lundi 6 décembre 2010

Naissance des roches

Assis en tailleur dans la vieille forêt de feuillus, son dos ployait sous la voûte verte. Tout autour de lui les arbres étendaient bas leurs branches et le soleil peinait à percer la frondaison. Aucun bruit ne venait plus troubler la conscience du peuple du monde. Les oiseaux s’étaient tus et n’étaient plus que de lointaines taches blanches et noires, comme suspendus par un fil au plafond bleu. Il n’y avait plus un avion dans le ciel et des locomotives abandonnées rouillaient quelque part au soleil. Les rues des villes étaient vides de joies et de courses folles : le temps était mort et gisait à la surface de la terre.
Il était assis en tailleur et, tout autour de lui, dégouttait sa mémoire que ne buvait pas le sol pourtant sablonneux.
Au loin, par delà la forêt et les prés, les vallées et les terres des hommes, les immensités d’eau étaient étales et, sur leurs fonds, dans la nuit éternelle où retournent aussi nos souvenirs, les vies minuscules tombaient en scintillant.
Seul s’élevait dans l’air un silence d’autrefois qui avait su être patient.
Les souvenirs orangés de l’enfance, les plus heureux, se drainaient. Il n’aurait pu les garder sans retenir pareillement les autres, ceux des maisons brûlées qui craquaient et s’effondraient sur les meubles, sur les portraits à l’huile des ancêtres, sur les visages riants photographiés dans des après-midis roses.
Et la guerre suinta à son tour, en écume noire, et, avec elle, le souvenir de l’abject.
À la surface de son corps, une fine pellicule de calcaire apparaissait, là où la peau était exsangue de mémoire. De petites tâches blanchâtres tout d’abord, qui s’étendaient de loin en loin.
Il devenait enfin statue de pierre et, sitôt la dernière tache de calcaire apparue, laquelle finit couvrir sa peau vide à son tour du temps, il eut un hoquet et la vie alentour reprit son cours…






samedi 27 novembre 2010

مخاصمك يا قلبي (Mekhasmik Ya Galbi)

Presque complètement avachi sur les coussins, la pipe du narguilé à la main, la fumée sortant de sa bouche en volutes épaisses, le docteur surprit le regard de la femme de l’administrateur posé, avec un mélange poisseux d’avidité et d’autorité, sur Hassan. Ce dernier se leva comme un automate pour la rejoindre au milieu de la salle aux premières notes de la rumba jouée par l’orchestre.
C’était une nuit brûlante, de celles qui promettent leur lot de crimes. Le docteur trouverait sans doute au petit matin, éparpillés dans les chambres de l’hôpital, des hommes éventrés et des femmes salement amochées, peut-être des gosses aussi comme ça arrivait parfois : tous ne venaient pas mourir là du typhus.
Et puis, il avait un peu trop fumé dans sa chambre, allongé sous le ventilateur bourdonnant, et une bouteille vide de whisky avait roulé sous son lit.
La peau de son visage fiévreux portait les traces du rasoir – il tremblait un peu ces jours-ci – et sous son costume froissé en lin, il sentait perler des gouttes de sueur dans son dos. Il  posa la pipe, sortit de sa poche un mouchoir pour s’éponger le front et interpela le serveur.
Le champagne, qui souffrait du voyage, était déjà tiédi par la chaleur ambiante, mais il avait une pépie incroyable. Il vida sa flûte d’une traite et en saisit une autre sur le plateau. Ce gros con d’administrateur et sa truie savaient à peine recevoir. Des parvenus dont les familles s’étaient enrichies pendant la guerre. On disait que le vieux recevait l’argent des mains mêmes du Kaiser…
Dans ces moments-là, le docteur peinait à contenir la rage qui se diffusait dans tous ses membres comme une onde, qui le faisait trembler et transpirer. Et de voir cette grosse vache dans sa tenue d’apparat, qui avait sans doute donné des ordres pour qu’on n’allumât les lampes qu’avec parcimonie – par radinerie, mais surtout parce que sa peau fanée craignait la lumière –, cette vieille carne rejetait sa tête en arrière et faisait maintenant onduler ses doigts sur les hanches d’Hassan qui ne savait pas bien se défendre, qui ne voulait peut-être même pas, qui serait ce soir ou demain la proie de cette bonne femme.
Le docteur ne savait pas bien pourquoi on l’invitait encore à ces réceptions pathétiques où le vieux continent venait s’encanailler, alors qu’au dehors le vent d’une nouvelle guerre commençait à souffler. Solidarités de classe qui ne gommaient qu’imparfaitement le mépris dans lequel on les tenait, lui et le monde : « Je vous admire sincèrement de toucher toute la journée ces gens crasseux… », lui avait un jour dit la femme de l’administrateur, tout en tripotant de ses doigts boudinés les perles qu’elle avait au cou. Et pourquoi lui-même acceptait-il encore ces invitations ?… Peut-être à cause de ce jeu de chat et de souris… Le docteur et cette femme se toisaient en se demandant lequel allait chuter le premier, et dernièrement, elle avait marqué des points : en un regard, elle avait tout compris et avait fait une réflexion sur le beau Hassan que le bientôt vieux docteur traînait partout…
Il n’arrivait plus à détacher ses yeux de ce couple, et il répondit un peu sèchement à la femme qui, à côté de lui, la bouche pâteuse de kif, venait d’essayer d’engager une de ces conversations imbéciles de circonstance.
Perdu dans ses pensées sauvages, les doigts crispés sur la flûte de champagne, il restait suspendu aux jolies lèvres d’Hassan qui semblait ne pas dire un mot à sa cavalière, concentré sur les pas à suivre, et pendant un furtif instant, le docteur retrouva intacte la sensation de ses doigts gantés sur le torse d’Hassan qu’il voyait pour la première fois, grimaçant de douleur sur le lit d’hôpital. La régularité de la petite plaie qui lui entaillait superficiellement quelques centimètres de peau et qui n’était plus à présent qu’une boursoufflure cicatricielle sur laquelle le docteur rêvait encore de faire glisser ses doigts, petite ligne presque droite un peu plus sombre sur la peau brune du jeune homme.
Pourquoi s’était-il entiché de ce garçon, ce n’était pas bien clair, pas davantage que ce qu’il espérait secrètement. Mais par le passé, à Genève, il avait déjà été traversé de ces égarements. Et s’il avait pu à chaque fois échapper au scandale, il faut bien avouer que ces épisodes douloureux avaient largement contribué à sa venue au Caire.
Hassan, qui dansait encore sur cette chanson larmoyante qui décidément n’en finissait pas, ne lui lançait même pas un regard.
Et toute cette chaleur écœurante, lui qui n’aimait que le froid mordant de montagnes de son enfance… Hassan n’avait jamais vu la neige et un jour que le docteur était particulièrement enfiévré, il lui avait promis de la lui montrer. Hassan avait ri, avec toute l’innocence de sa jeunesse, tous ses rêves qui allaient venir mourir entre les draps d’un de ces stupides colons…

مخاصمك يا قلبي
Malgré lui, le docteur était poreux aux paroles mélancoliques du morceau que jouait l’orchestre, et il se sentait envahi par un de ces accès sentimentaux qui le laissaient démuni quand la colère retombait. Il devait alors rester allongé pendant des heures, la douleur vrillant sa tête et son désir vissé au ventre, son pauvre cœur morose froissé par cette obsession : il ne rêvait que d’embrasser Hassan, le porter sur le lit, le déshabiller lentement et regarder, avec l’envie de pleurer, cette peau lisse, jusqu’à ce que la mort ou le chaos ne viennent interrompre cette contemplation de poète. Le docteur voulait  surprendre l’endormissement d’Hassan, la tête posée sur son torse. Ou bien il voulait l’entendre rire, encore et encore. Il voulait s’abreuver de cette jeunesse et redevenir beau lui-même, lui montrer le monde, embrasser la peau fine de son cou dans le compartiment désert d’un train pendant qu’au dehors défile le paysage européen. Avec lui, il voulait aussi arpenter les ruelles du Caire, grouillantes de vie, gravir le mont Sinaï ou descendre le Nil dans le soir, alors que les fellahs quittent ses plages limoneuses pour la prière de al-maghrib à laquelle appelle au loin le muezzin.
Surtout – et cette pensée lui arrachait des soupirs de tristesse – il aurait voulu danser avec lui au milieu de la foule.

dimanche 31 octobre 2010

Choisir sa pathologie mentale : une question de bon sens II

  • Décompensation hystérique : Vous avez décidé de vous offrir une « grande crise » (selon l’expression de Charcot), si possible chez un commerçant ou, mieux, dans le métro, puis vous tombez paralysé ou aveugle. On va vraisemblablement vous conduire aux urgences où vous pourrez frénétiquement alterner séduction offensive de l’interne (il a les yeux de votre beau-frère, mais est-ce une raison pour vous frotter ainsi contre lui ? sans doute que oui…), fous-rires et crises de larmes. Si vous n’êtes pas une femme, nulle inquiétude : contredisant l’étymologie du mot, l’hystérie masculine existe, en tout cas depuis cinquante ans. Si vous avez des origines méditerranéennes, l’éternel féminin remonte soudainement en vous : à l’instar de votre mère, vous cassez la vaisselle, vous vous roulez par terre dans les boulettes en disant que, puisque c’est comme ça, vous n’avez plus qu’à mourir. Si vous avez des origines nordiques, vous hurlez que le diable veut s’accoupler – une fois de plus – avec vous. Vous donnez des détails scabreux.
  • Décompensation dépressive à dominante psychasthénique : Dehors, le ciel est noir, vous n’avez pas descendu les poubelles et l’intégrale des films de Bergman que vous avez commandée a été perdue par la Poste. Là, c’est le drame. Vous vous effondrez de l’intérieur et il n’est pas un seul souvenir un peu heureux auquel vous raccrocher. Vous avaleriez tous les comprimés que vous avez sous la main si seulement vous n’aviez pas honte par avance que les pompiers – dire qu’il faudrait ça pour qu’ils viennent enfin vous voir – vous retrouvent étouffé par votre vomi. C’est la dépression plus la honte (blessure narcissique majeure). Très dur à gérer au quotidien.

