dimanche 23 novembre 2008

Jean-Philippe


Jean-Philippe m’avait accueilli avec bienveillance dans le groupe de ses amis qui m’impressionnaient tant, dont la vie semblait si passionnante.

Il s’intéressait véritablement aux autres, il vous laissait entendre avec sincérité que ce que vous racontiez était important. Il posait des questions, cherchait à comprendre, et il se souvenait de tout.

Jean-Philippe était généreux, extrêmement généreux, et incroyablement travailleur. Cela a sans doute contribué à l’abîmer un peu plus.

Je m'étais considérablement rapproché de lui à l’époque où G. avait quitté Paris mais auparavant, nous avions souvent eu l’occasion de travailler ensemble et je dois d'ailleurs l’essentiel de mes piges à son amitié. Dès qu’il décrochait une collection, il pensait à moi. Quand par la suite nous avons tous été licenciés de France 15 et qu’il a fallu nous battre pour faire reconnaître nos droits, nous nous sommes rapprochés encore, c’est-à-dire que nous nous sommes affranchis de la présence de G.

Et l’on se retrouvait au Cox, au Bear's den ou au Quetzal. Et l’on se retrouvait dans le jardin de son rez-de-chaussée pour des barbecues dès le mois d’avril : on se gelait, mais c’était un vrai parisien à la campagne et il fallait impérativement profiter du jardin. Et les réveillons de Noël passés chez lui près de la cheminée qui tirait mal et qui recouvrait nos vêtements d'une odeur de cendre froide. Il aimait cette famille qu’il avait recomposée et qui était là pour l’écouter lorsqu’il revenait de chez ses parents éreinté, moralement épuisé ; une garde rapprochée sur laquelle il pouvait compter mais qui ne savait jamais exactement jusqu’où elle pouvait aller dans les recommandations, dans les invitations à la prudence. Et toujours dans la crainte d’être abandonné, il tentait parfois de devancer l’éloignement en proférant des horreurs : il s’engueulait constamment avec les gens, se rabibochait. Nous étions quelques-uns à résister obstinément parce que ses peines, ses détresses – pour épuisantes – ne cessaient jamais d’être compréhensibles.

J’ai vu des photos de lui enfant, adolescent et jeune adulte. Il était beau, grand, le visage grave. Et j’ai essayé de retrouver sur ces photos les traces des nombreuses fêlures qu’il avait tôt accumulées – son père d’une glaciale distance qu’il ne combla jamais et dont les maladresses confinaient à la monstruosité (après le décès de Jean-Philippe, et alors qu’il était question de prendre rendez-vous avec sa banquière pour liquider ses comptes, il nous dit quelque chose comme « il faudra penser à leur demander s’il a des points-cadeau »), sa mère, déçue par la vie, passée à côté de tout, et qui noyait dans l’alcool ses désillusions perdues, ces deux-là qui traînaient péniblement leur propre généalogie, ce qui n’excusait pas tout de leurs comportements, non, mais nous permit sans doute de leur conserver, sinon de l’amitié, du moins la patience.

Il y a quelques mois, alors que G. et moi parlions de Jean-Philippe, assis sur la terrasse, fumant une dernière cigarette, et le vent s’était levé qui agitait les feuillages du figuier, je lui dis que tous les excès de Jean-Philippe œuvraient peut-être, finalement, à lui permettre d’atteindre une espèce d’unité. Comme si certains l’atteignaient spontanément dès les premières années de leur vie et s’avançaient confiants, tandis que, pour d’autres, c’était un véritable chemin de croix, soit qu’ils soient trop pleins de leur être, lequel ne songe alors qu’à s’évaser sur les autres et les choses, soit qu’ils n’aient pas atteint l’unité, toujours possiblement envahis par l’extérieur, en tout premier lieu par les parents (qui ne demandent que cela). Parmi ceux-là, ceux qui toute leur vie demeureront dans un en-deçà, trouveront à l’occasion les moyens cahoteux, instables, d’atteindre l’unité. L’alcool, dans le cas de Jean-Philippe, avait cette fonction : en avaler dès le matin de grandes rasades, continuer (même si dans des proportions moindres), après plusieurs infarctus et une pancréatite, à boire et à fumer.

Et puis un soir d’octobre, il y a deux ans, j’ai reçu un coup de fil de C. – à qui j’avais expliqué plus tôt dans la journée être sans nouvelle de Jean-Philippe depuis deux jours, m’obstinant jusqu’à l’aveuglement, jusqu’à la stupidité, à ne pas m’inquiéter. Elle répétait le prénom de Jean-Philippe d’une voix étranglée. J’ai cru qu’elle riait. Ou plutôt, j’ai trouvé en moi suffisamment de désolation pour le croire encore quelques secondes.

« Il est mort. »

Je crois que je suis resté silencieux quelques milliers d’années tandis qu’en mon âme, une kyrielle de petites émotions s’écrasaient sous leur propre poids. J’ai dit : « J’y vais… on se retrouve chez lui. » J’ai été dans le salon, j’ai pris machinalement mon baladeur, des cigarettes. J’ai regardé O. qui travaillait sur son ordinateur. Je lui ai dit : « Jean-Philippe est mort. Je vais chez lui. » Je suis parti.

Rétrospectivement beaucoup de ces moments-là qui ont entouré sa mort me semblent irréels. Dans le métro, j’étais debout, accroché à la barre, sidéré, tentant de comprendre ce que « Jean-Philippe est mort » voulait dire. Il y avait là une femme d’une cinquantaine d’années qui lisait, avec un fort accent espagnol, des passages de la Bible. Des jeunes ricanaient, qui n’osaient toutefois pas – par respect pour le texte – afficher trop fort leur mépris pour la vieille folle. Elle s’est mise à nous haranguer, à convoquer Dieu, Jésus, la Vierge Marie, à nous intimer l’ordre de renoncer à nos vices, à demander pardon pour nos offenses. Un pédé d’une cinquantaine d’années a fini par lui dire « ta gueule ». Elle brandissait sa Bible, criait que Dieu allait tous nous maudire. Arrivé à République, le type s’est levé, harassé, l’a regardée droit dans les yeux et lui a gueulé : « mais moi, je l’encule Dieu ! ». Je suis descendu à mon tour, j’ai marché comme un robot, pensant à toutes ces fois où j’avais emprunté ce chemin qui conduisait chez lui, avec l’idée tenace que d’un seul coup tout bascule, que le moindre changement de métro peut être doté, soudainement et pour toujours, d’une pesanteur à laquelle on n’est jamais préparé.

Je suis arrivé chez lui, je suis entré par le jardin. Un gros flic mal aimable qu’ils appelaient Nounours m’a demandé ce que je faisais là. Jean-Philippe était mort seul et M., ce copain si étrange, si envahissant, dont il prétendait ne pouvoir se débarrasser, l’avait trouvé quelques heures plus tôt. J’ai bafouillé quelque chose comme « je suis un ami à lui ». Le flic bougon s’est écarté pour me laisser passer. M. m’a vu et s’est jeté dans mes bras pour y sangloter. Une jeune femme flic s’est avancée et m’a demandé si je connaissais ses parents, si j’avais leurs coordonnées, à moi qui pouvais marcher ; marcher, vaguement parler, ça, je pouvais le faire – mais qu’on ne me demande rien d’autre. J’ai appelé G. pour le prévenir et j’ai senti alors la façon dont l’écroulement de notre monde se propageait, allait encore s’étendre de proche en proche. G. m’a répondu d’une voix blanche « Ah bon… » puis, après un long silence, il a ajouté : « Dis aux flics que je vais appeler moi-même ses parents. On part demain matin. »

Les flics m’ont posé quelques questions, je ne sais plus lesquelles. Et puis je suis resté là à attendre C. et quelques autres qu’elle avait prévenus.

Nous avons passé trois semaines en dehors du monde, G., J., P., M., les parents de Jean-Philippe, sa sœur désaxée flanquée de son cinglé de copain, et moi. Trois semaines parce que Jean-Philippe était mort seul et que la gabegie bureaucratique a longtemps retenu son corps, trois semaines durant lesquelles il est resté à l’Institut médico-légal où nous l’avons vu derrière une vitre. Trois semaines incroyables au cours desquelles nous avons trouvé le courage de rire, à de rares occasions, trois semaines ponctuées de scènes d’hystérie qui me laissaient tremblant de colère devant l’indécence de ces gens, la violence de cette famille qui rétrospectivement confirmaient nos soupçons : pour une large part, Jean-Philippe était mort de sa famille. Le lendemain de sa mort, alors que nous nous étions tous retrouvés chez lui, comme de pauvres choses, sa mère s’était penchée vers C. pour lui dire : « Jamais je n’aurais imaginé le voir partir en premier. » C. avait répondu quelque chose de très convenu – bien consciente que les convenances sont dans ces moments-là nos colonnes vertébrales – comme « Bien sûr, en tant que parents, on n’imagine jamais survivre à ses enfants », mais la mère avait secoué la tête : « non, non, je voulais dire que je m’attendais à ce que ce soit sa sœur qui meure en premier… »

Le soir, G. et J. dormaient chez moi. Nous étions scandalisés, nous nous repassions sans fin les événements du jour (son père, dont la mesquinerie était légendaire, demandant à l’employé des pompes funèbres s’il était vrai qu’il existât des cercueils en carton, son beau-frère toxico expliquant qu’en tout cas, maintenant que Jean-Philippe était mort, il espérait bien que de là-haut il pourrait leur filer un coup de main ».) On riait comme des déments, on les imitait, on rejouait toutes ces scènes pathétiques et O. nous répétait : « mais comment faites-vous pour supporter ça ? » Moi je pensais à Guibert qui disait que mourir avant ses parents, c’était comme se faire chier dessus par la terre entière.

