mercredi 19 mai 2010

Le pêcheur



Le vieux somnolait, son visage offert au soleil. Le chapeau roulait dans le fond de la barque au gré des vagues et du vent qui sifflait quand passaient un peu bas les avions de guerre. C'était alors assourdissant, mais ils laissaient le vieux sans peur. On entendait au loin, à l'intérieur des terres, le chuintement des bombes qui froissaient l'air avant de s'abattre avec un bruit terrible qui couvrait les sirènes.
Le vieux gratta sa peau qui, depuis des semaines, se détachait en longs rubans translucides. Il y avait quelque chose dans l'air.
Il se leva péniblement, les jambes un peu engourdies, et alla à l'autre bout de la barque, tira sa ligne et vérifia si le morceau de journal qu'il avait mâchouillé était toujours accroché à l'hameçon. Ça allait. Il la remit à l'eau et jeta un coup d'œil circulaire. Çà et là des poissons transparents exhibaient leur ventre au ciel bleu ; le vieux se demandait ce qui lui arriverait s'il en mangeait un...
On disait que ça vous faisait crever à petit feu, que vous entrailles noircissaient en une nuit, que vos cheveux restaient sur l'oreiller et vous restiez là, sur votre grabat, à vous tordre de douleurs pendant des jours et des jours qui n'en finissaient plus.
Mais, tout de même...
Le vieux prit un bâton au fond de la barque et se pencha au dessus de l'eau. Il appuya la pointe sur le ventre d'un de ces poissons, qui s'enfonça en laissant échapper un bruit amusant de baudruche percée qui illumina d'un sourire le visage du vieux.
Mouais...
Il regarda le soleil dans le ciel et jugea qu'il était temps de rentrer. Il n'avait rien pris, aujourd'hui comme hier, et encore les jours d'avant. Mais il y avait encore un peu d'essence dans le moteur.
Sur le chemin du retour, il vit flotter un corps.
Il lâcha un soupir qui ne venait pas de très loin, de quelque part dans le haut de sa gorge, là où sa salive séchait en écume noire.

dimanche 9 mai 2010

L'enfance de l'autre

Regarder les photos d'enfance de mes amis adultes - ceux que je n'ai pas connus à l'âge des pantalons courts - est toujours une expérience étrange en ce qu'elle pose des limites incertaines.

L'impression de familiarité est chaleureuse : on reconnaît les traits et l'on essaie de deviner, dans la physionomie ronde et si peu marquée encore par la personnalité, ce qui fera l'amitié et le plaisir de voir arriver, au détour d'une rue, ce visage agréable.

Distance infranchissable également, et un peu douloureuse : tout ce que l'Autre a bien voulu nous dire de lui, de son enfance, est là, dans le décor étroit de la photographie, mais surtout hors cadre, ce qui a fait l'autre avec sa mémoire et ses sens, agglutinations invraisemblables et à jamais hermétiques.

J'éprouve souvent de la tendresse en regardant ces frimousses figées dans une mémoire qui n'est pas la mienne - quelle fut la joie à porter cette panoplie d'indien ou de princesse ? Quelles histoires à soi racontées ? Et quel est l'ennemi imaginaire vers lequel on brandit l'épée en plastique ? A qui est adressé ce sourire ? Tendresse mâtinée de nostalgie à l'égard de l'enfance, le lieu véritable de la mémoire (comme le dit, mieux, Pontalis). J'ajouterais : des étés qui n'en finissent pas, d'un monde qui s'arrête encore au regard avide de couleurs, de textures et d'aventures.

mardi 4 mai 2010

Le sentiment de discontinuité

J'étais ce soir assis dans le métro, éreinté et agacé, dans ces moments qui vous feraient prendre en grippe un type un peu lent sur votre marche, bousculer malaimablement les imbéciles qui se campent dans l'entrée même du wagon. Tout de même, pas assez fatigué pour appuyer la tête contre la partie haute du dossier, en fer, et pester quand un crétin relâche violemment le strapontin au point de vous faire mal à la tête. Tout de même, suffisamment pour laisser mon esprit vagabonder au fil de ma lecture, laisser mon hémisphère gauche déchiffrer consciencieusement les caractères, tandis que le droit battait la campagne, se laissait guider par la musicalité des mots, ne leur accordant que le plaisir  hasardeux de la bifurcation. Un peu comme lorsque, dans le demi sommeil du matin, vos rêves se laissent influencer par votre environnement, intègrent un instant le bruit de la rue, le réveil, le téléphone ou les mots de celui qui a déjà quitté les draps.

J'ai fini par entendre puis par écouter ce que disait un homme d'âge mûr derrière moi, en conversation spontanée avec les quidams. J'ai fini par l'entendre, parce qu'une phrase revenait comme un leitmotiv : « C'est ça le capitalisme, les pauvres sont abandonnés sur le bas-côté ». L'espace de trois stations de métro, il l'a bien répété quatre fois, pas tant (je suppose) pour en convaincre son interlocuteur que pour assurer une continuité à sa prosopopée : celui qui répétait cette phrase, qui la répéterait peut-être inlassablement après mon départ, après le départ de tous les voyageurs, ce n'était plus tout à fait lui. C'était une voix en lui qui se faisait entendre par instant, la voix morte d'un temps où un autre monde était possible, un peu geignarde, à la façon de ces vieilles personnes qui peuvent ressasser la même idée, la ruminer, lui donner toujours les mêmes mots. Une voix qui, peut-être un jour, finira par couvrir toutes les autres.

Je ne fais plus guère cette expérience, mais il y a quelques années encore, il m'arrivait quelquefois, en me regardant dans le miroir, dans la lumière orange d'un éclairage faible, de perdre le sentiment de continuité, comme si les axiomes de votre être se délitaient un instant : cette bouche, ces traits un peu plus marqués, ce regard que vous ne savez toujours pas maîtriser (pour lui insuffler la richesse de vos émotions), ce nez - cela n'est plus vous un instant. Sentiment d'incongruité absolue. Discontinuité angoissante. Puis, ça revient, vous retrouvez le fil, non des pensées, mais de votre être.



All that you touch
All that you see
All that you taste
All you feel
All that you love
All that you hate
All you distrust
All you save
All that you give
All that you deal
All that you buy
Beg, borrow or steal
All you create
All you destroy
All that you do
All that you say
All that you eat
And everyone you meet
All that you slight
And everyone you fight
All that is now
All that is gone
All that's to come
And everything under the sun is in tune
But the sun is eclipsed by the moon

Pink Floyd, "Eclipse" (Dark side of the moon)