La psychose
Alors là, c’est du lourd. Cette structure mentale a fait elle aussi les choux gras du cinéma et de la littérature, que l’on songe à Carrie ou à Norman Bates dont les passages à l’acte sont fameux. Il importe toutefois de ne pas considérer Hannibal Lecter, Jason, Freddy Krueger, Chucky ou Alien comme des psychotiques.
Les angoisses à l’œuvre étant particulièrement effrayantes, une bonne connaissance préalable du cinéma d’épouvante est recommandée. Être réveillé en pleine nuit avec la certitude que votre corps est en train de se morceler requiert un minimum de préparation… Affronter les apparitions quotidiennes d’un rat volant – le véritable visage de Dieu – vous dictant les meilleures pages d’une nouvelle Bible et laissant entendre que votre famille veut vous éliminer, est là encore épuisant.

Les mécanismes de défense sont coûteux en énergie psychique – attendez-vous à finir sur les rotules –, archaïques (on les a tous utilisés avant l’âge de deux ans) et assez altérants : mais enfin, pourquoi s’échiner à s’adapter au monde alors qu’il suffit d’adapter la réalité.
Enumérer les différents mécanismes de défense à l’œuvre dans la structure psychotique serait fastidieux. Surtout, ce petit texte apparaîtrait alors trop visiblement pour ce qu’il est : une vaste escroquerie intellectuelle. Citons toutefois, à titre d’exemple, les mécanismes suivants :
  • Clivage de l’objet : Vous avez 18 mois, vous ressentez quelque chose d’étrange, qui vient de l’intérieur (ou peut-être pas : vous ne savez pas ce qu’intérieur veut dire), quelque chose que vous appelleriez de la douleur ou de la faim si seulement vous n’aviez pas 18 mois. Parfois un objet rond apparaît, se colle à vous. Un liquide chaud vous apaise. C’est le « bon sein ». Parfois cet objet n’apparaît pas : c’est un salaud. Il est inenvisageable qu’il s’agisse du même.
  • Déni de la réalité : Vous surprenez votre professeur d’aquagym dans une drôle de posture avec votre beau-frère. C’est plutôt gênant. Pourquoi admettre cette vision alors qu’il est si simple de la nier. Plus tard, dans la journée, vous aurez droit à une hallucination : Saint Kevin en train de chevaucher un dragon.
  • Dédoublement du Moi : Vous êtes sexologue et plutôt voyeur des choses du sexe opposé, mais au fond, il ne faut pas vous la faire : vous savez bien que la différence des sexes, ça n’existe pas. D’ailleurs vous êtes en train d’écrire une longue lettre à l’Académie des sciences à ce sujet.

Il existe une grande variété de psychoses, certaines apparaissant, d’autres disparaissant au gré des modes et des substances que le gouvernement nous fait absorber à notre insu (l’eau du robinet…). Nous nous contenterons toutefois d’énumérer ici les différentes modalités de la paranoïa, véritable tête de gondole des psychoses.
  • Mégalomanie : Votre femme ne comprend rien à rien, votre famille ne comprend rien à rien et les veaux se massent dans le métro au lieu de s’écarter sur votre passage. Tout cela vous agace de plus en plus. Vous prenez enfin le pouvoir, vous faites ériger des statues à votre effigie. Vous faites assassiner 10 % de la population. Ça va mieux en le faisant. Les veaux finissent par se révolter, vous imposent un jugement inique et vous condamnent à la mort. Quel grand artiste périt avec vous !
  • Délire de persécution : Depuis quelques jours, vous entendez des bruits bizarres de tuyauterie qui viennent de chez le voisin. Assurément, le type est en train de comploter dans votre dos pour vous éliminer, sans doute parce que vous êtes en train de mettre au point un carburant révolutionnaire… Comment ça votre femme ne vous croit pas ! Elle doit être de mèche ! Comment ça ce type en blanc ne vous croit pas ? Ce doit être le chef du complot...
  • Jalousie maladive : Vous allez à une fête qu’organise le meilleur ami homosexuel de votre petite amie. Incidemment, vous apprenez qu’il connaît son appartement. Bon sang mais c’est bien sûr ! Il n’est pas du tout homosexuel, il se tape votre copine dès que vous avez le dos tourné (quand vous retournez en prison) et le type, là, qui lui roule un patin, n’a pas encore compris à quel mystificateur il avait affaire ! Deux jours après, vous prenez rendez-vous avec le soi-disant homosexuel pour lui casser les genoux *.
  • Érotomanie : En récupérant sa bouée dans l’eau, votre prof d’aquagym vous lance un regard équivoque… Tout à coup, tout devient clair ! Il vient de se marier pour protéger l’amour qu’il vous porte, le mettre à l’abri du temps et de l’usure. Vous ne pouvez pas en rester là : vous lui écrivez une lettre enflammée dans laquelle vous lui expliquez que vous avez tout compris et, devant ses dénégations – pauvre et naïf enfant ! –, vous passez la seconde et l’embrassez : mais puisque vous avez tout compris !
  • Délire de revendication : Vous vous faites virer de votre boulot, parce que vous passez votre temps au téléphone à essayer de faire reconnaître votre bon droit et à écrire des courriers aux médecins, commissaires, maires, ministres, présidents, dieux, parce que vous avez tout compris et qu’il ne faut pas vous la faire.

Si le choix de la psychose vous tente mais que les différentes modalités de la paranoïa vous rebutent, demandez conseil à votre psychiatre.

Ainsi s’achève notre petit panorama – non exhaustif – des pathologies mentales. J’aurais pu également évoquer la mélancolie (le deuil sans objet), mais il vaut mieux attendre le retour à la mode des cheveux longs et des costumes en velours (pour les garçons) et des mitaines en dentelle (pour les filles). Qui plus est, tout le monde n’a pas la chance d’avoir une forêt primitive et une ruine customisée par Viollet-le-Duc dans son immédiat environnement…

Personnellement, j’hésite encore, mais j’espère avoir pu aider quelques internautes dans ce choix difficile.


__________
* : Anecdote véridique.

samedi 30 octobre 2010

Choisir sa pathologie mentale : une question de bon sens I

Préambule : Je dois avouer que tous les ingrédients sont à peu près réunis pour que je décompense quelque chose : quel que soit l’horizon vers lequel je me tourne, je ne vois que plages placées sous le patronage terrible de Santa Mertume. Mais, si on a l’habitude de dire, en psychopathologie, que l’on tombe toujours du côté où l’on penche, il me semble tout de même légitime d’exercer mon libre-arbitre en choisissant ma pathologie.

Avant l’émergence de la psychiatrie moderne et les inventifs travaux (nosographiques notamment) de nos plus grands aliénistes, force est de constater que le panel était restreint – on était normal (et chrétien), idiot, dément ou possédé –, et les traitements étaient plus qu’empiriques (bûchers, chaînes, douches froides, immersions dans des fosses remplies de serpents, etc.). Il fallut en effet attendre les travaux d’Esquirol et ceux de Georget, Morel, Kraepelin, Charcot et Freud pour qu’une véritable offre psychopathologique, s’étayant sur un vaste choix de névroses et de psychoses (nous écartons sciemment la perversion) émerge et remplissent les pages du grand catalogue de l’impossible vie en société. Revue de détails. (Vous noterez l’accroche journalistique terminant mon chapô – un peu long par ailleurs.)
Si l’offre est abondante, le choix n’en demeure pas moins difficile, et le caractère parfois quasi-définitif de certaines pathologies contraint le malade résolument moderne à choisir en toute connaissance de cause. En effet, combien de drames consécutifs à une maladie adoptée précipitamment et se révélant décevante !