Il a finalement été incinéré le jour de son anniversaire, ce que nous craignions vaguement depuis le début. Sa sœur avait suggéré de passer Les Demoiselles de Rochefort – Jean-Philippe adorait Demy – mais P. avait expliqué que d’expérience – il avait enterré beaucoup de ses amis d’Act-Up – il savait que les musiques joyeuses étaient plus pénibles encore. On s’est recueilli devant le cercueil en écoutant The Sinking of the Titanic, de Gavin Bryars, superbe morceau qu’il aimait, interrompu en plusieurs occasions par le préposé du Père-Lachaise qui croyait bon de débiter d’intolérables banalités devant une foule nombreuse – on retrouvait tous ceux qu’on avait perdus de vue. G. a eu la force de demander à ses employeurs – qui les mois précédant son décès l’avaient harcelé, menacé – de partir… Et le soir, on a dîné à quelques-uns au Royal Belleville, restaurant que nous avions tous découvert, un jour ou l’autre, grâce à Jean-Philippe. On avait installé une de ses photos ramenées du Père-Lachaise sur un des fauteuils. Ça nous faisait rire de le voir là, tellement calme.

Quelques mois plus tard, G., J., P. et moi, nous nous sommes retrouvés sur l’Île de Batz pour y disperser les cendres de Jean-Philippe. C’est P., à l’époque où il vivait avec Jean-Philippe, qui lui avait fait découvrir cette île au large de Roscoff. G., J. et moi avions eu l’occasion de l’arpenter à notre tour afin d’y organiser une chasse au trésor pour un petit garçon de notre entourage. Jean-Philippe adorait cette île qui exaltait, je crois, son âme de pirate : il nous en avait montré tous les recoins, il avait évoqué ses légendes et ses drames, il se l’était appropriée sans difficulté et aurait pu facilement prétendre y avoir des ancêtres. Nous avons cette fois-ci marché longtemps sur le rivage à la recherche du bel endroit, quête tout à la fois absolument vaine et complètement essentielle...

C’est ce jour-là que j’ai eu envie de faire un petit film sur Jean-Philippe, sur tous les lieux qu’il avait laissé vide, marcher dans le souvenir de ses pas en quelque sorte et comprendre comment le décor du monde résistait à son absence.

Je sais bien que je suis parfaitement impudique et que j’aurais pu me contenter de tous les moments heureux, sans même parler de sa mort, mails il me semble que cette note était là dès l’ouverture de ce blog et que je n’ai fait que la différer.

Jean-Philippe était mon ami et sa mort, davantage que tous les épisodes difficiles de ma vie, maladie incluse, est une rupture violente, la scandaleuse immixtion de la réalité : oui, la vie continue pour nous qui restons. Cela donne le vertige. Cela révolte.

L’élection de Sarkozy l’aurait désespéré. Je me souviens qu’il nous avait accueillis en larmes le soir du premier tour de l’élection de 2002, et c’est en sa compagnie que nous étions partis, G. et moi, dans l’impatience de nos corps en colère, marcher dans les rues et grossir les rangs de tous ceux qui voyaient l’horizon s’obscurcir. L’élection d’Obama l’aurait euphorisé car il était très sensible aux symboles. Je ne compte plus les fois où je me suis dit « qu’aurait pensé Jean-Philippe de tout cela ».

Il ne s’écoule pas une journée sans que je pense à lui, et son souvenir s’impose à moi aux heures fatiguées, dans l’attente d’un métro par exemple, me laisse seul au-delà des mots.

Commentaires 
 
Une très longue et belle note où l'émotion est sans cesse présente, tantôt à sourdre entre les pierres, tantôt à jaillir de façon effrayante et impressionnante.
Jean Philippe était sûrement quelqu'un d'exceptionnel. Aurait-il apprécié ton éloge posthume, avec son caractère tellement 'hors normes'...?
Mais, tu donnes envie de le connaître, et on a aussi l'impression de visualiser ces scènes, tellement émouvantes dans leur précision et leur "impudeur" (si l'on peut utiliser ce terme-là...)
Je m'exprime mal. Mais je reviendrai lire. Il y a davantage à en dire, ici. Et surtout, il y a matière à dialogue, si tu veux bien.
Écrit par : Lancelot | 24 novembre 2008

Il y a les mots que l'on écrit avec les mains, et ceux, comme les tiens ici, que l'on écrit avec le cœur. J'ai relu plusieurs fois ce texte, en saisissant à chaque lecture une bribe d'émotion supplémentaire, mais sans trouver les mots pour commenter. Je voulais juste laisser une petite trace de mon passage.
Je ne crois pas en Dieu et toutes ces foutaises (je sais que tu es branché sur Radio Notre Dame, j'espère ne pas te froisser hein!!!!!), mais je me dis que de l'endroit où est Jean-Philippe, il te regarde avec fierté, et sera encore plus fier de toi le 9 décembre...
Écrit par : Andesmas | 25 novembre 2008

... touchée, émue ... bel hommage
pas su entendre ta douleur à l'époque ... si désolée ...
Écrit par : Juliette | 02 juin 2011

> Juliette : Ce n'est pas grave, et c'est presque normal, parce que ça a vraiment été une douleur que nous avons, G., J et quelques autres, tirée sur nous comme pour nous y cacher. Mais je pense toujours autant à lui. Et il ne me manque pas moins.
Écrit par : christophe | 03 juin 2011

samedi 27 septembre 2008

M.

Le souvenir de M. me revient toujours par inadvertance. Pour avoir évoqué Barenboïm au déjeuner avec ma tante, pour avoir traversé nuitamment, en écoutant Haendel (Xerxès), la place de la Bourse où j'avais été le chercher il y a quelques mois (la dernière fois que je devais le voir), la cicatrice s'est irritée et je suis rentré chez moi avec un sentiment de vide infini - de ces vides qui vous font penser (que ce soit à tort ou à raison n'a guère d'importance) que toutes les choses un peu heureuses, celles du présent ou celles à venir, s'y précipiteront.
Je suis resté deux ans avec M. Deux années difficiles parce que nous ne nous voyions qu'une ou deux fois par semaine, enfermés dans mon minuscule studio de Montrouge. Deux années de frustration et d'incomplétude parce que son sentiment religieux, sa culture, un sentiment de honte qu'il ne parvint jamais à dépasser, compliquaient bien des choses. Nous étions terrés chez moi car si nous avions dû nous montrer en public ensemble, il aurait eu l'impression que la terre entière le condamnait. Il ne faisait aucun doute pour lui qu'une fois rentré en Égypte, il se marierait, aurait des enfants. Et c'est ainsi effectivement que les choses se sont passées. Et je me réjouissais pour lui – avec toute la sincérité dont j'étais capable.
Et j'étais heureux, parfois, parce que je pressentais que dans l'espace congru de notre histoire, traversée de part en part d'interdits comme les boîtes de magiciens le sont d'épées effilées, il m'offrait vraiment tout ce dont il était capable – ce qui ne semblait pas grand-chose à mes amis qui me retrouvaient peinés souvent ou en proie à un doute qui m'invitait au saccage – ce qui était tout de même, je crois, beaucoup pour lui.
J'aimais sa peau, qui nous réconciliait, qui levait mes doutes dès que je le voyais allongé sur mon lit. J'aimais sa masculinité tranquille.
Parfois il me montrait le plafond blanc (les cieux) d'un doigt et me disait : « alors pour toi il n'y a rien ? ». Alors je répondais non et j'enfouissais mon visage dans son aine.
Durant les derniers mois de notre histoire, la religion devint plus menaçante encore. Certains jeux furent bannis. Le matin, il faisait sa prière, demandait pardon pour les offenses, bientôt rares, de la nuit. Par pudeur, je m'absentais ou j'allais me doucher.
Il est reparti au pire moment, entre deux séances de chimio. La veille de son départ, nous avons été nous promener au Parc des Buttes-Chaumont. Il voulait faire des photos de nous. Puis nous sommes allés sur les bords de Seine. J'étais épuisé et triste. D'une tristesse infinie. Il a serré très fort mes doigts dans sa main.


