imaginaient sans doute pas que leur tableau, que leur statuette auraient un jour à s'intégrer à une collection disparate. Le sorcier africain ou d'Océanie qui chargeait de puissance occulte le masque ou le totem aurait quant à lui tout lieu de s'étonner de l'usage fait, en Occident, de l'objet magique. Les artistes religieux de l'Asie ou de l'Égypte, enfin, n'imaginaient pas que leurs façades seraient découpées ou débitées, voyageraient dans des valises diplomatiques pour perdre et leur cohésion et leur pouvoir. -- La photo vient du site http://daguerre.org/gallery/hannavy/1han3.html

dimanche 15 février 2009

De l'invisibilité

J’attendais mon tour à la boulangerie. Devant moi, une femme réajustait son poupon dans la poussette, couvée par le sourire bienveillant de la jeune vendeuse. Au bout de vingt secondes, cette dernière a levé la tête, m’a regardé avec connivence et m’a dit : « Excusez-moi, je ne vous avais même pas vu ». Malgré une journée éprouvante, je ne me suis pas senti le courage de ne pas lui rendre son sourire et j’ai dit : « Ce n’est pas grave ».
Alors, bien sûr, les bébés font souvent cet effet-là, captant sans effort l’attention. Et d’ailleurs, j’ai cru percevoir une légère odeur d’ovulation spontanée s’élever dans la pièce, masquant peu à peu celle du pain tout juste apporté des fourneaux.
Si l’homme invisible existait, il serait aveugle : pour avoir ce don, il faudrait pouvoir ne pas opposer de résistance aux photons, lesquels le traverseraient sans effort et, donc, ne pourraient frapper sa rétine. CQFD. Dévoyant les lois de la physique, je me suis parfois demandé si, réciproquement, être myope ne rendrait pas transparent aux regards d’autrui. Errer dans la rue sans parvenir à accrocher le regard de qui que ce soit. Essayer peut être un exercice très amusant : marcher dans l’effacement.
Je crois que le langage porte les traces de ce phénomène. Ne dit-on pas « croiser un regard » ? Comme si les regards lancés un peu au hasard, loin de se faire nécessairement parfaitement face, se croisaient en une triangulation, quelque part dans l’espace si vaste de deux corps éloignés. En étant myope, en ne me corrigeant pas toujours, je me disais que, de fait, j’étais toujours dans un au-delà ou un en deçà du regard de l’autre, son regard ne rencontrant possiblement jamais le mien. L’invisibilité sans doute vient de là : ne pas croiser le regard, ne pas pouvoir.

Si je donne rendez-vous à quelqu’un dans une foule, il est fort à parier que je passerai inaperçu. Ce sera à moi de me manifester, d’aller à la recherche de regards saltatoires qui, littéralement, me contournent. Comme si je déviais la lumière. Je porte à présent mes lunettes à peu près constamment. Sauf qu’il y a sans doute quelque chose dans mon regard qui ne fonctionne pas complètement, sauf que, peut-être, mon œil ou l’étendue de mon être ne réfractent pas complètement, ou pas correctement, la lumière.
Mais pour être honnête, mon regard est lui-même souvent dans l’évitement (le souvenir fonctionnel du temps où j’étais myope peut-être), ce qu’on prend généralement pour de la distraction : je suis une fois monté dans la mauvaise voiture, croyant m’installer dans celle de G., m’étonnant qu’il ne me réponde pas ; je suis passé entre G. et Jean-Philippe (qui m’attendaient à la sortie d’un bureau de tabac) sans même les voir. Et je me rends compte que, lorsque dans les manifestations je regarde la foule, me demandant vaguement si je vais retrouver une connaissance, je vois plus que je ne regarde, comme si seule comptait mon attitude : ne me regardez pas, je ne vous verrai pas ; laissez-moi voir sans regarder.