La névrose
Popularisée par quelques grands noms du cinéma (Ingmar Bergman, Woody Allen…), la névrose présente l’avantage d’allier symptômes modérément spectaculaires et adaptation relative à la réalité – aussi intolérable et frustrante soit-elle. Vous pouvez prétendre à une vie à peu près normale dès lors que votre entourage se déclare prêt à supporter vos petites manies (névrose obsessionnelle), vos petites peurs irrationnelles (névrose phobique) ou votre grand sens de la scène (névrose hystérique). Le conflit psychique à l’origine des symptômes prend sa source dans la petite enfance et, franchement, en y réfléchissant bien, vous en soupçonnerez bien l’origine. Peu importe que cet événement soit réellement advenu : votre petit cinéma intérieur est là pour compenser les incohérences ou les flous scénaristiques. Notez également que ce conflit est dit intrapsychique : le ça et le Surmoi se livrent une bataille sans merci (et sans vainqueur) dans votre petit intérieur (le Moi) tout encombré de tableaux de famille obstinément transmis de génération en génération et de malles poussiéreuses qui se révèlent mystérieusement vides à chaque fois que vous croyez être parvenu à les ouvrir.
Parmi les mécanismes de défense à l’œuvre dans la structure névrotique, citons à titre d’illustration :
  • Refoulement : un gentil petit désir erratique – ayant par exemple pour objet l’entre-jambe de votre beau-frère – tente de quitter l’inconscient pour s’imposer à vous ! Las, il est réexpédié immédiatement d’où il vient sans avoir eu le temps d’aborder votre conscience.
  • Sublimation : votre prof d’aquagym a gagné tous les concours de maillots de bain transparents, mais il est poilu comme un singe et, quoi qu’en dise Têtu, les poilus ne sont pas durablement revenus à la mode. Qui plus est, il ressemble à votre beau-frère et ça vous ferait tout bizarre si seulement vous aviez véritablement conscience de cette idée saugrenue. Las, vous rentrez chez vous et vous vous remettez à la peinture : une série de Faunes se profile. Mais c’est tout de même étrange cette odeur de singe javellisé que vous avez dans le nez depuis un moment… Notez que dans l’exemple cité, la sublimation est accompagnée d’un refoulement et d’un déplacement.
  • Dénégation : Matthew, votre meilleur ami américain un peu hystérique, de passage en France, flanqué d’une vague inscription à la Sorbonne, vous fait remarquer qu’au mariage de la cousine Clémentine – auquel vous l’avez invité parce qu’il trouve les mariages français de province so glam’ –, vous avez regardé votre beau-frère d’un œil un peu concupiscent tout en dansant avec lui sur un standard d’Abba. La réponse ne tarde pas, cinglante mais peu convaincante : « Mais certainement pas ! On n’est pas dans l’Utah ici : on pratique l’exogamie ! »
  • Formation réactionnelle : quand votre prof d’aquagym vient vous voir dans les vestiaires pendant que vous êtes sous la douche pour vous proposer d’aller boire un verre de boisson énergisante et ce, avant d’aller vous détendre au toboggan, vous lui lancez un regard noir et lui tournez inconsidérément le dos. Vous ne vous étonnez par ailleurs pas d’être inscrit à un cours d’aquagym.
Bien entendu, les mécanismes de défense ne sont pas problématiques en eux-mêmes : ils aident au contraire le Moi à lutter, plus ou moins efficacement, contre l’angoisse. Une structure névrotique non décompensée aura recours dans des proportions variées et sans aucun systématisme aux différents mécanismes de défense mis à sa disposition, lesquels déterminent d’ailleurs, dans une certaine mesure, votre personnalité.

Dans le cas de la décompensation – qui nous intéresse ici – plusieurs voies s’offrent à vous. Il importe que vous teniez compte, sur cette route droite dont la déclivité est sévère, de vos propres goûts, mais aussi des aspirations de votre entourage. Rien n’est plus désagréable que de découvrir ses amis et sa famille peu enclins à vous suivre dans votre hygiénisme exacerbé, eux qui ont par ailleurs le toupet d’apporter chez vous des cohortes de bactéries anthropophages. 

  • Décompensation obsessionnelle : cette petite habitude inoffensive qui était la vôtre et qui consistait à ratiociner pendant deux heures après une réflexion désagréable, à ne marcher que sur la bordure des trottoirs tout en récitant l’alphabet à l’envers ou à chantonner intérieurement C’est nous les gars de la marine à chaque fois que vous entriez dans un cruising bar, cette petite habitude, donc, devient envahissante, pour ne pas dire insupportable (à autrui et à vous aussi d’ailleurs) : vos ruminations vous rendent imperméable à autrui, vous inventez des formules magiques que vous claironnez plusieurs fois par jour, vous devez déballer cinq préservatifs avant d’en utiliser un. Et d’ailleurs, si le dernier sachet ne s’est pas déchiré comme vous l’entendez, vous devez recommencer.
  • Décompensation phobique : il est normal de craindre d’avoir une lamproie accrochée dans le dos après vous être baigné dans la Garonne. Il est anormal de le craindre à la sortie de votre douche – même si vous habitez dans le Bordelais. L'idée peut certes vous traverser l'esprit une fois - mais si vous y penser constamment...
  • Décompensation de type psychosomatique : votre herpès, votre impétigo et votre dermite ne vous suffisent plus. C’est quoi cette douleur à l’estomac ? Et tous ces flashs de lumière devant vos yeux ? Allez consulter pendant que la sécurité sociale existe encore.

mercredi 20 octobre 2010

Suzette

La tante Suzette était née en 1901 dans une famille plus que modeste dont les racines flottaient à la surface des eaux arpentées par les mariniers, ou s’enfonçaient profondément, du côté de sa mère, dans le sol limoneux du sud de la Seine-et-Marne. Il ne faut pas remonter bien loin dans la généalogie pour retrouver des vignerons, des tonneliers et des vendangeurs de chasselas.
Sa mère voulait devenir institutrice et une tante un peu plus riche que les autres s’était engagée à l’aider ; mais elle mourut trop tôt, ses enfants se repliant sur le petit magot. Suzette, elle, n’aima jamais l’école : elle passait le plus clair de son temps à y faire des bêtises, des histoires de crapauds posés sur la chaise de la maîtresse, des histoires qui la faisaient encore rire aux éclats soixante-dix ans après, taisant un peu honteusement ce que nous savions tous : elle avait quitté l’école sans jamais avoir appris à faire des divisions, placée comme bonne dans différentes familles parisiennes qui venaient alors se reposer et profiter du grand air, à flâner sous les ombrelles au bord du Loing ou sous le feuillage rafraichissant de la forêt toute proche.
Des années après, ma grand-mère croisa un des anciens patrons de Suzette, qui lui dit : « Je l’ai longtemps regrettée. C’était un fin cordon bleu ! ». Ma grand-mère, sceptique, davantage même, réprimant un fou rire, n’ignorait rien des « talents » de cuisinière de la tante : tous les jours ou presque, elle se faisait une côte de porc et des pommes de terre sautées qui rissolaient pendant des heures dans deux centimètres d’huile. Et, pour invariable dessert : une pomme au four.

Lorsqu’elle partait au bal, c’était avec deux sous en poche que lui donnait sa mère ; traverser le pont pour s’y rendre et en revenir lui coûtait un sou.
Elle adorait se faire prendre en photo. C’est une époque où l’on trouvait chez les photographes de quoi se déguiser et un décor en toc de colonnes antiques. On a une quantité incroyable de photos d’elle.

A l’âge de 15 ans, elle partit travailler à l’usine, une usine qui fabriquait (je crois) des moteurs, puis des turbines pour les barrages, dans une chaleur suffocante qu’elle était la seule de l’usine à apprécier. Et d’ailleurs, il faisait chez elle, été comme hiver, entre 26 et 28 °C. Dans sa grange, elle stockait les petites bûches et les boulettes de charbon qui alimentaient ses deux poêles.
Un jour, au détour d’une conversation, j’ai appris qu’un marinier l’avait fait tomber de son vélo lorsqu'elle avait treize ans et avait tenté de la violer. Elle avait pu se dégager, ou bien quelqu’un était intervenu, je ne sais pas. Il y eut un procès.
Elle ne maria jamais, mais elle eut une longue liaison avec un homme – qu’on appelait Dodo – qui épousa finalement une autre. Il revenait quelquefois la voir...
Elle évitait de parler des deux guerres mondiales : quatre de ses cousins – des frères – avaient été fusillés par les Allemands. Je crois qu’ils faisaient de la contrebande.
Il m’est difficile de savoir de quoi étaient fait ses bonheurs ou, surtout, ses aspirations au bonheur. C’est une époque où les vies étaient parfois aussi tristes que les chansons réalistes, et elle pleurait toujours lorsqu’elle parlait de sa sœur Angèle morte en couches. Elle pleurait aussi en chantant La Légende des flots bleus

J’allais chez elle après l’école en attendant que ma mère vienne me chercher. Elle m’achetait un croissant et me préparait une ricoré qu’elle passait lorsqu’il y avait trop de miettes dedans. Elle s’installait dans son vieux fauteuil et regardait par la fenêtre pendant que je faisais mes devoirs, pour commenter à voix haute ce qu’elle voyait. De temps en temps, elle faisait des bruits de succion qui voulaient tout dire : ainsi va le temps, c’est donc cela la vieillesse, elle marche mal celle-là.