Il y a cinq mois de cela, il est revenu pour quelques temps à Paris, le temps d'un stage de musique. Il m'a demandé de l'aider à trouver un appartement suffisamment grand pour qu'il puisse y faire venir sa femme et son petit garçon. J'ai passé quelques coups de fil à des propriétaires craintifs, j'ai tenté de faire jouer les réseaux d'amis. En vain. Je ne l'ai finalement vu qu'une seule fois, je lui ai présenté O., il m'a montré les photos de sa petite famille.
Une fois, au téléphone, lui expliquant que j'avais eu une angine et que j'étais resté chez moi, il m'a dit que j'aurais dû l'appeler, pour qu'il "vienne me soigner... ou me faire l'amour". Il est parti dans un grand rire.
Il a précipité son départ, sans être parvenu, peut-être, à trouver ici ce qu'il cherchait.
Les liens sincères que je partage avec M. se tissent autour de départs et de retours, autour de malentendus, de mots qui restent dans la gorge, d'émotions qui ne dépassent pas la pellicule de nos deux peaux. Il est parti cette fois, en se disant sans doute que je ne l'avais pas suffisamment aidé, pire, que j'étais peut-être un de ces Européens individualistes et insensibles au sort d'autrui.
Entre nous, il y a toujours eu la barrière de la langue : son français est resté mauvais. Tant que les corps étaient libres, je traçais de mes doigts des signes kabbalistiques que son corps comprenait. Mais jamais je n'ai pu lui dire le vide.

A M., que j'ai aimé sincèrement.


Commentaires
C'est un très beau texte, qui donne une beauté particulière à une histoire qui sans toi n'aurait pas eu cet éclat.
Je t'admire, tu sais. Sincèrement.
Écrit par : Lancelot | 29 septembre 2008
Merci Lancelot. Ton commentaire me touche.
Écrit par : christophe | 29 septembre 2008
 
"A M., que j'ai aimé"... Les phrases les plus simples sont parfois les plus mélodieuses ; ce garçon porte l'initiale de l'amour...
Toujours ces lieux qui rappellent l'absence de l'autre, ces endroits où les moments heureux se transforment en souvenirs douloureux... On dit que le temps fera le reste, mais le temps ne cicatrise jamais complètement tout.
J'espère que tu retrouves le moral, Christophe, et que tu vas vite chasser cette mélancolie...

Ce texte est très beau, vraiment. J'aime cette phrase : "Tant que les corps étaient libres, je traçais de mes doigts des signes kabbalistiques que son corps comprenait. Mais jamais je n'ai pu lui dire le vide." Je ne saurais dire pourquoi. Je vais employer le mot devenu à la mode : c'est poétique. Oui, bien sûr, ça veut tout dire et rien dire "poétique", mais l'émotion, l'image sont belles, tout simplement.

Merci de nous avoir fait partager ce texte et ce moment de ta vie.
Bien à toi.
Écrit par : Andesmas | 30 septembre 2008
moi aussi, j'aime beaucoup ce texte et cette façon que tu as d'évoquer cette relation.
Écrit par : joss | 30 septembre 2008
 
kikou toi!!
eh bien, juste un commentaire pour dire que je me joins aux autres...très beau texte.
Écrit par : Fayçal | 03 octobre 2008
> vous 4 : quel lectorat de rêve ! ;-)
> Andesmas : je ne suis pas vraiment triste. Je crois qu'il s'agit d'une sorte de nostalgie ou de résignation : ainsi filent le temps, les êtres et les choses. Je viens de relire ce texte (et là je m'adresse aussi à Lancelot) : je me rends compte que je n'ai pas assez évoqué la grande gentillesse de M., sa tendresse - bien réelles. Par ailleurs tu as raison, le temps ne cicatrise pas grand'chose.
> Joss : merci mon grand.
> Fayçal : dis donc trésor, comment se fait-il que je n'ai toujours pas reçu mon sac de pâtisseries ? ;-)
Écrit par : christophe | 04 octobre 2008

vendredi 25 juillet 2008

Des vieilles et belles amitiés

(8 juillet 2008)

Juliette est à l'hôpital.

Juliette est à présent ma plus vieille amie, la seule que j'ai gardée de mes 15 ans.

Je l'ai connue par l'intermédiaire de ma cousine : elles étaient dans le même lycée médicalisé. Je me souviens même précisément de ce jour-là, des vêtements (noirs) qu'elle portait, du canapé où elle était assise. Et du regard que l'on a échangé.

Juliette est née avec une double malformation cardiaque, rarissime, avec laquelle elle a dû grandir, se construire, dans une connaissance et une familiarité de la mort qu'elle a appris trop tôt à lire dans le regard d'autrui, des médecins, de ses parents.

Juliette est une grande lectrice, une grande poétesse et une grande amoureuse. Ses textes sont volontiers peuplés de petites filles perdues (plus tard, en lettres modernes où je l'ai retrouvée, elle a travaillé sur Lewis Carroll). Ses haïkus ont la légèreté des enfants graves. Une grande amoureuse parce que nous sommes quelques-uns - des garçons et des filles - à avoir peuplé, à un moment ou à un autre, son romantisme onirique.

Juliette est à l'hôpital parce que son corps se livre parfois à des caprices médicaux que les médecins sont dans l'obligation de contraindre.

Juliette, ma plus vieille et ma plus chère amie.


(25 juillet 2008)

Les choses s'arrangent : elle s'impatiente. D'ici quelques jours, elle va partir à Kerpape, un centre qu'elle connaît bien dans la Bretagne qu'elle aime tant.

mercredi 18 juin 2008

De l'hématologue

Dernière étape franchie avec succès.

J'ai beaucoup de sympathie pour mon hématologue. Il est vrai qu'après tout, je le connais depuis huit ans et, si on se voit moins depuis quelques années déjà, je lui sais gré de ses certitudes. Je le revois comme si c'était hier, assis sur mon lit d'hôpital, flanqué de deux internes terrorisés, avec les résultats de ma biopsie et alors que je perdais encore quatre kilos par semaine (quelle époque !), m'annonçant le diagnostic et ajoutant immédiatement : « on va vous tirer de là ».

Parfois, il avait des petites phrases un peu mélodramatiques qui me faisaient sourire (« vous savez, ça cicatrise aussi l'âme ») mais qui, je crois, creusaient leur voie dans le méandre des connexions neuronales pour finalement atteindre leur but. Heureusement, il était trop âgé pour que je tombe amoureux ; mais je confesse un petit trouble éprouvé pour le jeune radiothérapeute au charme suranné, ainsi que pour un autre hémato qui s'occupait de moi à l'occasion et auquel j'avais fait une cassette (à sa demande) de Brigitte Fontaine. Une nuit, j'avais rêvé que j'étais assis en tailleur dans une immense pièce vide et carrelée et, qu'agenouillé derrière moi, il me lavait les cheveux (quel symbolisme léger !!)

.....

Entre-temps, toutes les infirmières que j'ai connues ont quitté le service. Durant mon traitement, j'étais le plus souvent entre les mains de deux d'entre elles. La première, d'une cinquantaine d'années, Rose, était un peu revêche au premier abord (mais l'on comprenait assez vite, derrière les services rendus un peu froidement - mais rendus tout de même -, qu'il s'agissait sans doute de se protéger : il y avait beaucoup d'adolescents et de jeunes adultes dans le service et certains - c'était statistiquement imparable - ne s'en sortiraient pas). L'autre infirmière, d'une grosse vingtaine d'années, aimait me parler de ses missions humanitaires. Je conserve de ses souvenirs un sentiment de honte qui ne m'a jamais vraiment quitté et qui d'ailleurs, sans doute, pour partie, alimente ma défiance à l'égard des voyages inutiles : né ailleurs que dans les quelques pays d'Occident qui offrent les traitements, je serais mort. Elle avait une très chaleureuse façon de me dire : « Allez jeune homme, donne-moi ton corps ! » au moment de planter l'aiguille. Chacun tentait de redonner de l'humanité, de redonner de l'épaisseur aux corps malades. Elle disait également : « As-tu vu le beau docteur aujourd'hui ? » et je saluais d'un sourire franc cette ironie vis-à-vis du sex-appeal supposé du médecin.

.....

Mon hématologue, après l'examen, a décidé que dorénavant les contrôles n'auraient lieu que tous les dix-huit mois. Il a insisté sur la nécessité de poursuivre tout de même le suivi - ce à quoi je me plie volontiers, qu'il soit sans inquiétude. Et en allant à la caisse, la jeune fille m'a annoncé que ma prise en charge à 100 % était terminée depuis mai. J'avais été très choqué de recevoir, en juin 2001, les papiers de la sécurité sociale m'annonçant - alors que tous les médecins se voulaient rassurants : le traitement durerait cinq ou six mois - que j'étais attributaire d'une prise en charge totale pour sept ans.

La boucle est bouclée.