Commentaires

Ce que j'aime dans cette note, c'est qu'elle oscille sans cesse entre satisfaction et déception, plaisir et frustration d'être invisible. Au fond, la morale ne serait-elle pas : on est vu SI l'on veut bien s'en donner les moyens. Le regard, notre regard propre, celui que nous guidons, lançons, dirigeons, nous raffermit dans notre être, et le fait d'être nous projette, à l'extérieur, vers les autres, bien sûr, mais aussi, dans notre regard personnel. Incessant mouvement de feed-back. Bien sûr, le contraire est vrai : moins on cherche à voir, moins l'on existe, apparemment. (ex-ister, se jeter hors de soi).
Je me suis posé un peu les mêmes questions que toi, ayant été confronté aux mêmes problèmes : myopie bien sûr, mais surtout étourderie (je préfère le terme anglais de "absent - mindedness" qui n'a pas d'équivalent satisfaisant en français, que je sache). Je passe à côté de connaissances intimes sans les voir, et on se vexe parce qu'on croit que j'ignore. C'est terriblement handicapant. Mais je considère plutôt ça chez moi comme une tare congénitale, et non pas comme une tendance à l'invisibilité.
Beucoup plus douloureux selon moi : parler sans être entendu. Je connais aussi (et PAS en tant que prof). Affreux. Affreux.
Écrit par : Lancelot | 16 février 2009


Ta dernière phrase me rappelle un reportage (ou un film ?) qui évoquait comment les pratiquants du kung-fu espéraient atteindre une vision globale de leur(s) adversaire(s) et de leur environnement, et non une vision précise détail par détail, ce qui permettrait de mieux anticiper (ou de mieux appréhender) les intentions d'autrui et les possibilités qu'offre l'espace de combat. D'où leur regard en apparence un peu vague à cet instant, signe d'une grande concentration, et d'où probablement aussi leur passion pour les héros aveugles trop forts :)
Écrit par : Kab-Aod | 18 février 2009


> Kab-Aod : malheureusement, Petit Scarabée, j'ai un début d'otite ! Autant te dire que je ne peux guère compter ces temps-ci sur l'ouïe pour pouvoir me battre à peu près correctement. J'espère ne pas faire de mauvaises rencontres.
> Lancelot : c'est un mécanisme récurrent chez moi que de vouloir faire passer une tare pour un aspect revendiqué de ma personnalité ! Ça n'aide pas à voir clair en soi, mais ça permet de patienter et de préserver l'égo en attendant des jours meilleurs ! ;-) Reste que cette note ne cherchait pas à exposer une "difficulté d'être" : je m'accommode plutôt bien de tout ça au fond (affirmation à mettre en rapport avec ma première phrase de ma réponse ?)
Écrit par : christophe | 18 février 2009    

jeudi 5 février 2009

Dans l'attente du sauvetage : G. (partie III)