Elle a perdu la tête en l’espace d’une semaine et, après quelques temps, ma grand-mère a dû se résoudre à la mettre dans une maison de retraite où elle allait la voir tous les jours.
Peu de temps avant sa mort, elle m’accueillit d’un « Oh, Serge, tu es revenu ». Serge était mon grand-père, mort en 1943, auquel je ressemblais beaucoup étant plus jeune.
Comme tous les fous – et j’emploie ce mot avec beaucoup de tendresse – elle disait parfois des choses très drôles : « Hier, un homme est venu me chercher en voiture et m’a emmenée au restaurant… » Comprenez qu’un aide-soignant l’avait accompagnée dans le réfectoire en fauteuil roulant. Ou bien, à propos du fauteuil roulant qui était dans sa chambre : « Mais qui gare son vélo dans ma grange ? »
C’était désolant bien sûr de ne pas être reconnu et de voir remonter des limbes de ces petites aigreurs que l’on croyait dépassée du temps de sa conscience. Son monde était devenu brumeux, et glissaient au hasard de ses synapses sensations et souvenirs dans un désordre croissant. Au hasard ? Peut-être du sens aurait-il pu se dégager de l’ordonnancement même des idées, passant au travers des filtres de la bienséance devenus poreux, des souvenirs conservés aussi, qui demeuraient de l’enfance et de la jeunesse. Car que retenir hormis l’insistance du cerveau à revenir sur l’enfance inlassablement, comme si ces sentiers associatifs, parmi les plus anciens, avaient été à ce point foulés, tassés, que plus rien ne peut plus les altérer ?
Et pourtant que reste-t-il aujourd'hui de cette mémoire-là, obstinée ? Elle se dilue dans la mienne et dans celle des quelques-uns qui l'ont connue et l'emporteront avec eux...

vendredi 1 octobre 2010

...

Les choses à rendre, les souvenirs à ramasser. Le temps que le temps, justement, lisse les dernières rugosités : plus tard, les souvenirs reviendront avec douceur dans les lieux arpentés, dans les angles de meubles ou sur la vaisselle.
Les vêtements à reprendre, les clés à poser sur la table. Bientôt, entre le soulagement et les regrets, j’aurai tranché.
La brosse à dent solitaire, le réfrigérateur vide et les soirées silencieuses. J’espère que celui, en moi, qui a pris cette décision sera le fort des jours à venir.
Les vacances passées et les projets rayés, la ligne du temps que je froisse.
Dans les placards, sous le lit, dans les tiroirs, les choses absentées vont déconstruire le décor.
Et il va falloir l’annoncer, raconter, s’expliquer. Taire l’essentiel : le doute, la peur, la tendresse encore.

jeudi 30 septembre 2010

Ne me secouez pas...

C’était un hiver d’enfance. Dehors, les feuilles ployaient sous le poids de la neige et je devinais les étendues bleues qui crisseraient sous mes pas.
C’était un dimanche et, dans la touffeur de la salle à manger qui réunissait la famille, un adulte proposa d’aller dans la campagne pour, à ski, se faire tracter par le puissant véhicule du petit ami d’alors de ma sœur.
Je passais l’après-midi chez mon ami Stéphane et ma sœur était venue me chercher pour me dire qu’on allait tous se promener.
On est parti chercher les skis au sous-sol et mon père s’était tourné vers moi pour me dire : « Toi, tu feras de la luge ». J’étais déçu, davantage : je voulais moi aussi faire du ski. Je crois me souvenir que je me suis mis à pleurer et que j’ai fait un caprice. La situation me semblait terriblement injuste – moi qui osais si rarement manifester mes envies – et je croyais pouvoir faire plier mon père. Il n’a pas cédé et a fini par me dire : « Puisque c’est comme ça, tu restes ici. »
Je m’en souviens.
Je suis resté de longues minutes seul dans le jardin à pleurer. De colère, d’humiliation, mais d’un chagrin sincère aussi. Il me semblait que je venais de mesurer l’indifférence de mon père.
Je crois me souvenir très précisément de ce que j’éprouvais alors et si je comprends intellectuellement le refus puis l’agacement de mon père, je conserve tout de même – aussi aberrant cela puisse-il être – l’impression tenace, non pas d’avoir alors démérité, mais de n’avoir pas mérité d’être inconsolé.

Ma mère était et est encore coutumière du chantage affectif, et lorsque la scène tourne à son désavantage, elle vous lance à la tête des choses abominables comme le font les enfants quand ils veulent blesser les adultes. Quand je repense à cette anecdote, je crains d’y déceler un trait de caractère de ma mère ; en même temps, je comprends sa douleur.

J’ai rêvé la nuit dernière que j’étais dans le hall d’une étrange maison d’où partait un escalier à la Escher.
G. était là et il était question que nous partions tous les deux en Espagne pour la journée. Cette perspective me rendait vraiment heureux et il me semblait que la joie était la même pour G. Je montais l’escalier, arrivé à la moitié, quand trois jeunes gens se sont approchés de lui et lui ont chuchoté quelque chose à l’oreille, en ricanant. G. a ri lui aussi et m’a lancé : « Tu iras en Espagne sans moi. Je reste ici. » Je ne me souviens pas de la façon dont j’ai manifesté mon désappointement, mais je me suis réveillé comme désespéré : j’avais dû dire des choses terribles et je perdais l’amitié de G. Il m’a fallu plusieurs minutes pour réaliser que ce n’était qu’un rêve et, dans la journée, je me suis souvenu de cette anecdote d’un après-midi d’hiver où j’étais resté à pleurer dans le jardin.

La difficile décision que j’ai prise voilà plusieurs jours et que j’ai mise à exécution hier soir, d’une voix blanche, va sans doute provoquer quelques remugles et laisser remonter les histoires du passé.

samedi 31 juillet 2010

La fuite

La silhouette chenue du maire se détacha soudain de la brume de chaleur qui montait, au loin, de la petite colline pelée. La mère Agonard, les poings sur les hanches comme à l’accoutumée, sa robe noire sans âge qui moulait une taille chaque jour un peu plus épaissie, plissait les yeux pour mieux le distinguer. Le vieux arrivait d’un pas décidé mais hasardeux : on le devinait butter sur de petits cailloux qui l’auraient emporté cul par-dessus tête s’il s’était avisé de se pencher pour en un ramasser un, et son bras se serait sans doute dévissé s’il lui avait pris l’envie d’en lancer un de rage. « Sacré vieux », pensa-t-elle, et elle interpella du menton un voisin qui passait la tête à la fenêtre – quelle tronche avaient ce matin ses pétunias ? La même qu’hier : ils avaient l’air de vouloir se tirer
- Bah, c’est pas... ?
- Oui, c’est lui.
- Bah, qu’est-ce qu’il a fait de son âne ?
Ils regardèrent tous les deux le vieux qui approchait lentement en faisant de grands signes.
- Il apporte une mauvaise nouvelle comme c’est là.
La mère Agonard reprit son balai et l’utilisa avec une frénésie qui faisait son charme. Mais le voisin rentra tout de même la tête et ferma la fenêtre : avec un peu de chance, ça suffirait pour s’épargner des ennuis.
Le maire arriva enfin dans le village, gesticulant toujours, et marmonnant. C’est sûr, s’il chevrotait moins, ça ferait longtemps qu’on aurait compris ce qu’il disait. Est-ce que ça avait à voir avec les grondements qu’on entendait, depuis quelques jours, au loin, vers la côte là-bas ? Il entra directement dans l’église, interpela le curé qui somnolait dans sa sacristie, victime de la chaleur et de réflexions par trop intenses sur le sens de la vie. Ils échangèrent quelques chuchotements et le curé fila – si tant est qu’un vieillard cacochyme puisse filer – dans le clocher en montant les marches une à une : ce n’était pas une si mauvaise moyenne.
Et on entendit la cloche sonner. La mère Agonard regarda sa montre. C’était l’heure des emmerdements. Quelques instants après, tout ce que le village comptait d’habitants – une grosse poignée – patientait dans la rue principale, celle pour laquelle monsieur le maire avait obtenu, à l’issue d’un déjeuner arrosé avec un potentat cantonal, le goudronnage réglementaire. Le maire et son acolyte finirent par arriver bras dessus bras dessous, rouges, essoufflés et en proie à une vive agitation. On hissa le maire sur un banc qui en avait vu d’autres et sur lequel il prit un moment pour reprendre son souffle, le poing serré sur le cœur, les yeux gravement posés sur ses chaussures comme si le discours était écrit dessus. Il avait de petits pieds, aussi ça ne dura pas des heures : « Faut évacuer le village ! »
Sans même poser de question – on aurait tout le temps de causer sur la route – la foule s’éparpilla comme une nuée de moineaux. Faut dire qu’avec son costume rapiécé, plusieurs fois retourné et poussiéreux, le maire avait tout d’un épouvantail.
Dans les petites maisons, ça s’agitait, ça braillait après les gosses toujours dans vos pattes. On empaquetait, on sortait les bas de laine, on mettait dans un sac de toile tout ce qu’on avait à manger. Puis on chargea les carrioles et ce qui, de façon plus générale, était en état de rouler – y compris les brouettes – ou même simplement d’avancer.
Deux heures plus tard, la poussière retombait enfin sur la route goudronnée et dans les jardins livrés à la voracité des oiseaux et des rongeurs.
Au loin, et déjà sur la colline, on vit passer le cortège qui s’éloignait encore davantage de la côte. En tête, il y avait la mère Agonard qui tirait la langue et, un peu bravache, sa brouette chargée d’un invraisemblable monticule d’où dépassait son balai. Derrière elle, son voisin et  ses gosses marchaient à côté de la charrette que tirait madame. On pouvait voir se dandiner dans leur pot, au gré des cahots, les pétunias qui allaient sans doute finir en salade. Derrière eux encore, une autre famille, la belle-mère trônant sur une chaise sanglée. On aurait dit Hannibal revenu des conquêtes.
Tous les habitants quittèrent ainsi le village, puis le canton, puis la région, en file indienne. Fermant la marche, montés sur le même canasson, le maire et le curé s’engueulaient encore, cette fois à propos d’un petit crucifix qui soi-disant rentrait dans les cotes du maire.