Commentaires

et après la fin de la prise en charge à 100% que se passe-t-il ? Pour tes examens futurs ? Quel sera le taux de remboursement ? 
Écrit par : lancelot | 20 juin 2008

Bah, je ne sais pas trop : j'attends la facture de la consultation d'hémato. C'est un spécialiste mais c'est en milieu hospitalier donc ce devrait être à peu près raisonnable... Mais promis, si je dois lancer une souscription "Aider Christophe à supporter la fin de son ALD", je pense à toi.
Écrit par : christophe | 22 juin 2008

LOL.... Ce n'est pas à cela que je pensais (quoique ! Dans ce style de cas, il est toujours plus facile de faire des contributions pour des gens que l'on connaît et qu'on aime bien plutôt que de donner pour des anonymes... -encore un autre débat sans fin). Non en fait mon intérêt ici c'est de savoir jusqu'à quel point nous sommes protégés par notre système d'assurance maladie. Tu l'as "testé" plus loin que moi...
Écrit par : lancelot | 23 juin 2008

samedi 14 juin 2008

De la Belgique

J'ai une infinie tendresse pour la Belgique. Il y a une dizaine d'années, j'y allais avec G. dès que l'occasion se présentait. Et avant la Belgique, il y avait Lille, comme la dernière étape avant la frontière, où nous aimions passer la soirée et une nuit - moi tout particulièrement puisqu'à chaque fois (ou presque), j'avais une aventure avec le jeune tenancier de l'hôtel assez miteux où nous descendions.

Bruxelles est une belle ville, cosmopolite - du moins à hauteur d'Europe -, la ville de Tintin et Milou, ce qui n'est pas rien. Mais de toutes les villes belges, Anvers (Antwerpen) avait notre préférence. Pourtant le premier contact avait été glacial : la ville avait résisté. Elle ne nous avait offert, spontanément, qu'un parking saturé de voitures. Plutôt retors. Nous avions décidé de ne rester qu'une heure. Quittant les abords du Schelde, nous nous étions tout de même un peu aventurés dans les petites rues, nous laissant conduire - au fur et à mesure, nos pas ralentissaient - de place en place à une terrasse de café. Ces quelques mètres avaient suffi à nous convaincre. Il faisait très beau, il y avait beaucoup de monde venu des quatre coins du pays, et d'un peu plus loin encore, pour l'inauguration d'une exposition consacrée aux peintres flamands. Après un long moment silencieux, nous avions compris que nous allions rester plusieurs jours, revenir encore et encore : certaines étapes de notre premier long week-end en Belgique ont ainsi été abandonnées, remises à plus tard.
Tout d'abord, Anvers est une ville portuaire, c'est-à-dire qu'elle offre la nuit, dans certains quartiers, les traces du passage d'un Querelle ou d'un Billy Bud. Bien entendu, le spectacle des prostituées dans leurs vitrines, toujours prêtes à taper au carreau est désolant : rien ne semble devoir changer de l'exploitation humaine. Et pourtant, il y a quelque chose, dans la concupiscence un peu inquiétante des marins de tous les pays, dans ces déambulations de hasard, dans ces cafés où les filles vous accostent, déterminées, de puissamment érotique.

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Le paysage sur l'autre rive du Schelde, à laquelle on accède par un long tunnel est extravagant : sur des dizaines de kilomètres de petites routes s'étend le port où tente de survivre l'activité industrielle du vieux continent ; des containers de toutes les couleurs s'entassent comme le jeu de construction d'un géant. Des grues, innombrables, des hangars à perte de vue, des bateaux vieillissants ou leur simple carcasse. Et au milieu de ce nulle part, un village égaré, ravissant. Nous avons traversé cette zone étrange, en voiture, par une matinée ensoleillée, en écoutant les remix de All is full of love. Image gravée à jamais...

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Anvers est également la ville des diamantaires. Dans un quartier, les boutiques proposent des diamants de toutes tailles, bruts ou montés en bijoux. Certains historiens de l'économie estiment que c'est à Anvers qu'est né le capitalisme. Des diamants du monde entier, arrachés à la terre, dans des conditions de travail épouvantables s'y échangent. Les Loubavitchs circulent d'un pas pressé.

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Les restaurants ne sont généralement pas bon marché en Belgique, alors comment ne pas évoquer Frituur no 1, non loin du Schelde, ses frites incroyables, des brochettes roulées dans un paprika parfumé...

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On dénonce souvent la xénophobie de la région d'Anvers, destinée en vrac aux Belges francophones et aux populations qui se sont échouées là, faut-il le rappeler, un peu par hasard. Elle est une réalité politique et statistique. La tentation du renfermement, d'une certaine cupidité moquée par Brel (Les Flamandes). Aimer une ville, en dépit de sa population, en dépit d'une certaine population qui fait bruyamment entendre son identité...

vendredi 13 juin 2008

De la prise de sang

Ce matin, prise de sang. Après avoir perdu dix minutes à pester après mon ordonnance égarée (systématique), je file au labo le ventre vide, déjà très en retard. Je patiente. La santé - je veux dire : le système de santé -, c'est beaucoup attendre.

Six petites fioles à remplir. Je regarde, silencieux, mon sang glisser - tout d'abord assez lentement - le long de la paroi des petits tubes.

- Ça va aller ? Il y a beaucoup de gens qui parlent ou qui détournent les yeux...

Voir mon sang ne m'a jamais rien fait mais j'imagine qu'au début, je regardais surtout par bravade... par curiosité aussi : pouvais-je moi aussi détecter dans son épaisseur, dans sa couleur, des signes inquiétants ?

À un moment, l'infirmière a froncé les sourcils en penchant le tube. Ce n'est pas assez pour me paniquer bien sûr et je me souviens de ce lointain scanner à l'issue duquel le médecin avait posé sa main sur ma cuisse, me lançant un regard étrangement bienveillant, de quoi alimenter alors (puisque je n'avais pas osé le questionner) quelques jours d'une angoisse finalement sans objet.

J'aurai les résultats demain soir, rituel invariable de l'ouverture de l'enveloppe. Je regarderai alors fébrilement, et en priorité, mes taux de globules et ma vitesse de sédimentation.

...

Tout est normal. La deuxième épreuve est passée elle aussi haut la main !


Commentaires

J'espère que tout sera bon... Bon courage pour ouvrir l'enveloppe... Bien à toi.
Écrit par : Andesmas | 14 juin 2008

Oui, oui, Andesmas, tout est bon (en fait, j'ai fait la prise de sang mercredi matin et j'ai eu les résultats vendredi soir). Je ne pouvais pas écrire ce billet sans avoir les résultats (s'ils n'avaient pas été bons, je n'aurais sans doute rien écrit...). J'espère que toi aussi, tu vas bien.
Écrit par : christophe | 14 juin 2008
 
Ah, je suis content de lire que tout s'est bien passé...
un petit coucou en passant!
Écrit par : Fayçal | 16 juin 2008

lundi 2 juin 2008

Du mois de juin

Enfant, deux mois solidement plantés sur la ligne d’un temps interminable et détendu aiguillaient le fil des jours. Le mois de décembre, qui marquait l’ultime ligne droite pointant tout entière vers Noël, et le mois de juin.

Le mois de juin parce que les beaux jours s’installaient durablement, l’occasion d’aller jouer dehors après le dîner, parce que les grandes vacances devenaient une réalité presque palpable, parce que, enfin, il s’agissait du mois où je fêtais mon anniversaire. Dans le jardin de mes parents, ma grande sœur nourrissait mes camarades de bonbons et de gâteaux : je revois les petites filles avec des robes blanches et de jolis nœuds dans les cheveux, et les petits garçons en polo et bermuda. À présent, le mois de juin – si le plus souvent toujours ensoleillé et doux (saison des pique-nique s’éternisant dans le soir) – est flanqué d’un caractère tout autre.
 
Parce que je sens dans mes poches le poids de la pelote de temps déjà enroulée. Mais pas seulement. Il est définitivement le mois de l’angoisse et de souvenirs un peu douloureux. Il est le mois des prises de sang, des radiographies du thorax et des scanners abdominopelviens. Le mois, tout à la fois de l’éloignement du danger et de la menace de la récidive. Le mois de la consultation hospitalière où, assis et guéri, je vois déambuler les malades de tous âges, la perfusion plantée dans la veine du bras ou dans le cathéter. Certains me regardent étrangement : je n’ai pas l’air malade, mes yeux ne sont pas enfoncés dans des orbites mauves. Mon embonpoint même est une offense. Je m’assois à leurs côtés. Je retrouve l’odeur si particulière des traitements. Je suis angoissé, je fais semblant de lire, incapable de me concentrer dans l’attente de mon tour, mais je me force à me montrer détendu. Je dois la force à tous ceux qui sont là.
 
D’années en années, le personnel change : les infirmières quittent le service, d’autres arrivent. Mon médecin vieillit un peu mais à peine plus qu’un membre de la famille.

Je suis pour l’heure dans la salle d’attente du centre de radiographie. Je viens de faire les clichés. Dans quelques instants, le médecin va m’accueillir dans son bureau, me demander ce qui m’amène ici et commenter les radios. C’est la première épreuve du mois de juin.

....

Elle est franchie avec succès.


Commentaires

Tu es comme un livre dont on découvre sans cesse de nouveaux chapitres, toi...
Et je dois avouer que, de celui que je viens de lire, c'est bien de loin la dernière ligne que je préfère....

Écrit par : lancelot | 03 juin 2008

J'ai beaucoup hésité avant de publier cette note parce qu'elle "m'engage". Il y a quelque chose d'une exhibition que je n'assume pas bien, qui verrouille, à cause de la pesanteur du sujet. Mais j'apprécie ton "courage" à déposer un commentaire.

Écrit par : christophe | 04 juin 2008

jeudi 22 mai 2008

Je me souviens V (fac)

Je me souviens de mes premières semaines à la fac et de mon sentiment de liberté.

