samedi 15 décembre 2012

Il est des choses que je ne peux plus dire qu'ici...

Je crois parfois m’absenter et assister à mon présent depuis une espèce d’ailleurs, comme si j'avais été abandonné à une extrémité de ma personnalité : lors des nuits d’insomnie, nombreuses ces derniers temps, j’ai peur de finir par ne plus rien éprouver au-delà de la tiédeur - ce qui serait mon sauvetage et ma malédiction -, et de mimer le reste avec des souvenirs d’émotions. Quelque chose en moi a peut-être largué les amarres. Cette impression ne dure pas, mais cette distance me fait un peu peur, comme si je craignais, un jour, de ne pas revenir de mes indifférences. Qu'on ne se méprenne pas, ce n'est pas la vie d'autrui qui m'est étrangère, c'est bien ma quotidienneté. Est-ce que mes amis s’en rendent compte ? 

Quand je relis le texte sur lequel je peine, une tentative assez difficile, peut-être vaine, de redonner un peu de cohérence à mes déboires médicaux, je retrouve la trace de ce phénomène par endroits. Mimer. Extrapoler à partir de ce que je pense avoir été. Alors évidemment, pour quelqu’un qui ne croit pas à la transparence, à peine à la cohérence, ce n’est pas si grave me direz-vous. Mais tout de même, parce que j’essaie d’écrire au plus près de ce que j’éprouve, je m’interroge : le rythme de telle phrase ou de telle autre dit-il encore ce que je ressens ; d'ailleurs le disait-il, d’une façon ou d’une autre, au moment de l'écrire ?

Je me prends même à douter : ai-je été greffé ? Vraiment ? Ce type qui raconte en plaisantant, qui mobilise à l’occasion tous ses ressorts comiques, qui est presque indifférent, qui polit pathétiquement cet épisode de sa vie, comme il l'a fait avec d'autres, est-ce vraiment moi ? Encore moi ?

Juliette est morte, et Jean-Philippe. Du cœur tous les deux. Ça, pour époustouflant de cruauté que ce soit, c’est vrai, c'est toute une épaisseur qui me couvre. Quand je pense à eux, je sais ma continuité : je dois être le même, puisque ces peines sont nichées en moi, intactes. Ça me racle la mémoire et les yeux et la peau, à tel point que j'éprouve même les plus grandes difficultés à les évoquer avec nos amis ou même nos connaissances communes. Je préfère ne pas parler d'eux.

Quand certains jours fatigués ou inquiets, je redécouvre ce que sont les souvenirs, la persistance mémorielle de ce qui est perdu à jamais (quoi qu’on en dise), quand ces jours-là les voyages dans le métro semblent durer des heures, je me prends à espérer un peu de répit avant que ce qu’il me reste d’avenir un peu heureux, réel ou imaginaire, ne soit emporté. 

Car je pense avoir franchi tout ce que je pouvais franchir, et si intellectuellement je sais que tout ce qui me reste – tout ce qui nous reste – devra être arraché, lambeau après lambeau, je pressens que la toute fin de mes forces n'est plus loin. Je crois que je refuserai la prochaine douleur, même si je ne sais pas comment. Je dirai non. Et alors elle s’évanouira. Ou bien moi.

mercredi 12 décembre 2012

Une histoire d’horreur, d’intrusion, de culpabilité et de psychanalyse – 3e nuit

Si vous avez manqué le début : 


Je pris le parti de musarder le long des quais, autant pour égarer un peu mon temps – un luxe – que pour calmer la sourde rage que cet imbécile de commerçant avait fait germer en moi avec ses remarques inappropriées, son air suffisant de spécialiste, spécialiste – autant le dire carrément – en rats crevés : y a-t-il vraiment de quoi adopter des airs aussi condescendants ? Et puis quel cinéma à propos de l’âme des rats ! L’avait-il dit, oui ou non ? Pourtant, il me le semblait bien… En mon for intérieur, quelque part derrière la rage, là où bouillonnaient toutes les réparties qui m'avaient échappé, grommelaient des forces plus noires encore, qui lui promettaient les pires malédictions. Pourtant, le ciel était bleu et pur, aurait dû pouvoir garantir la paix de l’esprit, ce d’autant que, dans ma poche, je jouais avec ma promesse (de bois et de métal) de nuits à présent apaisées. Tout de même, il était invraisemblable qu’un événement somme toute aussi mineur – je pouvais retourner les choses dans tous les sens, il ne s’agissait que d’une souris agitant mes placards à la recherche de nourriture – ait pu à ce point ébranler mes nerfs. Ces réflexions et mes pieds, ainsi que quelques considérations impossibles à retranscrire ici tant elles étaient désordonnées, m’abandonnèrent finalement devant mon immeuble où l’employé des postes m’attendait. Avec un télégramme de D.