mercredi 14 juillet 2010

Tandori

Plus de pommade ! Ah c’était bien le moment ! Évidemment, ça grattait comme jamais. Tandori sortit du réduit qu’il s’était aménagé sous le pont pour y installer son matelas. Dieu merci, la pharmacie de garde n’était pas trop loin. Il partit le long du quai de sa démarche d’insecte et avec l’idée qu’une bourrasque pourrait bien le coller à l’eau. Et le Russe-toujours-pas-mort qui était encore là, à pêcher des branches d’arbres arrachées par le vent, les jambes suspendues dans le vide. Tandori éclata de rire : il voulait se construire un nid ou quoi ?
- Hé Lénine, ça mord ?
Le Russe-toujours-pas-mort ne répondit rien, comme à son habitude, mais lui lança tout de même un regard blanc.
Arrivé à la pharmacie, Tandori poussa la porte de la pointe du pied – inutile de choper la dysenterie ou un truc pire encore – et, son entrée signalée par un insupportable gling électronique, il beugla une première fois. Le pharmacien leva la tête de son journal et, d’un ton faussement exaspéré – l’ayant reconnu au bruit familier du pied littéralement jeté contre la porte –, entreprit de lui rappeler les règles élémentaires d’hygiène que ce traitement imposait. Tandori beugla une deuxième fois en agitant cette fois sa main au-dessus de sa tête. Le pharmacien, qui crut y deviner quelque chose comme « hé ho hein bon », s’absenta quelques instants dans sa réserve et en revint avec le tube de pommade qu’il lança, par dessus le comptoir, à Tandori, lequel le reçut dans le nez. Il beugla une troisième et dernière fois, ramassa son tube de pommade et s’enfonça dans le jour glacé pour y disparaître.

dimanche 27 juin 2010

...

Il est quatre heures du matin et je ne parviens pas à dormir. Du bruit dehors. Et dedans des traces laiteuses qui flottent dans mes limbes. Une cigarette de plus, de la musique à mes oreilles pour couvrir celle de l'extérieur. Et des mots à aligner, comme un dédommagement, qui ne diront pas toute l'angoisse. Je n'ai pas le courage d'écrire sur le roman d'Abdellah Taïa - j'y reviendrai sans doute - que je viens de terminer. Pas le courage non plus d'achever ma note en cours sur Biarritz encore.

Des bulles noires qui s'échappent du cloaque et s'épaississent dans ma gorge et sur mon ventre. Le passé qui bat comme un cœur et l'avenir comme les petites douleurs à venir, la frustration qui grossit.

Rien ne nous prépare à cela. Rien ne dit le monde.

vendredi 18 juin 2010

A Biarritz

J’aime Biarritz malgré ses défauts, du moins au-delà de quelques aspects qui pourraient me rendre cette ville insupportable : cette vieille bourgeoisie commerçante qui rêve de retrouver dans sa généalogie l’anonymat d’un comte russe, les surfeurs qui roulent des mécaniques, toute cette population, enfin, qui se dénude aux premiers rayons du soleil et que j’observe distraitement, partagé entre l’envie et l’indifférence forcenée, cette fois comme les autres depuis Chez Dodin, cette fois encore avec O. qui n’aime pas la ville, alors que j’aimerais être seul à Biarritz, anticipant peut-être mon rôle à venir de Gustav von Aschenbach. Traîner dans les rues qui longent les plages, dans une fin d’après-midi lumineuse, le regard lancé au loin.
Et je marche dans la rue qui longe de si loin la mer, mais qui l’évoque dans ma mémoire presque davantage que la marche dans le sable, à cause de toutes ces odeurs de crème de bronzage qui remontent de l’enfance pour flotter dans l’air, bientôt, et des couleurs vives des bouées aux formes amusantes attachées les unes aux autres à l’entrée des boutiques. Mais l’été n’est pas encore là, et les objets offerts à l’appétit des enfants et aux sourires nostalgiques des adultes sont encore dans les cartons de la remise. Tout le monde semble attendre les jours meilleurs. Les déambulations des vacanciers, qui me sont si pénibles, avec leurs glaces à la main, les enfants dans les jambes, semblent attendues par quelques Biarrots qui devisent joyeusement aux terrasses qui scandent ma marche dans la rue et sur lesquelles glissent mon regard et un fond d’élégie : c’est dans le souvenir que j’aimerais errer dans cette rue qui conduit au pied de l’Église de Sainte-Eugénie, une fois la place traversée, avec son kiosque que j’ai toujours connu vide mais qui s’illumine peut-être de cuivres et de cris dans les soirées de juillet, cette église où j’entre comme pour la première fois et où bruissent les prières de quelque vieille qui pense plus que d’autres à ses petits-enfants partis au loin et à ses douleurs qui, avec la grâce de Dieu et celle de la chaleur à venir, s’estomperont un temps ; et de vieux touristes aussi négligés qu’exigeants font claquer leurs tongs sur le pavé froid, leur prière à eux pour le dieu soleil et Mercure, avant de rentrer dans leur camping-car – mon Dieu, il est déjà six heures – où les attendent un peu de jambon de Bayonne, du melon, peut-être un avocat péruvien et les informations du soir. De nouveau ébloui par le soleil pourtant déjà un peu bas sur l’Espagne, je distingue mal les quelques barques du vieux port qui clapotent en contrebas : avant d’être une ville balnéaire arpentée par tout le gotha européen, Biarritz fut un humble petit port, du temps que personne ne songeait à se baigner, du temps que les pêcheurs eux-mêmes, et les baleiniers, tombés à l’eau, s’y abîmaient comme des pierres, avant que quelques dames emmaillotées dans leurs froufroutants costumes de bain blancs ne viennent y tremper leurs jambes laiteuses et que les hommes les plus imprudents ne se fassent emporter au loin, par le courant qui s’échappe en tourbillon des baïnes, heureusement sauvés par une figure locale de la force basque – court sur pattes, tout en tronc – et dont le nom ressurgit de temps à autres sous le plume des historiens locaux. Il vous sortait de l’eau comme qui rigole et vous ramenait sur la plage, étendu dans le creux de sa main, sous les applaudissements des dames qui lâchaient leurs ombrelles de frayeur – quelle chose inquiétante que l’océan, tout de même – ou en songeant un instant combien il serait doux de se laisser sauver par ce rustre. Et leurs naïfs époux, à côté d’elles, ricanaient en lissant leur moustache. Mes doigts lâchent ma cigarette qui glisse dans la rue, emportée par le même vent.

Le sauveteur posait alors un genou à terre, déposait le mauvais nageur sur le sol et tournait son regard vers le rocher de la Vierge, esquissait un sourire en direction de la Mère qui, au-delà du plateau de l’Atalaye, prenait parfois soin de ses enfants. Les Basques furent un peuple pieux, peut-être autant que les Bretons même si plus économes, s’épargnant l’endettement des calvaires de pierre.
Il faut s’enfoncer dans les rues, s’éloigner le plus souvent du front de mer pour découvrir les hautes maisons, étouffées dans leurs jardinets, et possiblement étouffantes pour peu que l’on soit peu sensible au néogothique rococo qui n’a cessé de fleurir dans la seconde moitié du XIXe siècle et que le touriste un peu rapide ne croit parfois découvrir qu’en regardant de loin la villa Belza qui surplombe l’océan sur son pic un jour menacé, et qui est toujours un peu décevante lorsqu’on est à ses pieds, à cause de toutes ces voitures qui passent, à cause de son lugubre hautain qui cède à ses alanguissements lorsque, tout comme moi, on regarde une fois encore sa façade un peu commune. Mais tout de même, je me prends à inventer ses légendes (la réalité est tout autre) qui laissent apparaître les pierres sous le plâtre et la dame mélancolique qui quitte un instant son piano pour aller à la fenêtre où le ciel crépusculaire (et dans son reflet sur la vitre, elle pense soudain que ce mot a été inventé pour elle, pâle et corsetée) lui rappelle quelques phrases de Victor Hugo dans le gros livre à couverture de cuire qui est dans la bibliothèque où son mari prend quelques notes sur la marche du monde.
Et s’il lui avait pris l’envie d’ouvrir l’une des fenêtres – mais elle ne le fit pas, car c’est ainsi que mourraient encore les jeunes filles trop délicates – elle aurait peut-être entendu au loin les accords plaqués sur le Cavaillé-Coll, avec un sinistre wagnérien, par le Baron de l’Espée qui, ce soir encore, n’aura daigné toucher à aucun des repas que ses trois cuisines auront préparés, jetés finalement dans la gamelle des chiens et qui peut-être cette nuit aura senti un peu le poids abandonner sa poitrine et l’aura autorisé à descendre sur les chemins couverts qu’il s’est fait aménager et qui serpentent sur la lande, depuis son manoir massif jusqu’à la plage où je devine à présent, sans pouvoir le vérifier (cette plage est trop lointaine pour les marcheurs de hasard), des surfeurs qui rigolent en finissant leurs bières, hésitant à faire un feu de camp.