Je me souviens d'avoir révisé mes cours de psychopathologie de l'enfant (le stade schizoparanoïde de Melanie Klein) à Sancerre où nous campions le temps d'un week-end, en famille, et de la réflexion d'une de mes tantes : « tu ne vas pas me faire croire qu'un bébé est autre chose qu'un tube digestif ! ».

Je me souviens des angoisses lisibles sur le visage de tous les étudiants à l'évocation des symptômes de la schizophrénie et des paroles rassurantes de l'enseignant amusé.

Je me souviens d'un job d'été à la piscine où je nettoyais les vestiaires, y compris ceux des femmes.

Je me souviens être sorti avec Caroline, rompant ainsi le cycle de nos amours platoniques.

Je me souviens de cette fameuse soirée, allongé sur mon lit où je tentais de faire comprendre à Hélène, sans trop en dire, que j'aimerais vraiment revoir son si sympathique copain gay.

Je me souviens d'avoir écouté à multiples reprises une chanson de Thiéfaine, Les Dingues et les Paumés.

Je me souviens d'avoir embrassé G., assis sur un tronc d'arbre, sur l'Île du Martin-pêcheur.

Je me souviens de mes angoisses, les premières fois, qui me portaient au bord de l'effondrement.

Je me souviens du café, rue Saint-André-des-Arts, où j'en ai parlé à Juliette, du bonheur que son regard encourageait.

Je me souviens de mes sorties de jeune homo, de mon sentiment de toute-puissance.

Je me souviens du départ de mon père.

Je me souviens du mien, pour l'aventure d'une collocation.

Je me souviens des voisins qui avaient tous signé une pétition pour qu'on quitte l'appartement.

Je me souviens de nos fêtes permanentes.

Je me souviens de cette inconnue mariée qui me téléphonait étrangement et m'avait envoyé de l'argent.

Je me souviens de mon arrivée à Jussieu.

Je me souviens de Marie Depussé.

Je me souviens de Yohanna, présentée par Juliette, de notre longue conversation autour d'une crêpe, de notre trouble devant l'évidence avec laquelle cette amitié s'imposait.

Je me souviens de ma première séparation douloureuse.

Je me souviens de la première fois que j'ai vu Alain, du rêve qui a suivi et qui sonnait comme une promesse infinie, et du nom que je lui donnais entre nous : le funambule.

Je me souviens de l'avoir appelé, quelques mois plus tard, pour qu'il me dise que j'avais raison de partir à Rennes retrouver un garçon rencontré peu de temps auparavant.

Je me souviens d'avoir abrégé le voyage.

Je me souviens d'avoir eu sincèrement peur d'être tombé sur un vrai psychopathe et d'y laisser ma peau.

Je me souviens de mon premier vrai travail et de ma démission avec fracas.

Je me souviens de nos nuits sans fin, avec Juliette et Pierre, chez Carmen.

Je me souviens du jeune travesti au délicieux accent toulousain qui m'avait dit, après m'avoir embrassé : « je suis aussi mignon en garçon qu'en fille, tu sais... »

Je me souviens de M. me demandant timidement s'il pouvait m'embrasser.

Je me souviens d'avoir cru que plus rien de bon ne m'arriverait jamais.

Je me souviens de mon cœur se serrant de peur et de désir au phare de Biarritz.

Je me souviens, le soir de mes vingt-cinq ans, d'avoir pensé à l'inquiétant rêve que j'avais fait étant petit, dans lequel on m'annonçait que j'allais mourir à vingt-quatre ans.

Je me souviens de la boule que j'ai sentie dans le creux de mon aisselle droite ce même soir.

Je me souviens de la tête de la femme du laboratoire qui m'a tendu mon bilan sanguin, et de sa question : « vous revoyez votre médecin très vite ? »

Je me souviens de la fête de la musique passée à la Pitié-Salpêtrière où des musiciens étaient venus distraire malades et infirmiers.

Je me souviens de m'être dit que, malgré les difficiles mois à venir, je ferais tout pour ne pas céder à la mise en scène complaisante du corps malade.

Je me souviens d'avoir échoué, parfois, notamment en me rasant la tête.

Je me souviens d'avoir été fier de ne pas devenir croyant.

Je me souviens de ma dernière soirée avec M., de trois doigts qu'il a serrés fort dans sa main.
 

Commentaires

Joss te dirait : quelle belle liste, on se sent ému en la parcourant...
Moi, j'en finis par me dire que c'est horriblement frustrant de lire tout ça sans pouvoir ouvrir les portes et savoir ce qu'il y a derrière !!! Il faudrait une note pour chacun des 'je me souviens'... Je sais, je suis trop exigeant... Mais j'avoue que je suis particulièrement alléché par l'histoire de "cette inconnue mariée qui me téléphonait étrangement et m'avait envoyé de l'argent".... Raaa ! J'en meurs de curiosité....
Écrit par : Lancelot | 23 mai 2008

:-) (pour la convocation de Joss)
Ce que tu me dis me donne envie d'en refaire une série - mais complètement inventée. Comme un autre possible. A creuser.
Pour la mystérieuse inconnue... oui, c'est une histoire assez amusante, d'autant que mon copain me faisait des scènes !
Écrit par : christophe | 24 mai 2008

Ah oui, une série complètement inventée serait sympa. Pour ce qui est de cette liste, j'aime beaucoup le passage d'un sentiment à l'autre (comme la vie d'ailleurs).
Le souvenir du travesti m'a fait rire^^ mais comme l'a dit "Lancelot", on a envie d'en savoir plus (je demande donc aussi une note pour chacun de ces "je me souviens" ah bah oui!).
Écrit par : Fayçal | 24 mai 2008

Aaaah oui, mais si c'est inventé, c'est plus pareil !!!! ça n'a plus trop d'intérêt justement.... enfin, à mon avis... Pas la peine de chercher à pousser la porte si l'on sait qu'il n'y a pas de réalité derrière...? On peut broder à l'infini, là :
"Je me souviens de ce jour où je m'étais caché dans un placard des vestiaires des rugbymen après leur match"
"Je me souviens de mes voisins qui élevaient des pythons dans leur appartement de 20 metres carrés"
"Je me souviens de ma petite soeur qui a réussi le concours d'entrée à l'ENA à 12 ans"
"Je me souviens de ma chambre dont le mur s'ornait d'un poster représentant un chimpanzé monté sur un tricycle jaune"
"Je me souviens de ma passion pour les gaufrettes fourrées à l'anchois et à la mirabelle..."
"Je me souviens de cet amant qui exigeait de me ligoter nu à un chêne centenaire, avant de revêtir sa combinaison de plongée pour me chatouiller l'anus avec une plume de paon..."
etc etc etc...
(je jure que tout est inventé, rien n'est vécu ! Surtout le dernier ! LOL)
;-))
Écrit par : Lancelot | 25 mai 2008

L'intérêt serait peut-être de simplement construire une histoire en creux, voir comment chacun peut la compléter, se l'approprier... Tenter de la rendre vraissemblable. Mais enfin, c'est curieux comme ça "perdrait de l'intérêt" à tes yeux, comme si la "vérité" apportait nécessairement une valeur ajoutée.
Quant au dernier item, c'est amusant car c'est exactement ce que je proposais autrefois à un amant (à quelques détails près)... ;-)
Écrit par : christophe | 27 mai 2008

lundi 12 mai 2008

Je me souviens IV (lycée)

Je me souviens du bar des sports, des patrons si gentils, du caniche et du piano désaccordé sur lequel nous nous acharnions.

Je me souviens de nos séances de spiritisme.

Je me souviens du cours de théâtre et de la mauvaise pièce que la prof nous avait imposée.

Je me souviens d'avoir joué des scènes de l'Antigone d'Anhouil avec une copine que je trouvais très jolie.

Je me souviens qu'elle était régulièrement enceinte du démon.

Je me souviens du voyage aux États-Unis, de mon correspondant sans intérêt, de ses frères si sexy, de leur mère si étrange et de leur père si sympathique avec lequel j'allais fumer des cigarettes dans le jardin.

Je me souviens de m'être grisé dans les rues de New York.

Je me souviens de la jeune Américaine, tout appareil dentaire dehors, qui croyait que je lui avais acheté un singe en peluche.

Je me souviens de mon premier baiser avec une jeune fille, très douce, gentille, et de mon inappétit.

Je me souviens d'une autre jeune fille, ravissante, au regard magnifique, nettement plus délurée que moi.

Je me souviens d'avoir inventé une histoire d'amour un peu tragique durant des vacances d'été, qui me permettait d'expliquer, sans rien dire, bien des choses.

Je me souviens d'être tombé amoureux le temps d'un regard, et pour longtemps platoniquement, de Caroline.

Je me souviens d'une fille qui était amoureuse de moi et que je n'embrassais que quand j'étais saoûl.

Je me souviens d'une autre fille qui m'avait dit « tu as beaucoup de charme quand tu parles ! » et du fou-rire qu'on avait eu.

Je me souviens d'avoir fait quasiment tous les devoirs d'allemand d'un copain de classe dont j'étais amoureux.