Dans mon appartement, je me servis un verre d’eau plate et me calai confortablement dans mon sofa. Je lus le télégramme : « Bien arrivé STOP Mission plus intéressante que je ne l’imaginais STOP Espère ton mystère résolu STOP Longue lettre suit STOP Tendrement, D. »

Après avoir armé le piège à souris et l’avoir posé dans un coin de ma cuisine, je descendis déjeuner dans le petit restaurant tout proche, emportant avec moi du papier et quelques livres. Je comptais bien mettre à profit le temps libre offert par cet arrêt maladie pour travailler à mon projet de roman, ce qui requerrait une sérieuse documentation. Le serveur, qui avait développé avec moi une certaine familiarité que la joliesse toute juvénile de ses traits autorisait, s’amusa des titres des ouvrages que j’avais apportés, me demandant à plusieurs reprises si j’envisageais de quitter mon emploi pour devenir exorciste, où était mon balai, si les fantômes portaient quelque chose sous leur linceul et j’en passe. En dépit des taquineries du serveur et de la conversation inintéressante de quelques quidams, bruyants à défaut d’être intelligents, l’après-midi, studieux, s’étiola sans incident majeur, et je rentrai chez moi à la tombée du jour, intellectuellement épuisé, animé toutefois d’une certaine fierté, à mesurer le travail accompli. La soirée, consacrée à la dégustation de jus de légumes, à la lecture du journal et au classement des notes prises, ne parvint pas à m’emporter au-delà dix heures. Je m’allongeai parfaitement détendu et ne tardai pas à m’endormir.

……………………………………………………………………..

Quelle heure pouvait-il bien être ? Je n’eus pas même le réflexe de regarder ma montre pour le savoir. J’allumai la veilleuse et restai un très court instant dans mon lit, à essayer de recouvrer mes esprits, à tenter de rationaliser ce qui se produisait : régnait dans ma cuisine une agitation effarante ! On aurait dit qu’un esprit-frappeur s’amusait à y froisser des tombereaux de papier. Chaussé de mes espadrilles, saisissant un objet contondant qui traînait opportunément dans les environs pour les stricts besoins du scénario, je pénétrai dans la cuisine.

Était-ce à cause de la pression qui retomba brutalement ? Était-ce à cause de son air tout à la fois paniqué et ahuri ? Je ne sais… mais la petite souris grise que je découvris affolée dans ma poubelle, où elle était tombée je ne sais comment, déclencha ma subite hilarité. Elle me regardait de ses petits yeux noirs, et je voyais son cœur battre la chamade sous la peau. Elle se mettait à courir en tous sens, à la recherche désespérée d’une improbable issue, puis s’arrêtait de nouveau. Son œil me fixait, dedans la poubelle, au comble de sa panique animale. Je fus pris de pitié. Et puis, autant l’avouer, je ne savais pas comment la tuer, sauf à jeter le piège dans la poubelle et à espérer qu’il se refermât malicieusement sur elle. Surtout, je voyais cette petite créature dans la plus grande détresse, et qui ne voulait après tout qu’un peu de nourriture à l’heure des premiers frimas de l'hiver… Je pensai également aux mignonnes et coquines souris des livres pour enfants, humanisées de façon si charmante. Si ravissantes et amusantes, quoi qu’en disent ces puristes qui ne souhaiteraient que l’interdiction pure et simple de lectures semant, selon eux, la confusion symbolique dans les cerveaux encore gourds de nos chères têtes blondes. Enfin, je pensai aux surmulots de mon enfance, que j’arrachais des griffes de notre chatte, Michounette. Ma décision était prise. Je renonçai au rôle de bourreau – au risque de décevoir Michounette – pour endosser celui de sauveteur. Il était donc près de cinq heures du matin lorsque je descendis l’escalier de l’immeuble, ma poubelle sous le bras, sentant presque à travers la paroi les battements de cœur du petit rongeur en mode colibri. Comment oublier sa joie, manifestée par une course effrénée vers le premier caniveau lorsque je libérai le rongeur ! Ô que ne puis-je conserver intacte cette image en ma mémoire, afin de pouvoir m'en saisir, heureux réconfort, à l'heure de la dernière !

Outre ma fierté d’adopter l’attitude juste, j’éprouvais une tranquille assurance : il me semblait en effet que, sur un plan tout karmique, mon geste était susceptible de me réconcilier durablement avec l’univers.