samedi 12 juin 2010

Vers le phare

Le soleil s’apprête à disparaître sur San Sebastian. Rebroussant chemin, je grimpe sur le plateau de l’Atalaye pour entendre une dernière fois le bruit étrange de l’air chassé par la mer qui monte dans un boyau de roche ; au loin, les immenses rochers, le Basta et les autres, dorment dans la mer, arides et millénaires sur lesquelles grouillent les vies minuscules apportées par le vent et l’écume.
Il y a quelques années, alors que je laissai mon regard devenir caverne et le sel sécher sur ma peau, mon souffle abandonné au sac et au ressac, j’ai sensuellement éprouvé quelques instants l’être de la roche, comme si se nichait dans ma mémoire, dans quelques-unes de mes cellules ce passé moléculaire-là, l’inorganique animé du seul mouvement des électrons, un passé dont je retrouvais le chemin et la trace. Le souvenir.
Aux abords des chemins qui descendent vers le vieux port, de petites plantes grassouillettes, dont je ne retiendrai jamais le nom, ont l’air de frétiller de bonheur, s’agrippent à la roche avec optimisme, croissent tant que la terre nichée dans les anfractuosités leur offre le gite et suffisamment le couvert, mais deviennent de plus en plus frêles à mesure que je m’approche du port où quelques vieux, la casquette d’aventurier sous le bras, contemplent quelque chose qui pourrait être leur œuvre, qui paraît être au-delà même de leur petit bateau, là, à quai, quelque chose qui disparaîtrait au loin sur l’horizon.
Sur la digue, je retrouve le danger de l’enfance lorsque, de part et d’autre d’une allée étroite ou d’une ligne imaginaire, un bassin de lave ou un gouffre hérissé de piques étaient le danger des minutes à tuer. Et dans de petites cuvettes aux flancs glauques de mousse, au pied de la digue, l’eau tiédie fait monter en moi des souvenirs de rivière et de bras d’eau verte où le courant faiblissait pour accueillir nos jeux et le soleil – les adultes eux-mêmes s’abandonnaient – sans les jérémiades de l’eau froide, les petits cris, les ventres rentrés et les mains de ma mère qui brassent l’air comme si elle ignorait ne pas savoir voler. L’eau de mon imaginaire, c’est-à-dire celle de mon enfance, est la rivière près de laquelle j’ai grandi, et le chemin de hallage crevassé, les saules pleureurs et les péniches ; les histoires terribles de l’eau que ma grand-mère racontait, la pauvreté des ancêtres mariniers, mon arrière-grand-mère qui recousait avec de grosses aiguilles la toile épaisse de leurs pantalons, dans sa petite maison de deux pièces – une par étage – qu’elle partageait avec des Russes émigrés, cette petite maison qui existe toujours et qui se dessine à grands traits dans ma mémoire, et dans laquelle l’eau montait quelquefois.
Le sable est encore brûlant et je marche là où il est humide, là où la mer dépose ses algues, les morceaux de bois – bientôt les bouteilles en plastique et les morceaux de filets –, le regard déjà aiguillé par le phare : sur mon dos, sur mes bras et mon ventre courent la chimie du passé et le plaisir furtif dans les allées creusées dans la roche.
Quelque part, sur une autre plage, mon père dort sur le dos, à l’ombre d’un parasol, et ma mère lit un roman. Je suis assis dans le sable, dans mon petit maillot de bain rouge en éponge, un bob vissé sur la tête et, sous un autre parasol, je remplis d’eau les douves de mon château, je consolide les tours qui s’écroulent quand même et je reste de longues minutes à regarder le sable blanchir en séchant. Devant mes yeux, je fais rouler entre mes doigts les grains de sable pour mesurer la variété des couleurs qui le composent. La mer me fait un peu peur, son eau brûle un peu l’intérieur du nez et les yeux. J’y trouve des jeux autres que ceux de la rivière, et l’on roule dans les vagues, on se retrouve sans dessus dessous. Plus loin des enfants jouent à la balle. Plus loin encore, à l’abri des regards, dans les dunes, des adolescents enhardis retirent aux jeunes filles les hauts de maillot de bain pour leur caresser les seins.

Des vieilles traînent encore leurs mains gantées sur les tables de chez Dodin, en chassent les miettes de sucre, d’énormes lunettes de soleil vissées sur le nez – et le chien soupire d’aise sur la chaise en osier. Les surfeurs se douchent sur la plage, enroulent leur combinaison autour de leur taille pour se savonner le torse brun, frottent consciencieusement, dissimulé encore sous la toile caoutchouteuse, leur bas ventre dans un vestige de parade amoureuse. Il me semble que toute ma vie a tendu vers ce moment. J’y trouve à cet instant le pas difficile, mes chevilles enfoncées dans le sable et le désir qui passe sur moi comme une ortie, la brûlure sur mes mains, le plaisir et l’horreur devant cette force, la mienne, celle des autres surtout, qui saccage tout et ne peut qu’abandonner un cadavre.
Des lumières s’allument dans quelques chambres de l’hôtel du palais où passent à la fenêtre les fantômes. Je suis à ses pieds. La plage continue de s’étendre devant les belles bâtisses du monde fortuné qui se calfeutrent derrière les volets clos, les tourelles et les oriels. Et le petit escalier qui monte de la plage et me rapprochera peut-être un peu plus du phare.

mercredi 19 mai 2010

Le pêcheur



Le vieux somnolait, son visage offert au soleil. Le chapeau roulait dans le fond de la barque au gré des vagues et du vent qui sifflait quand passaient un peu bas les avions de guerre. C'était alors assourdissant, mais ils laissaient le vieux sans peur. On entendait au loin, à l'intérieur des terres, le chuintement des bombes qui froissaient l'air avant de s'abattre avec un bruit terrible qui couvrait les sirènes.
Le vieux gratta sa peau qui, depuis des semaines, se détachait en longs rubans translucides. Il y avait quelque chose dans l'air.
Il se leva péniblement, les jambes un peu engourdies, et alla à l'autre bout de la barque, tira sa ligne et vérifia si le morceau de journal qu'il avait mâchouillé était toujours accroché à l'hameçon. Ça allait. Il la remit à l'eau et jeta un coup d'œil circulaire. Çà et là des poissons transparents exhibaient leur ventre au ciel bleu ; le vieux se demandait ce qui lui arriverait s'il en mangeait un...
On disait que ça vous faisait crever à petit feu, que vous entrailles noircissaient en une nuit, que vos cheveux restaient sur l'oreiller et vous restiez là, sur votre grabat, à vous tordre de douleurs pendant des jours et des jours qui n'en finissaient plus.
Mais, tout de même...
Le vieux prit un bâton au fond de la barque et se pencha au dessus de l'eau. Il appuya la pointe sur le ventre d'un de ces poissons, qui s'enfonça en laissant échapper un bruit amusant de baudruche percée qui illumina d'un sourire le visage du vieux.
Mouais...
Il regarda le soleil dans le ciel et jugea qu'il était temps de rentrer. Il n'avait rien pris, aujourd'hui comme hier, et encore les jours d'avant. Mais il y avait encore un peu d'essence dans le moteur.
Sur le chemin du retour, il vit flotter un corps.
Il lâcha un soupir qui ne venait pas de très loin, de quelque part dans le haut de sa gorge, là où sa salive séchait en écume noire.

dimanche 9 mai 2010

L'enfance de l'autre

Regarder les photos d'enfance de mes amis adultes - ceux que je n'ai pas connus à l'âge des pantalons courts - est toujours une expérience étrange en ce qu'elle pose des limites incertaines.

L'impression de familiarité est chaleureuse : on reconnaît les traits et l'on essaie de deviner, dans la physionomie ronde et si peu marquée encore par la personnalité, ce qui fera l'amitié et le plaisir de voir arriver, au détour d'une rue, ce visage agréable.

Distance infranchissable également, et un peu douloureuse : tout ce que l'Autre a bien voulu nous dire de lui, de son enfance, est là, dans le décor étroit de la photographie, mais surtout hors cadre, ce qui a fait l'autre avec sa mémoire et ses sens, agglutinations invraisemblables et à jamais hermétiques.