Je me souviens d'avoir gardé son écharpe le temps des vacances de Noël.

Je me souviens d'avoir organisé une grève pour dénoncer son renvoi que je jugeais officiellement abusif et officieusement tragique.

Je me souviens de mes rapports conflictuels avec le prof d'histoire-géo.

Je me souviens de mon premier job d'été avec des enfants à l'histoire familiale déchirante, sous la direction d'une alcoolique.

Je me souviens de m'être disputé avec l'examinatrice qui me faisait passer l'oral d'anglais.

Je me souviens d'avoir crié au scandale en cours de maths lorsqu'on nous a expliqué que, contrairement à ce qu'on nous avait dit jusque là, la question du calcul de la racine carré d'un nombre négatif se posait.

Je me souviens de notre inculture, de ce que nous croyions être la culture.

Je me souviens de mon premier pet'.

Je me souviens des dernières vacances avec mes parents.

Je me souviens d'avoir fait du minitel rose.

Je me souviens de la comédie de ma mère lorsqu'elle avait appris que je fumais.

Je me souviens de mes premiers poèmes – que je n'ai pas déchirés dans un élan théâtral et qui, au contraire, m'ont beaucoup amusé il y a peu lorsque je les ai relus.

Je me souviens d'avoir tenté d'aller dans le public pour y prendre le russe en troisième langue.

Je me souviens de mes sorties, pour chaperonner ma cousine, dans une pathétique boîte de lointaine banlieue, de ses amours sans fin avec les videurs.

Commentaires


-et quelle était la raison de la dispute avec l'examinatrice d'anglais ????
-et pourquoi il avait été renvoyé, l'amoureux germaniste à l'écharpe ????
-et combien il en avait, de 'frères sexy', le correspondant américain sans intérêt...???? (quel dommage, s'il y en avait plusieurs, d'être tombé sur çuilà, hein....)
Écrit par : Lancelot | 13 mai 2008


La raison de la dispute ? Une histoire de in/to my opinion et de in/to my mind. Ca a malheureusement achevé de me dégoûter de cette langue pourtant merrrrrveillllleuse (je flatte mes rares lecteurs majoritairement anglophones !!)
Quant à l'amoureux à l'écharpe, il faut bien avouer qu'il n'en foutait pas une rame ! Mais quelle écharpe !
Enfin, il n'y avait que deux frères sexy - mais c'était bien assez !
Écrit par : christophe | 14 mai 2008

sans chercher à en savoir, plus, j'aime beaucoup ces petits morceaux de vie
Écrit par : joss | 14 mai 2008

Je me souviens III (collège)


Je me souviens que j'ai perdu de vue la plupart de mes copains de l'école primaire, éparpillés dans tous les collèges de la région.

Je me souviens des coupons qu'il fallait découper le matin et le soir pour les donner à l'intransigeant – et somme toute assez crétin – chauffeur de car.

Je me souviens de la prof d'allemand, de sa drôle de tête en forme de poire et de ce qu'elle braillait parfois à mon copain Stéphane : « Du schläfst ! »

Je me souviens de la réflexion de Béatrice (« Oh, les bébés ! ») parce que, un des tout premiers jours de sixième, je jouais au chat avec un copain. Je me souviens ne plus y avoir joué dès lors.

Je me souviens de la prof de physique psychorigide qui avait exigé un cahier à spirales pour pouvoir arracher hystériquement les feuilles si on n'avait pas sauté trois lignes et laissé six carreaux d'espace avant d'écrire le titre.

Je me souviens de la prof de français un peu niaise en sixième que j'ai retrouvée des années après pour les cours de latin.

Je me souviens du prof d'histoire qui mettait parfois une corde à la place de sa ceinture.

Je me souviens d'un voyage scolaire dans le Périgord, de la comédie que faisaient P.-B. et E., amoureux en froid, des efforts des profs accompagnateurs pour les réconcilier, de P.-B. menaçant de se suicider en se jetant dans un ru et du sérieux outré que l'on mettait dans tout ça.

Je me souviens d'une retraite dans un couvent (!), de l'arbre devant lequel, près du cimetière des bonnes sœurs, E. et moi sommes tombés à genoux, choisissant, entre plusieurs puissances possibles, celle de la végétation.

Je me souviens du 45 tours Nothing gonna change my love for you, que ma cousine Sophie m'avait offert pour ma communion.

Je me souviens que ma mère prenait tout ça très au sérieux : essayage d'aubes, répétitions, etc., laissant libre cours à ses élans mystiques un peu délirants.

Je me souviens de confes'.

Je me souviens que P.-B. m'a « puni », pour une remarque qu'il n'avait pas appréciée, en m'isolant du groupe que nous formions avec d'autres moutons autour de sa petite personne.

Je me souviens d'avoir été traité de pédé par C. à cause d'une œillade sans doute plus explicite pour lui que pour moi.

Je me souviens d'avoir été profondément malheureux cette année-là, d'avoir éprouvé dans toutes ses nuances le sentiment de honte.

Je me souviens d'une extraordinaire prof' de français en troisième qui m'a donné envie d'être psychologue, qui m'a aidé, peut-être, à mettre un peu de distance.

Je me souviens de m'être fait agresser par cinq six garçons plus âgés dans une rue discrète et d'avoir défendu coûte que coûte (malgré le coup de boule un peu malheureux de l'un d'entre eux, finalement tombé sur le cul, et la lacrymo) le Walkman que ma sœur m'avait prêté.

Je me souviens du ravissement dans lequel me plongeait la vue de deux copains de classe, redoublants.

Je me souviens d'une boum assez inintéressante chez une camarade de classe et du débat pour savoir comment nous appellerions cela (boum ? soirée ?).

Je me souviens d'avoir perdu en un été le poids excédentaire que j'avais patiemment emmagasiné depuis la sixième : je quittais le collège.
Je me souviens de ma déterminante rencontre avec Juliette, une amie plus âgée de ma cousine, qui n'a cessé de m'accompagner depuis.

jeudi 8 mai 2008

Des retrouvailles


Retrouvailles. Ce matin, O. dort encore, Paris est ensoleillée. Coup de fil à mon directeur de thèse. « Avez-vous eu le temps de bien la lire ? » « J’ai bien survolé ». Il faudra que je m’en contente et tant mieux : la journée est trop belle pour que je me livre pieds et poings liés aux angoisses universitaires. Rendez-vous est pris pour un dîner jeudi prochain. « S’il fait beau, on essaiera de se trouver une terrasse. » J’aimerais bien aller chez Bichi, si son restaurant existe toujours. 
Je croise ma gardienne dans l’ascenseur qui vient de nourrir les chats du huitième. « Il faut bien s’entraider ». Je lui explique qu’une amie anglaise, à qui je vais sans doute laisser mon appartement un de ces soirs, glissera les clés dans la fente de la porte de sa loge le lendemain matin. « On manque de grosses pierres sous lesquelles cacher les clés ». En disant cela, je pense à la statue de l’éphèbe qui orne l’entrée du sauna tout proche. Mais il est insoulevable. 
Je traverse le passage des Panoramas. Le gentil monsieur du restaurant indien passe un coup de balai devant son établissement. Quelques boutiques, cafés, sont sur le point d’ouvrir mais avec une indolence reposante. Un peu de monde sur le boulevard. Les touristes traînent leur plaisir, la carte à la main. Au moins, depuis que la station Rue Montmartre a été rebaptisée Grands Boulevards, ne s’attendent-ils plus à être aux pieds de la butte à la sortie du métro. 
Je flâne dans le passage Jouffroy, puis dans le passage Verdeau. Je repère un ouvrage anglais sur le constructivisme russe. Il faudra que je repasse un jour d’ouverture. 
Je m’installe rue Cadet pour boire un café, ouvre un carnet, un peu perturbé par la conversation animée de bobos qui évoquent des problèmes d’appartements de 180 m2. Un petit vieux rabougri, inquiétant au volant de sa voiture, peine à monter la rue soudain surélevée d’un demi-centimètre. Ça fait un peu peur : le moteur de sa voiture pourtant pas vieille fait un bruit de tous les diables. Il est immatriculé dans les Hauts-de-Seine. Est-il vraiment venu seul jusque-là ? Il a l’air de ne même plus avoir la force d’appuyer sur l’accélérateur, ce qui est par contre plutôt rassurant. Peut-être a-t-il fait une fugue… 
Retrouvailles chaleureuses avec Paris qui n’est pas, qui n’est pas toujours, comme on le dit parfois, ce monstre froid. Certes, on peut y être parfaitement anonyme et seul sans troubler qui que ce soit. Pour peu que l’on se sente abandonné, la solitude de ces milliers d’individualités abîmées – les petits vieux, les hommes et les femmes de tous âges, d’ici ou d’ailleurs – vous saute au visage et vous visserait volontiers les genoux dans l’asphalte. Mais aujourd’hui, grâce au beau temps peut-être, tout semble momentanément et assez honteusement apaisé.
Commentaires 
Cette note me fait un peu penser à "Ulysses" de Joyce, où les pensées de Leopold Bloom vagabondent en même temps que ses déambulations dans Dublin...
J'aime ce Paris que tu décris, celui où il fait soleil et l'on regarde les gens depuis une terrasse de café..
Écrit par : Andesmas | 11 mai 2008
Ah Joyce... je crois me souvenir que V. Woolf était plutôt opposée à ce que Léonard le publie... Quant à Karl Radek, il vitupérait le « tas de fumier où s’agitent des vers, fixé à l’aide d’un appareil de prise de vue, à travers un microscope »
Comme quoi, même les grandes dames peuvent se tromper et les membres du Komintern dire des conneries ! ;-)
Plus sérieusement... merci pour tes encouragements.
Écrit par : christophe | 14 mai 2008

mardi 6 mai 2008

Je me souviens II (école primaire)

Je me souviens de mes premières vacances en Ardèche durant lesquelles j’ai appris à nager.