Les yeux posés sur l’écharpe fissurent bien des murs (j’écoute alors Pink Floyd en boucle), m’invitent au combat. P. n’est pas ce qu’on appelle un élève travailleur et, un vendredi, en rentrant de déjeuner, j’apprends qu’il est renvoyé : je le vois passer, son sac sur le dos, l’air renfrogné. Je déboule dans le bureau d’une gradée quelconque et je braille, je me scandalise : l’échelle des sanctions n’a pas été respectée. J’attrape le prof d’allemand qui passe par là, prêt à nous faire cours et je lui explique la situation. J’ai un peu de crédit, il est prêt à nous suivre : nous nous installons par terre devant la classe pour obtenir un conseil de discipline en bonne et due forme. Il aura lieu et nous obtiendrons un simple renvoi d’une semaine et la promesse d’un travail acharné. J’aide P. à faire ses devoirs d’allemand (techniquement parlant, je les lui fais). Le borgne qui guide l’aveugle, mais au moins puis-je passer un peu de temps en tête à tête avec lui flanqué d’un alibi scolaire. À ses yeux et aux miens.
L’entrée à l’université est une libération. Les cours me plaisent et j’apprends sans difficulté les théories, les noms et les expérimentations qui ont fait date en psychologie sociale. Les cours de psychologie clinique et de psychopathologie m’enthousiasment, clarifient certaines choses. Si je me sens rougir à l’occasion (« si l’homosexualité a été rayée du DSM IV, c’est suite à la pression exercée par le lobby gay américain »), je trouve un nouveau souffle.
J’ai presque réussi à me persuader que l’hétérosexualité est une voie accessible, que c’est la sexualité elle-même (et pour des raisons que je devine) davantage que l’hétérosexualité qui me pose problème. Un soir, dans sa petite chambre de 7 m2, tout confort sur le pallier, j’embrasse Caroline. Je l’embrasse et je la déshabille. J’embrasse ses seins, caresse la soie de sa peau et hume le légendaire parfum d’un sexe de femme. Je joue avec mes doigts, avec ma langue, dans le souvenir sans conviction de ce que j’ai pu glaner ici ou là. Je ne suis pas complètement convaincu, elle non plus assurément, mais enfin, j’ai franchi un cap.
Il y a à présent une telle distance – dans la solitude de soirées sans fin, qui me laissent insomniaque, l’angoisse à l’occasion me terrasse – une élaboration à ce point aboutie que je peux même en jouer. Je ris avec Juliette de ses provocations qui me placeraient volontiers dans les bras d’un homme et, avec mon cousin Alexandre, nous jouons au petit couple charmant lors des repas familiaux qui nous ont rendus inséparables. On se donne du « trésor », on se passe la main dans les cheveux. « Alexandre est très amoureux de toi ! » me dit une de mes tantes, mi-provocatrice, mi-amusée, qui nous voit un jour faire notre petit numéro. J’aimerais trouver l’occasion de dire à ce cousin, un jour, à quel point il ne s’agissait que d’un jeu.
Mais il y a des lézardes, qu’il me coûte parfois de ne pas voir, sur la belle construction sociale proposée au monde. Il y a cette amie retrouvée qui me propose d’aller à la Gay Pride, à laquelle je vais, effectivement, flanqué de Juliette (on lui a loué un fauteuil roulant afin qu’elle ne fatigue pas trop) et… Caroline. J’en repars avec une pancarte d’Act Up (« ma femme est morte »). Il y a cette sortie que je tente, dans le Marais, entre deux cours, m’égarant dans le quartier Juif sans jamais trouver l’ambassade des gays (il est trop tôt pour que j’emploie le mot « pédé »). La douleur est diffuse et ses accès épisodiques. Il y a cet homme avec qui je sympathise lors d’une manifestation contre le sida et qui me dit avec gourmandise, parce qu’une abeille me tourne autour : « tu dois avoir la peau sucrée ».
Et puis il y a cette fameuse soirée organisée par Hélène, dans la maison de sa mère où elle réunit, le temps d’un week-end, ses vieux amis et les nouveaux, ceux qu’elle a rencontrés dans le centre de loisirs où elle travaille à présent pour payer ses études. Il y a G., un homosexuel de 24 ans. Il y a Caroline et moi. Trouble violent. Il y a G. Il est homosexuel, il est mignon et je devine que je ne le laisse pas indifférent. En une nuit, tout s’écroule, la patiente mais laborieuse édification s’effondre sur ses bases et laisse apparaître et le cœur et le désir.