J'éprouve souvent de la tendresse en regardant ces frimousses figées dans une mémoire qui n'est pas la mienne - quelle fut la joie à porter cette panoplie d'indien ou de princesse ? Quelles histoires à soi racontées ? Et quel est l'ennemi imaginaire vers lequel on brandit l'épée en plastique ? A qui est adressé ce sourire ? Tendresse mâtinée de nostalgie à l'égard de l'enfance, le lieu véritable de la mémoire (comme le dit, mieux, Pontalis). J'ajouterais : des étés qui n'en finissent pas, d'un monde qui s'arrête encore au regard avide de couleurs, de textures et d'aventures.

mardi 4 mai 2010

Le sentiment de discontinuité

J'étais ce soir assis dans le métro, éreinté et agacé, dans ces moments qui vous feraient prendre en grippe un type un peu lent sur votre marche, bousculer malaimablement les imbéciles qui se campent dans l'entrée même du wagon. Tout de même, pas assez fatigué pour appuyer la tête contre la partie haute du dossier, en fer, et pester quand un crétin relâche violemment le strapontin au point de vous faire mal à la tête. Tout de même, suffisamment pour laisser mon esprit vagabonder au fil de ma lecture, laisser mon hémisphère gauche déchiffrer consciencieusement les caractères, tandis que le droit battait la campagne, se laissait guider par la musicalité des mots, ne leur accordant que le plaisir  hasardeux de la bifurcation. Un peu comme lorsque, dans le demi sommeil du matin, vos rêves se laissent influencer par votre environnement, intègrent un instant le bruit de la rue, le réveil, le téléphone ou les mots de celui qui a déjà quitté les draps.

J'ai fini par entendre puis par écouter ce que disait un homme d'âge mûr derrière moi, en conversation spontanée avec les quidams. J'ai fini par l'entendre, parce qu'une phrase revenait comme un leitmotiv : « C'est ça le capitalisme, les pauvres sont abandonnés sur le bas-côté ». L'espace de trois stations de métro, il l'a bien répété quatre fois, pas tant (je suppose) pour en convaincre son interlocuteur que pour assurer une continuité à sa prosopopée : celui qui répétait cette phrase, qui la répéterait peut-être inlassablement après mon départ, après le départ de tous les voyageurs, ce n'était plus tout à fait lui. C'était une voix en lui qui se faisait entendre par instant, la voix morte d'un temps où un autre monde était possible, un peu geignarde, à la façon de ces vieilles personnes qui peuvent ressasser la même idée, la ruminer, lui donner toujours les mêmes mots. Une voix qui, peut-être un jour, finira par couvrir toutes les autres.

Je ne fais plus guère cette expérience, mais il y a quelques années encore, il m'arrivait quelquefois, en me regardant dans le miroir, dans la lumière orange d'un éclairage faible, de perdre le sentiment de continuité, comme si les axiomes de votre être se délitaient un instant : cette bouche, ces traits un peu plus marqués, ce regard que vous ne savez toujours pas maîtriser (pour lui insuffler la richesse de vos émotions), ce nez - cela n'est plus vous un instant. Sentiment d'incongruité absolue. Discontinuité angoissante. Puis, ça revient, vous retrouvez le fil, non des pensées, mais de votre être.



All that you touch
All that you see
All that you taste
All you feel
All that you love
All that you hate
All you distrust
All you save
All that you give
All that you deal
All that you buy
Beg, borrow or steal
All you create
All you destroy
All that you do
All that you say
All that you eat
And everyone you meet
All that you slight
And everyone you fight
All that is now
All that is gone
All that's to come
And everything under the sun is in tune
But the sun is eclipsed by the moon

Pink Floyd, "Eclipse" (Dark side of the moon)

dimanche 25 avril 2010

Dans le 9e

Le petit vendeur de bouquets de lilas se dandine sur ses jambes pour tromper son ennui. Il porte les fleurs à ses narines, par goût peut-être, plus sûrement pour signaler au passant le plaisir du printemps. Il tend ses bouquets en penchant un peu la tête, en esquissant un sourire. Il porte un jean, des chaussures noires et un tee-shirt qui laisse saillir ses salières. La peau est brune, la langue inconnue - s'agit-il d'un Rom (dont ne cessent de se désolidariser les Roumains) ?

Le fromager range ses produits, nettoie sa boutique, et le poissonnier continue de ruminer son altercation de la veille avec un client venu faire du scandale (« J'ai été malade, je suis médecin, vous aurez affaire à moi ! »)

Des femmes sans âge, en jupes noires et jupons traînent leurs petites jambes sans conviction, un journal à vendre à la main, discutent un moment avec le petit vendeur.

Les Juifs sérieux, chapeaux noirs sur les têtes, papillotes au vent, fendent la foule de leur démarche pressée : maman, Dieu n'attendent pas.

Les touristes suédois, russes, espagnols, se posent un moment, font l'expérience souvent désastreuse des serveurs de café drapés dans le noir et le blanc d'une dignité sèche, finissent leurs verres, repartent main dans la main ou en grappes de jeunes filles.

Le visage du petit vendeur de lilas s'illumine soudain : un couple, les bras chargés des courses du marché, vient de lui acheter un bouquet.

Les vieux couples s'exaspèrent, braillent après les gamins en trottinette dans une matinée de lumière jaune et rose.

mercredi 3 mars 2010

Un retour de Gif

Retour tardif de Gif, mon sang orangé de notre coutumier Gewurtz, dans un RER mou de la roue. Qu'importe : musique aux oreilles, carnet à la main, quelques minois à dévisager.

A l'aller, je ressassais notre impasse politique, au retour, le cœur plein de nos amours, de corps écrits que nous brandissons pour écarter de nous le danger. Le danger de quoi ? Mais de la réalité voyons !

Oui, nous sommes prêts à bien des renoncements organiques (toi en moi, moi en toi), pour le plaisir des yeux fermés sur les étoiles ocres et bleues - oui, vous en nous.

Je repars avec la glose de nos bonheurs intérieurs en bandoulière, les amours fantômes au moins aussi térébrantes, sinon plus (le Funambule, le Petit Prince, le Loup, sur quels chemins vous ai-je laissés ?), que les amours carnes. Je souris avec tendresse à vos ventres plats, à vos sexes inquiets, à vos fesses impatientes - mais ne me demandez pas davantage.

vendredi 26 février 2010

L'invention du vendredi

Le jour se lève sur un monde gorgé de parfums. Avec mon courage et mon labeur, avec ma joie et ma force de travail, je vais œuvrer au redressement de la Nation. Réinventer la vie, réenchanter l'univers, rejoindre la belle armée de ceux qui peinent dans la beauté de l'œuvre à venir. Notre leader ne nous a pas abandonnés, non, il est parti de par le monde porter haut notre drapeau et nos valeurs, répandre la bonne parole, tancer les chefaillons de l'arrière-monde : le monde est là, à nos pieds, lumineux de ses trésors, sucrés et abondants. Les bateaux partent des ports les cales pleines d'objets merveilleux, d'épices rares et du bonheur des hommes qui, ici comme ailleurs, respirent la santé et la joie dans une aube rose. Les avions, ces oiseaux d'acier blanc nimbés de lumière, déchirent le ciel et l'horizon, emportent au loin ceux d'entre nous qui aiment le whisky et les hôtesses de l'air, une mallette de cuir dans une main, les contrats qui scelleront l'amitié et l'ordre juste dans l'autre.

La fatigue et l'ennui, ces concepts néfastes et idéologiques n'existent plus : inventions gauchistes emportées dans la poussière des tombes.

Partout les vieilles peuplades disparaissent avec leurs idées terreuses, offrent les forêts au blond des champs et aux bêtes à cornes, aux pelleteuses et aux hommes fiers, tandis que leurs enfants accueillent avec des cris de joie la machine et la chose en plastique.

Ici comme ailleurs, les leaders partent à la conquête de nous autres, pauvres hères initialement promis à l'errance sur la route, nous montrent la voie et le sens, le bon et le doux. Et bientôt, nous crierons avec eux l'abject du passé, saluerons de nos rires l'ordre à venir longtemps promis. Je m'en vais quant à moi, aujourd'hui comme hier, la félicité vrillée au cœur, rejoindre un de ces chefs devant lequel l'horizon s'ouvre comme un fruit mûr. Il est mon guide, mon Nord, mon Sud, ma journée de paie et mon jour de carême. Il... Je...

Oh et puis merde ! On est vendredi ! Qu'on m'apporte un crochet de boucher !

mercredi 24 février 2010

La tante Marguerite

La tante Marguerite est morte aujourd'hui. Elle était à ce point âgée, le regard si lointain entre deux lourds sommeils (la semaine dernière, elle appelait à son secours sa mère et sa grand-mère - l'enfance comme dernier rempart), qu'il me semble qu'elle n'a fait que s'abandonner aux limbes où elle avait déjà posé pied depuis longtemps.

Il y a quelques années, elle jurait, verre de porto à la main, cigarette au bec, qu'elle mourrait centenaire. Il s'en est fallu de peu mais avec quelle tristesse de la vie...

Sans être véritablement de la famille (elle était la sœur du second mari de ma grand-mère), elle en a longtemps été la figure fantasque, une sorte de Kiki de Joinville. A cause du bandeau qu'elle avait sur l'œil, je l'avais surnommée, en catimini, Tata le Corsaire, mais je conserve le souvenir de ce que j'avais deviné, un jour, haut comme trois pommes, sous le bandeau un peu lâche.