Je me souviens d’avoir joué au docteur avec ma cousine plus jeune.

Je me souviens d’avoir été officiellement le fiancé de Suzy, Évelyne, Sandrine et Marine.

Je me souviens d’un garçon plus âgé qui a essayé de m’embrasser.

Je me souviens avec bonheur de toutes mes institutrices.

Je me souviens d’avoir fait perdre ma classe à un jeu ayant pour thème l’astronomie en répondant Sirius à la place de Soleil.

Je me souviens d’avoir pris beaucoup de plaisir à faire une petite tapisserie pour la fête des mères.

Je me souviens d’avoir pensé « qu’il est beau » en regardant mon copain Olivier jouer au foot.

Je me souviens du film Hitcher et de la peur que j’ai eue.

Je me souviens des courses de vitesse que je faisais à béquilles, avec ma jambe dans le plâtre.

Je me souviens être resté coincé six heures dans un train à l’arrêt avec ma grand-mère.

Je me souviens d’une petite tempête qui a fait s’écrouler sur moi en pleine nuit la tente où je dormais.

Je me souviens ne plus vouloir aller chercher de l’eau à la cave à cause du film Amityville dont ma sœur m’avait fait le résumé.

Je me souviens du poster de Snoopy que je ne cessais de copier.

Je me souviens de mon copain Bertrand en larmes parce que sa mère s’acharnait à lui faire apprendre une leçon sur la préhistoire.

Je me souviens du fou-rire de la si gentille directrice qui, lors d’une interrogation orale sur le corps humain et alors qu’elle m’aidait à dire le mot « tendons » (« tend… ? tend… ? »), s’entendit répondre : « tendeur ».

Je me souviens de la remarque indignée d’Évelyne, une camarade, alors que j’exhibais fièrement mon Pif Gadget : « Tu lis des journaux communistes ! »

Je me souviens de la réponse de la même Évelyne, décidément très réactionnaire, à mon innocente question de savoir pourquoi certains catholiques n’aimaient pas les Juifs : « Parce qu’ils ont tué le Christ ! »

Je me souviens d’avoir cessé de croire en Dieu.

Je me souviens de la mort de mon oncle Gino.

Je me souviens de l’annonce de la mort d’Isabelle et de ma réponse aussi paniquée qu’inadaptée : « Et alors ? »

Je me souviens de l’escalier qu’on m’a fait monter alors que ma jambe cassée n’était pas plâtrée.

Je me souviens d’avoir gagné un petit et humiliant nécessaire de couture à un cross où je n’avais guère brillé.

Je me souviens d’une très gênante visite médicale scolaire durant laquelle j’ai pris ma mère en grippe.

Je me souviens des parties de billes avec mon père dans le salon.

Je me souviens que deux camarades de classe sont tombés dans le bassin – après avoir tout fait pour – à un goûter d’anniversaire, et de la crise d’hystérie d’une des mères.

Je me souviens m’être battu avec Alexis.

Je me souviens d’avoir écrit « le soleil est notre propre espoir de vie » sous une peinture (!) faite en classe.

Je me souviens des boulettes de papier toilette que nous lancions au plafond après les avoir trempées dans l’eau – et de nos fous-rires dans l’attente fébrile de leurs chutes. 

Je me souviens d’un voyage scolaire à Lyon.

Je me souviens d’une pièce de théâtre où je tenais deux rôles : le fermier et le cochon.

Je me souviens d'avoir voulu être une fille.

Je me souviens d’être passé d’une maigreur maladive qui paniquait ma grand-mère à un début d’obésité.

Je me souviens d’avoir parlé du néant avec Stéphane.

Je me souviens des enquêtes policières que nous menions au bord de la rivière, Bertrand, Alexis et moi.

Je me souviens des terribles histoires de noyades que l’on me racontait.

Je me souviens d’une institutrice que nous appelions Skeletor et qui semblait avoir cent ans.

Je me souviens d’une chanson très « catho de gauche » qu’on nous faisait chanter (« Oui, nous referons un monde, pleins de fleurs et de colombes, un immense champ de blés, où il fera bon s’aimer. »).

Je me souviens d’avoir fait tomber le magnétophone du petit ami de ma sœur et d’avoir éprouvé une immense angoisse tout le temps qu’a duré sa réparation.

Je me souviens d’avoir joué à l’instituteur avec ma voisine qui avait eu une fracture du crâne et avait un peu perdu la mémoire.

Je me souviens de lui avoir inventé un médicament à base de lait et de cannelle.

Je me souviens de m’être réfugié chez elle lorsque la chienne de ma grand-mère, Puce, est morte d’un arrêt cardiaque.

Je me souviens de la petite chienne que ma sœur avait trouvée à Paris, Uxie, et de la réflexion de ma mère en la voyant pour la première fois : « Oh, on dirait un rat ».

Commentaires
Ce que j'aime, dans ces deux notes, c'est comment des bribes de sens peuvent créer du sens. J'aime imaginer les liens qui se tissent et se détissent entre chaque "je me souviens", et comment le vide de l'entre-deux peut laisser une place à nos propres souvenirs. Car finalement, ce que tu racontes là nous renvoie aussi à notre propre enfance... Alors merci! 
Écrit par : Andesmas | 11 mai 2008
 
Tu sais, c'est un petit "exercice" très agréable à faire...
Écrit par : christophe | 14 mai 2008

lundi 5 mai 2008

Je me souviens I (école maternelle)

Joe Brainard (1941-1994), I Remember, Actes Sud, 2002 (1970).
Georges Perec (1936-1982), Je me souviens, Hachette, 1978.

Je me souviens avoir couru dans le sable et être tombé la main sur une guêpe ; j'ai été voir ma grand-mère, en pleurs, en expliquant qu'une « vilaine Maya » m'avait piqué.

Je me souviens d'avoir joué à être poursuivi par les crabes que j'avais ramassés avec mon père en Bretagne et que nous avions relâchés.

Je me souviens de la pièce sombre et poussiéreuse où l'institutrice nous emmenait faire la sieste ; il y avait un grand téléviseur recouvert d'un drap : je me demandais quels enfants en profitaient.

Je me souviens de ma mère revenant un vendredi soir et m'annonçant, alors que je regardais les Maîtres de l'Univers, que je ne reverrais pas Pepsi, notre vieille chienne malade que le vétérinaire venait de piquer.

Je me souviens du goût et du contact poisseux des Coquelicots que je mangeais chez ma grand-tante Suzette.

Je me souviens de l'étang de Bléneau où nous allions parfois camper, avec oncles et tantes, et de la comédie que je faisais pour ne pas en faire le tour à pied.

Je me souviens avoir uriné une fois en même temps que mon père dans les toilettes.

Je me souviens de l'effroi et de la honte éprouvés au réveil quand on a fait pipi au lit.

Je me souviens du contact sur ma peau des maillots de bain en éponge.

Je me souviens de ne m'être jamais vraiment posé la question de savoir d'où venaient les bébés.

Je me souviens d'avoir éprouvé un certain trouble devant un documentaire sur l'haltérophilie, regardé chez une vieille et lointaine cousine du nord, de sa remarque (« Qu'est-ce qu'il a ce gamin-là à regarder ça ? ») et de la gêne qui en a suivie.

Je me souviens de la collection de figurines schtroumpf de mon cousin, et de ses reproductions des vaisseaux et personnages de la Guerre des étoiles (à l'époque, on ne disait pas Star Wars).

Je me souviens du grand serpent empaillé qui était chez eux, dans l'escalier.

Je me souviens d'un ami de vacances qui s'appelait Steeve Denis.

Je me souviens de la cour d'école où nous ramassions de petits cailloux blancs, un peu translucides, que nous croyions être des diamants.

Je me souviens avoir fait semblant, avec Stéphane, de jouer au piano sur le petit décrochement du mur de la maternelle.

Je me souviens du bonbon qu'on nous donnait après un laborieux cours de solfège.

Je me souviens d'avoir éprouvé le sentiment d'immensité dans le jardin de mes parents.

Je me souviens des blagues que je faisais au moment du coucher en me cachant derrière la porte avant d'appeler mes parents.

Je me souviens d'avoir fait un petit lit à mon chien en peluche Toutou.

Je me souviens de l'odeur des marqueurs de mon père.

Je me souviens d’avoir feuilleté avec mon père, un dimanche matin dans la cuisine, un catalogue de jouets en vue de la seule et unique lettre écrite au Père Noël.