Ils ont tous promis de passer me voir le lendemain à la piscine où, pour gagner un peu d’argent, je nettoie toute la journée les vestiaires, calme les gosses qui courent partout. Une jeune MNS avec qui j’ai sympathisé m’a parlé de sa bisexualité. Et il y a le jeune maître nageur qui se récrierait peut-être si je lui parlais aujourd’hui du jeu ambigu auquel il jouait.
Ils m’ont promis de passer mais ne viennent pas. Je les guette, je les attends parce qu’un processus difficile est enclenché qui réclame, pour aboutir – au risque qu’il aboutisse –, leur présence. De sa présence. Je pars de la piscine à 19 heures. Je rentre chez moi en longeant la rivière. J’écoute en boucle sur mon baladeur Les Dingues et les Paumés. Les larmes coulent sur mes joues à cause de l’évidence et du choix que je dois à présent faire. Je pleure, une partie de la nuit, de peur et de déception, mes nerfs comme tenus à bout de bras et que j’esquinterais le long d’un mur.
Mais. Mais j’invite Hélène le lendemain soir à dormir chez moi. Allongés sur mon lit, je tente de lui faire répéter ce qu’elle m’a confessé quelque temps auparavant, à savoir que si elle devait tenter une expérience homosexuelle, c’est avec E. qu’elle aimerait l’avoir, à cause de ses gros seins. Je la force presque à redire cela, pour pouvoir ajouter quelque chose comme « moi aussi ». Et je dis avec une facilité qui me déconcerte : « Moi, c’est avec G. que j’aimerais. » Elle écarquille les yeux, elle est hilare. C’est bon ce sourire vissé sur ses lèvres qui me disent, sans qu’un mot ne soit prononcé : « ce n’est rien, ce n’est pas un problème ».
Elle me téléphone le lendemain. Elle a prévenu G. qui viendra le soir même de Vincennes pour… Pour ? Pour en parler sans doute.
On se retrouve chez Hélène tous les deux, dans le jardin, assis sur un banc. Il est méfiant (comme je le comprends), mais ne cache rien de l’envie qu’il a d’aller plus loin. Je lui promets de venir le voir à Paris trois jours plus tard.
Je descends du train à la gare de Lyon. Il est au bout du quai, avec une amie qui a à faire dans le coin (en réalité dévorée de curiosité). Nous allons dîner en terrasse au Chat noir. Je suis inquiet mais heureux, paniqué mais apaisé : il est volubile et doux. Il sait qu’il sort tout à la fois un jeune provincial et un jeune amant possible, terrorisé, dont il pressent les failles, les hésitations, qui pourraient le conduire à s’enfuir. Après le dîner, il m’emmène sur l’Île du martin-pêcheur. Des couples dansent sur de très vieilles chansons que je connais presque par cœur. Assis à la lourde table en bois, sirotant une bière, je les regarde s’amuser et je devine le regard de G. qui me couve. On fait le tour de l’île, puis on s’installe sur un tronc d’arbre coupé. Au bout d’un long moment qui diffère encore un peu l’évidence, il me regarde dans les yeux et me dit quelque chose comme « depuis un moment, il y a quelque chose que j’ai très envie de faire… ». Je ne le laisse pas achever et je me jette sur ses lèvres. Il s’agit à ce jour de mon plus long baiser. Un peu plus tard, il m’expliquera qu’il n’ambitionnait, lui, qu’un chaste baiser sur mon front.
Il y aura encore quelques crises de larmes, de peur et de soulagement mêlés. J’aurai encore un temps le besoin de (me) mentir : je céderai aux anciennes avances d’Hélène et me déclarerai bisexuel. Mais au fond – et je ne me lasse pas de trouver cela incroyable – l’essentiel de ma honte, de mes peurs, celles qui m’avaient conduit à la limite de la dépersonnalisation, à la certitude d’un suicide qui viendrait tôt ou tard me délivrer, ces angoisses-là, poisseuses, ont été liquidées en très peu de temps. À l’époque, j’ai écrit une longue nouvelle sur le garçon de terminale pour achever de me délivrer de mon reflet autoritaire. Et je redevenais normal.