Marguerite s'était mariée très jeune, vers l'âge de 15 ans à un homme, Paul, plus âgé, qui passait beaucoup de temps à errer dans Panam' avec ses amis musiciens ou à jouer aux cartes. Mais un jour, pris d'un doute, il était rentré à l'improviste et l'avait trouvée en fâcheuse posture - comprenez : avec un amant. Il avait tiré sur l'amant avant de tirer sur Marguerite. Elle était restée pour morte, ce qu'avaient d'ailleurs annoncé les journaux du lendemain, dans la petite colonne des faits divers (auxquels les nôtres n'ont rien à envier), alors qu'elle n'était que blessée : la balle était entrée par l'œil et était ressortie vers la tempe. Quand on me racontait cette histoire, enfant, je me pâmais : « Et lui ? Qu'est-il devenu ? ». « Paul ? Il s'est suicidé juste après avoir tiré. »

Avec le temps, Paul s'est paré de toutes les qualités - il était beau, intelligent, drôle ; c'était un athlète accompli. La tante ne rechignait devant aucun superlatif, à croire qu'elle ne l'avait pas trompé au bout de six mois de mariage (avant ?).

Elle était habilleuse au théâtre. Les occasions ne devaient pas manquer pour cette jeune fille restée jolie avec son bandeau qu'elle dissimulait partiellement derrière de grands chapeaux. Et elle tirait les cartes - ce qui ajoutait encore au mystère de ce personnage - à toutes les figures du show-biz de l'époque.

Lorsque son frère a divorcé, dans la mesure où sa femme le quittait pour un soldat (pasteur) américain, Marguerite a songé un temps à refaire sa vie aux Etats-Unis, où elle est effectivement partie, rejoignant son ex-belle-sœur dans le Kansas. « Mais tu vois, m'avait-elle dit, je n'ai pas pu me faire à la vie là-bas. Ils me désignaient tout - le sofa, les lampes, les tables - pour m'en donner le prix. Ils étaient tellement provinciaux ! »

La vérité est tout autre : sitôt arrivée, elle avait eu une liaison avec le pasteur et, l'idylle découverte, elle avait été fichée dans le premier avion.



Après son départ en maison de retraite et alors qu'il s'agissait de revendre sa maison, ma tante et moi avons contacté un brocanteur du coin pour qu'il emporte les rares objets (elle en avait donné quantité aux démarcheurs qui venaient l'occuper, à l'occasion lui refourguer une camelote au-dessus de ses moyens) et j'avais tenté d'évoquer avec lui la solitude des objets, les collections dépareillées qui erraient sur les stands. J'avais fait un four complet. Il avait levé les yeux au ciel, soupiré et jeté un coup d'œil à la va-vite à mon entre-jambe. Au cas où.

La cave de Marguerite était un vaste capharnaüm encombré de malles, de vieux draps et de quelques manteaux de fourrure miteux qui témoignaient de ses gloires passées.

N'avait-elle pas manqué épouser un comte russe en exil qui lui avait promis monts et merveilles mais que les plus anciens avaient fini par appeler le rempailleur de chaises...



Où peut-elle être à présent ?

mardi 16 février 2010

2001-2010

Juliette et moi avons beaucoup discuté ces temps-ci au sujet du dire et du taire des souffrances du corps et de l'âme. Outre ses hésitations à assumer l'envie de me faire part de ses angoisses, nous sommes également revenus sur le fait que je ne lui avais pas annoncé tout de suite, il y a bientôt neuf ans, que j'étais malade. Elle m'a redemandé le texte que j'avais commencé à écrire à l'époque sur cette expérience, tentant de mettre un peu de distance (distance que je n'ai jamais comblé tout à fait depuis et qui s'est d'ailleurs étendue à d'autres aspects de ma vie) entre la maladie et moi, avec le luxe incroyable d'être atteint d'un des cancers les plus soignables qui soit.

Je repense d'autant plus facilement à tout cela ces temps-ci que je suis à nouveau entré dans le toujours (un peu) angoissant temps des examens de contrôle. J'ai fait aujourd'hui une radio thoracique, à peu près normale, signalant juste l'œuvre de la radiothérapie (ce que mon hématologue me confirmera), et j'ai à l'instant récupéré les résultats de la prise de sang qui ne signalent rien d'alarmant, une seule petite augmentation de la VS, sans doute pas suffisante pour faire tiquer le médecin. A peine de quoi me faire gamberger à l'occasion des affaissements psychiques qui, à l'occasion, traversent mes journées.



Juillet 2001 :

Cette boule inédite dans le creux de l'aisselle qui m'avait fait dire à Jean-Philippe dans un rire clair, le soir de mon anniversaire, que ce petit amas (graisseux ? musculaire ?) serait sans doute l'occasion d'une nouvelle maladie, cette boule est exhibée le 11 juin 2001 à mon généraliste qui trahit une première fois son inquiétude et alimente la mienne, rendant inopérants mes espoirs d'hypocondrie, par un regard soucieux, et une seconde fois - par une belle journée initialement flâneuse - en me prescrivant une prise de sang et une radiographie des poumons. En fin d'après-midi, les résultats sanguins me sont tendus par une jeune femme alarmée et, la ville traversée, le radiologue m'invite à le suivre dans son bureau où il commente les radios des poumons sur lesquels, en bon fumeur, je crains de voir apparaître des taches, inquiétudes qu'il dissipe aussitôt, nerveusement et malhabile, pour en créer de nouvelles - maudit médecin qui s'obstine à ne pas répondre à mes questions précises - me désignant sur les clichés des opacités s'étiolant en cheminée au milieu de mes poumons et qui pourraient être (" mais ne nous alarmons pas de riens, un scanner est nécessaire ") des adénopathies - des ganglions très gonflés, précise-t-il. Je retourne chez mon médecin avec des globules blancs dont l'augmentation - très inquiétante m'a-t-on répété au laboratoire -, trahit la présence d'une infection ou d'une inflammation, et une cheminée de ganglions. Le lendemain, deuxième prise de sang pour recherche de cytomégalovirus ou de l'HIV. Résultats négatifs qui tomberont en fin de semaine, le jour du scanner qui, quant à lui, confirmera la présence de ganglions d'un volume important et, pour certains, en triste état.

[...]

Mon généraliste tente de joindre devant moi le service d'hématologie de Cochin pour m'y faire admettre. Il a le combiné en main, personne ne répond et j'hésite, je me demande si j'aurai le courage d'entendre la réponse à cette question qui depuis ce matin me taraude, depuis, en fait, que sur Internet, j'ai vu quelles maladies évoquaient mes symptômes. Est-ce qu'il s'agit d'un lymphome ? Drôle de sourire un peu gêné du médecin qui raccroche et s'entête presque à pressentir une sarcoïdose. Il me répond que je serai sans doute plus mal en point si tel était le cas. Dont acte. Peut-être une maladie de Hodgkin. Le lendemain, déposé par Greg chez qui j'ai passé la nuit, je me présente aux urgences de Cochin - le généraliste n'ayant pas réussi à joindre le service d'hématologie la veille - muni de mes radio, scanner, bilans sanguins et lettre d'introduction du médecin. Une entrée à l'hôpital par la petite porte. J'attends huit heures en compagnie d'une intuitive femme de cinquante ans qui me parle d'elle ou de ses enfants lorsqu'un retour de mon esprit à l'angoissant présent rosit mes joues et rend mon regard trop impavide, attente étrange et confuse pour que finalement, dans un box, une jeune interne me repose les mêmes questions dont je devine les tenants. Elle fait longuement glisser mon ganglion sous-axillaire droit entre ses doigts comme un prélude à l'érotisme hospitalier, en décèle d'autres dans le cou, revient sur le premier, me pose d'autres questions sur un ton qui se voudrait badin, prend abondance de notes, s'absente, me malaxe les seins pour finalement annoncer dans un soupire contrit au malade que je suis devenu en quelques jours et définitivement estampillé à cet instant que, faute de place, je vais être admis à la Pitié-Salpêtrière, que dans une heure environ une ambulance m'y conduira. Devant son air navré (" Vous n'avez sans doute pas d'affaires avec vous ? "), je ne peux m'empêcher d'arborer une espèce de sourire idiot parce que bienveillant et inadapté aux circonstances (" si, je savais que je serai hospitalisé "). Je la supplie presque - mais il est déjà trop tard : mon dossier court de mains en mains - de me confier mes bilans, mes radios et ses commentaires pour que j'aille à la Pitié par mes propres moyens en profitant des derniers rayons du soleil, que j'avance dans les rues en de grandes enjambées exaltées, ma maladie sous le bras, timide construction encore (photos, lettres, suites de chiffres), dans une lumière bientôt rose et que je repousse un peu l'inéluctable, que je puisse me répéter à l'infini, jusqu'à ce que je comprenne, jusqu'à ce que ce soit une évidence, triste, affolée puis presque apaisée : je suis malade. Refus obstiné. Tout juste ai-je droit d'aller acheter des cigarettes et quelque chose à manger avant qu'une ambulance ne m'emporte.

[...]