Je me souviens d’avoir choisi un mange-disques orange.

Je me souviens d’avoir écouté jusqu’à l’écœurement Sacré Charlemagne.

Je me souviens de la porte horizontale, en haut de l’escalier menant vers l’étage où se trouvait la mystérieuse chambre de ma grande sœur.


Commentaires

que de sourires en lisant ces lignes. merci de partager ça.
Écrit par : Joss | 06 mai 2008

> Joss, je t'invite à lire les auteurs que j'ai vaniteusement plagiés. En tout cas, c'est toujours amusant de voir que des souvenirs aussi laconiques et personnels trouvent un écho - après déformation, après rattachement à d'autres souvenirs peut-être (et tant mieux) - chez autrui.
Écrit par : christophe | 08 mai 2008

"Je me souviens d'avoir éprouvé un certain trouble devant un documentaire sur l'haltérophilie, regardé chez une vieille et lointaine cousine du nord, de sa remarque (« Qu'est-ce qu'il a ce gamin-là à regarder ça ? ») et de la gêne qui s'est ensuivie."
Je l'ADORE, celle-là. Elle me fait hurler de rire. Surtout d'imaginer l'allure soupçonneuse de la 'vieille et lointaine cousine' en question. IRRESISTIBLE !
Écrit par : Lancelot | 13 mai 2008

La vieille cousine était plutôt du genre peau-de-vache. Un jour je me suis vengé (je pouvais être assez peste, à l'occasion, avec les adultes que je préférais par ailleurs aux enfants de mon âge) : alors qu'elle se maquillait dans la salle de bain de mes parents, je lui ai dit quelque chose comme : "tu peux faire tout ce que tu veux, tu seras toujours aussi moche !". Je n'en avais gardé aucun souvenir mais on me l'a répété...
Écrit par : christophe | 14 mai 2008

dimanche 20 avril 2008

Du statut des objets III

Mircea Eliade écrit dans Forgerons et Alchimistes de très jolies pages sur les rapports que les premiers hommes entretenaient – et entretiennent encore dans les rares sociétés traditionnelles – avec l’objet, la chose, le minéral. Il explique que beaucoup de cultures croient qu’en laissant reposer un gisement épuisé, il se reconstitue : les métaux et les pierres sont censés pousser comme toute chose vivante.
L’homme qui extrait du sol le métal commet toujours un sacrilège (une éventration exercée sur la mère nourricière). D’où le caractère magique qui entoure cette activité (il faut calmer les dieux, se faire pardonner ou obtenir l’autorisation). D’où également le statut particulier de l’Homo Faber, lequel suscite tout à la fois fascination (il apporte à la collectivité le début d’un confort technique) et la répulsion (il est, de par son activité, tabou). On peut dès lors deviner que l’objet technique – aussi primitif soit-il – voit inscrit dans son essence même une dimension surnaturelle. Cette dimension, l’objet la conservera tardivement : au Moyen Âge, on ne trouve personne pour douter de ses fantaisies ; on y reconnaît la main de Dieu, ou plus souvent encore, celle du Diable, l’un et l’autre s’étant substitués aux divinités plus archaïques.
Avec le triomphe des Lumières et leur goût pour les objets techniques (entendons les outils) qu’ils étudieront d’ailleurs soigneusement, on est en droit de s’attendre, à ce que la rationalité évacue ces aspects-là. Et pourtant…
Quelques décennies plus tard, rien n’a vraiment changé : l’illustrateur Grandville signale à ses contemporains la vie secrète ou bruyante qui anime les objets. Des bottes refusent de se laisser enfiler, une plume d’oie devise gentiment avec un porte-plume, des bobines de fil frappent à la porte d’une couturière… Giorgio Agamben, je crois, rapporte dans Stanze que Baudelaire – lequel était terrifié par les illustrations de Grandville dit-on – manifesta à l’issue de l’exposition universelle un peu plus que de la fascination inquiète à la vue de la profusion des objets qui s’y exposaient…

jeudi 17 avril 2008

Du statut des objets II

Je me rends compte à présent que mon goût pour les objets reproduisant du son – les gramophones et les postes de radio – était lié en partie à mon autre goût (d’alors) pour la mécanique : je démontais tout ce qui passait entre mes mains. Seul le respect (et la colère de mes parents !) éprouvé à l’encontre des vieux appareils m’empêchait de les démembrer. Les vieux réveils, les magnétophones, tous cédaient sous l’obstination d’un tournevis (à noter que les appareils d’autrefois étaient plus faciles à démonter). Avec le recul, je crois que comme tous les enfants je cherchais à découvrir quelque chose de leur secret, de leur essence. La lecture de Simondon (Du mode d’existence des objets techniques) ou celle de Mumford (Civilisation et Technique) tend à présent à me convaincre qu’il s’agit là d’un rapport assez naturel de l’homme à l’objet qu’on dit technique. De par leur nature (plus que par leur complexité d’ailleurs), quelque chose de l’objet (technique ou non) tend à se soustraire à l’homme. Cela pose évidemment la question du rapport que l’on (comprenez l’homme mais aussi soi plus particulièrement) entretient avec l’objet technique ou l’objet en général.
Chacun a pu éprouver la duplicité des uns et des autres : les appareils qui ne fonctionnent plus puis fonctionnent à nouveau soudainement, les objets qui se cachent, etc. Parfois, la responsabilité humaine dans ces dysfonctionnements est tellement évidente, que l’on est bien en peine de soutenir le caractère retors ou – osons le mot – magique de l’objet dysfonctionnel. Parfois encore, il paraît insupportable que l’interlocuteur, à qui l’on explique nos mésaventures, marque le doute. Les informaticiens, dans leur naïveté, dans leur soumission totale aux merveilles de la technique croient régler le problème en évoquant, non sans humour, des dysfonctionnements de l’« interface chaise/clavier »… Mais je me souviens d’un prof d’informatique (lors d’une initiation à l’université) expliquant que l’on était en droit de poser toute sorte de gris-gris à proximité de l’ordinateur : ce n’était pas inutile.

Du statut des objets I

Quand j'étais petit, j'avais une véritable passion pour les 78 tours et les gramophones. Si un petit voisin venait goûter, je ne pouvais pas résister à l'envie de lui faire écouter L'Auberge du crépuscule, de Rina Ketty (plus jeune encore, et ne sachant pas lire, je disais « L'Auberge du clédicule » : Rina Ketty avait tout de même un sacré accent). Ça devait faire son effet à l'heure d'une Karen Cheryl triomphante ! J'écoutais toute une collection de 78 tours sur un tourne-disque des années soixante, lequel permettait également d'écouter les 16 tours. Les 16 tours constituaient à mes yeux la quintessence du mystère, de la quête. Inlassablement, j'interrogeais mon père tout-puissant et inlassablement, il me répétait la même chose : ils avaient certes été inventés, mais, ne rencontrant jamais le moindre succès commercial, ils avaient été rapidement abandonnés. Aussi était-il difficile de s'en procurer.

Parfois, mon voisin adulte m'emmenait chez son père qui, lui, avait un véritable gramophone avec un beau pavillon de cuivre et une aiguille soigneusement rangée dans sa boîte. Seul un véritable trésor de pirate (souvent cherché, jamais trouvé) aurait pu me plonger dans un ravissement comparable.

Ma tante étant une acharnée des broc', toute la petite famille s'y promenait volontiers le dimanche (les videz-votre-grenier n’existaient pas encore). Charge à mon père de partir en repérage afin de me faire passer loin des stands où trônaient trop visiblement des gramophones, de peur que je ne fasse du scandale pour qu’on en achète un.

Quand j’allais chez la grand-tante Suzette, je prenais parfois mon courage à deux mains pour m’aventurer dans le grenier. Il me fallait passer par un palier où trônait un petit lit soigneusement fait, au-dessus duquel étaient rangés, dans une petite étagère en bois, des livres qui avaient appartenu à un mystérieux enfant (je croyais être alors le seul de ma famille). Quelqu’un avait dû autrefois dormir dans le lit…

Il fallait ensuite emprunter un vieil escalier branlant dissimulé derrière une porte recouverte de papier peint (des médaillons représentant des scènes bucoliques très XVIIIe). Dans le grenier, éparpillés sur des tables ou à même le sol, semblaient dormir de leur sommeil millénaire une quantité de vieux postes radio. Je caresserais les coffres de bois, me couvrant la main d'une épaisse poussière, je faisais tourner les boutons pour que l’aiguille suive sur le cadran les destinations de mon imagination (l’Angleterre, le pays de Peter Pan et d’Alice, la Russie – ou plutôt l'URSS). J’allais d’un appareil à l’autre. Certains étaient intacts et paraissaient tout prêts à remarcher, d’autres gisaient éventrés.

Mais il suffisait que je voie la première patte d’une araignée pour que je prenne mes jambes à mon cou. Je dévalais l’escalier alors que ma grand-tante me criait des invitations à la prudence. La vie reprenait son cours : j’avais entraperçu une modalité du trésor et j’étais rasséréné : en divers points de mon univers, il y avait des objets étonnants à découvrir.