À G., mon sauveur.


Commentaires

Je tiens à te dire merci pour ces trois billets (et merci à G. !)
Moi aussi, je reste stupéfait de voir comment tant de peurs peut d'effacer avec un déclic finalement si... si bref ?
Écrit par : joss | 05 février 2009 

J'ai ma réponse. G est celui qui, avec un baiser, t'a éloigné du suicide. Tu as eu la chance de le rencontrer quand il fallait. Mais ne crois-tu pas que, malgré les apparences, l'acceptation de leur homosexualité par les jeunes n'est pas plus évidente aujourd'hui qu'il y a quelques années? Je ne suis pas sûr que cela soit plus facile pour eux. Et en plus, il y a tout le côté "interdit à braver" dont la disparition a largement affadi ces premiers émois.
Écrit par : calystee | 05 février 2009

Je suis persuadé que ce n'est pas plus facile aujourd'hui qu'avant. Les choses sont différentes, voilà tout.
Quand à la 'magie du déclic', j'ai une autre théorie (qui n'engage que mon, bien sûr) : l' "avant" paraît toujours, rétrospectivement, horriblement long et pénible. L' "après", par comparaison, incroyablement facile et fluide. Mais le déclic a fait amorcer un mouvement. Alors qu'avant, ça 'stagnait'. Le mouvement entraîne rapidement peurs et angoisses vers le large, en nécessitant beaucoup moins d'énergie que les vagues qui se brisaient le nez sur le barrage du à franchir.
Mon Dieu que ma métaphore est naze. Tant pis, je vais cliquer quand même. Noix d'or du commentaire le plus nul de l'année. je me l'auto-décerne.
Oups, avant de cliquer, ne pas oublier de te remercier sur ces trois notes dans lesquelles, on aura tous retrouvé, au moins des morceaux de nous-mêmes.
Écrit par : Lancelot | 10 février 2009

Merci Christophe pour ce triptyque de ton histoire personnelle. Comme Lancelot, je pense que l'on y reconnaît facilement quelques bribes de nous...
Peut-être avons-nous tous un G. que l'on devrait remercier de nous avoir permis un jour d'être un peu plus nous-même, d'accepter les conflits qui jusqu'à ce moment où tout balance nous animaient, nous hantaient...
Je suis surpris de tant de précisions dans tes souvenirs... A croire que ces choses-là ont laissé une trace indélébile en toi.
Enfin, tout simplement merci!
Écrit par : Andesmas | 12 février 2009

> Andesmas : suggères-tu que tu n'as pas les mêmes souvenirs, ou autant ? Voilà qui est curieux... Oui, ils ont laissé une trace indélébile et je ne vais pas m'avancer à dire qu'il s'agit d'une force ou d'une faiblesse à présent. Je n'ai pas la moindre idée sur la question. Ça me constitue, c'est tout.
Écrit par : christophe | 16 février 2009

> Calystee et Lancelot : Disons que je pense que les jeunes peuvent plus facilement trouver des modèles gays valorisants, ce qui est un phénomène assez nouveau. Après tout dépend des interdits qu'ils ont intériorisés : je suppose que dans les familles croyantes (ou simplement rigides sur cette question-là [là, je pense au "vice bourgeois" ou à la "perversion occidentale"]), les choses demeurent compliquées. Quant à l'interdit à braver (ah le délicieux parfum de la transgression auquel j'ai tout de même goûté, mais après), il est certain qu'il procure un picotement délicieux. Sans doute, sortir dans une boîte à cul aseptisée avec des fringues datant de plus d'un an constitue, aux yeux de beaucoup, une transgression suffisante. Quoi ? Qui a dit "vieux con" ?
> Joss : Merci à toi mon grand !
Écrit par : christophe | 16 février 2009

J'ai autant de souvenirs sur mon premier baiser, et ceux qui ont suivi. J'ai le souvenir de l'émotion, de l'intensité du moment et des circonstances, bien sûr.
Par contre, mon chemin vers l'acceptation n'a pas été très sinueux, et j'ai donc peu de souvenirs sur mon questionnement. J'ai le vague souvenir, un jour, d'avoir compris que je préférais les garçons aux filles. Comme j'aimais dire : "Au début, j'avais le fantasme de coucher avec un garçon. Avec le temps, j'ai compris que coucher avec une fille relevait de la science-fiction!"
Derrière ces mots que je voulais drôles et si ce premier baiser a levé de nombreux doutes, il n'a pas répondu à une question qui m'est plus existentielle que le sexe de la personne que je peux aimer. Comment ai-je envie et suis-je capable d'aimer, et qu'attendre de l'amour?
J'ai bien une idée, mais je suis assez résigné.
Écrit par : Andesmas | 17 février 2009