Quelques instants à peine plus tard, allongé entre les draps, pas peu fier de mon incommensurable générosité, hésitant à prendre un livre ou même à commencer la narration de cette bien belle aventure humaine – une histoire édifiante qui apporterait la preuve, à rebours du bien triste fait-divers scandinave, qu’hommes et parasites peuvent vivre en bonne harmonie… – quand soudain, un bruit terrible se fit entendre dans la cuisine. Un clap sec suivi d’un terrible cri presque surnaturel. Cette fois, sans plus de précautions, je m’élançai dans la cuisine, trouvai miraculeusement l’interrupteur, accoutumai mes yeux à la lumière crue, mais... n’habituai que difficilement mon cœur au morbide spectacle… Car dans une mare de sang (à échelle de souris), la tête enserrée dans le piège de métal, les yeux grand ouverts sur l’injustice de ce monde, adressant à mon intention toute l’incompréhension du monde animal, une souris était morte à l'instant, appâtée par le petit morceau de chocolat (ami lecteur cardiologue, ce n’est pas ce que tu crois) que j’avais déposé sur le piège !



ENTRACTE
Pendant ce temps-là, dans une autre dimension, à une autre époque, à la veillée du club des « Ados souriceaux » :

- C’était par une nuit sombre et orageuse, peu de temps après la fête que les humains appellent Halloween. Jean-Louis et Pamela avaient fait le mur et avaient décidé de faire l’amour, au chaud de la tuyauterie de la cuisine d’un inverti…

- Pfff ! Jean-Louis et Pamela ?! C’est trop des prénoms des années vingt !

- Mickey, veux-tu bien te taire ? Tu veux que j’appelle tes parents pour qu’ils viennent te chercher ?
FIN DE L'ENTRACTE



Dès lors, il me fut tout simplement impossible de retrouver le sommeil. Le moindre bruit me faisait sursauter, car je croyais entendre courir le long des plaintes, tout près de mon lit, une cohorte de souris vengeresses, prêtes à déferler à l’occasion d’une attaque éclair. Il n'était plus question de petites souris riantes d’illustrés pour enfants. Mes visions se peuplaient à présent de rats grimaçants, rependant la peste et le choléra, qui détruisaient les villages et en dévoraient les habitants. Des rats qui courraient dans les rues pavées trop étroites, assoiffés de sang. Les rats du joueur de flûte de Hamelin… Et moi seul contre eux… Car s'il y avait deux souris dans ma cuisine... pourquoi pas cent ?

samedi 1 décembre 2012

Une histoire d’horreur, d’intrusion, de culpabilité et de psychanalyse – 2e journée

Si vous avez manqué le début : 

Au réveil, j’avais un peu mal au cœur… « Révélateur ! me dis-je, de l’état de nerf dans lequel je suis ! Après tout, peut-être le médecin n’a-t-il pas tort. »

J’étais là depuis quelques instants à occuper mes pensées de considérations médicales, à regarder le plafond, à me demander par instant comment j’allais occuper cette première journée des congés généreusement octroyés par mon directeur quand soudain, irritant mes tympans et venant de la cuisine… mon Dieu… ce même bruit, le même grattement que celui qui nous avait tirés du sommeil, D. et moi. Par une sorte de réflexe, je lançai mon espadrille – achetée avec sa sœur dans l’une de nos belles provinces – à travers la pièce. Mû par ma vigueur matinale, à peine freinée par la résistance que lui opposait l’air de la pièce, l’objet repoussa la porte de la cuisine déjà entrebâillée et alla s’écraser, en un claquement sec, quelque part entre le réfrigérateur et le four. Un petit couinement aigu s’ensuivit, qui illumina mon visage déjà brillant (ami chercheur en pharmacologie, il va falloir travailler sur ces effets secondaires !). C’était donc cela… Ce n’était donc que cela… Un rongeur ! Un rongeur tentait d’élire domicile chez moi !

Dans la cuisine, je découvris en effet un petit morceau de ce pain sans sel dit azyme (c’est-à-dire non consacré pour les croyants déiphages), dont sont friands le peuple déicide et les salinophobes de mon espèce, morceau qui semblait porter des traces de petites morsures. Passé l’étonnement de n’avoir rien découvert la veille, un rapide examen sous le microscope me le confirma quelques minutes plus tard : la forme des morsures ne laissait guère de doute… J’avais bien affaire à une Mus musculus.

Après mes ablutions et une rapide collation, j’enfilai mon manteau et sortis de chez moi. Au vieux kiosquier mahométan, j’achetai le journal que je feuilletais distraitement tout en marchant jusqu’à l’arrêt de l’autobus de la ligne 69. Confortablement installé, je soumis mon attention à une lecture plus consciencieuse. La page internationale du journal attira plus particulièrement mon attention : en Scandinavie, plusieurs villages avaient été complètement détruits du fait d’une invasion de rongeurs. Ils avaient dévoré plusieurs personnes âgées ayant du mal à se mouvoir et quelques enfants en bas âge, pourtant suspendus au plafond en l’absence de leurs parents. « Las !, s’exclamait le reporter, les parents avaient toutefois manifestement sous-évalué ou l’appétit des vermines ou leur capacité à faire la courte échelle ou les deux à fois. » Quelle histoire effroyable ! Je restai songeur… Un camion de livraison d’un magasin de meubles en sapin, fabriqués justement en Scandinavie, n’était-il pas resté stationné devant mon immeuble le jour même des premières manifestations… Mon Dieu… Et si mon appartement était le point de départ d’une invasion parisienne ? Et si se préparait dans mon petit chez moi la destruction de tout le pays ?

À travers la fenêtre de l’autobus, je voyais déambuler les quidams, pour certains de lourds sacs de courses au bout des bras, ou bien des enfants… Et ces deux vieillards, là, qui promenaient canne et caniche, tous bientôt mêmement dévorés ! Pauvres fous ! Pauvres innocents ! Pauvres vieux ! Un instant, j’eus envie de me jeter hors du bus et de prévenir la foule. Mais me croirait-on seulement ? Rien n’était moins sûr… Mais alors, que faire ? N’était-il pas plus sage, à des fins de prophylaxie, de tout simplement mettre le feu à mon appartement et d’aller prendre un peu de repos dans la clinique du docteur Blanche ? J’en étais arrivé à ce point de mes réflexions livrées à elles-mêmes et à la grande pente de l’esprit lorsque je reconnus mon arrêt.

J’étais passé de nombreuses fois devant sa devanture sans croire devoir un jour faire halte dans sa boutique. Des rats empaillés, d’une taille monstrueuse, revenus de Dieu seul sait quel cénozoïque, pendaient à des crochets de boucher, et les réclames, écrites en lettres d’argent, stipulaient sur la vitrine : « Ici, les rats dératent » et « Un chat vaut mieux que deux très gros rats ». Une petite pancarte, qui pendait du cou d’un des rats empaillés disait même : « Passe ton chemin, Mickey ! »

De l’extérieur, l’échoppe semblait fermée. Il y faisait affreusement sombre et le jour pourtant blanc peinait à franchir l’opacité grasse de la devanture. Pour tout dire, l’endroit n’inspirait ni confiance ni respect, mais je me décidai tout de même à pousser la porte. Il me fallait une solution, bordel de merde ! Pardon.

Le déplacement d’air souleva du sol et des nombreuses étagères la plus récente couche de poussière, et une petite clochette retentit lorsque je refermai la porte. Pour autant, personne pour m’accueillir derrière le lourd comptoir en bois et, après quelques toussotements visant à signaler ma présence au commerçant sans doute occupé dans l’arrière-boutique, je pris le parti de patienter en regardant le dos des ouvrages éparpillés sur les rayonnages. Il y avait là une Histoire de la mort-aux-rats à travers les âges, un Guide touristique du village de Hamelin et de ses environs, Le Complot Walt Disney, Sam Savage ou la Grande Imposture… J’en étais à feuilleter Les Malades de la peste dans la peinture, lorsqu’une voix d’une inquiétante douceur se fit entendre à quelques mètres de mon dos. Elle dit distinctement, bien que chevrotante, et avec une irritante lenteur : « Alors tu es là, petit sacripant… Mais viens… N’aie pas peur… Viens… Monte sur la table… » M’étant vivement retourné et tout près à corriger ce butor décidément trop confiant, la compréhension soudaine du malentendu m’arracha un soupir de soulagement et un sourire, et fit retomber aussi sec ma colère. Un gros matou était sur le comptoir, étirant sa divine paresse, exhibant insolemment au monde choqué son trou du cul. Son maître sembla alors enfin me remarquer et s’adressa cette fois à moi : « Que puis-je pour vous, Monsieur ? » Sans entrer dans les détails, je lui expliquai la situation : des rongeurs peuplaient ma cuisine. Après avoir longuement dodeliné en signe d’empathie, l’homme, un vieillard chenu au sourire édenté, commença à me désigner l’une après l’autre les nombreuses fioles qui étaient soigneusement alignées derrière lui. Ce poison-ci, disait-il, était déjà employé à la cour de Charles VII – et avec le plus grand succès : il tuait les rats presque instantanément ! Toutefois, il présentait le défaut de repousser ceux dont l’odorat était le plus fin. Celui-là, ajouta-t-il en m’en désignant un autre, était surtout utile pour la prévention, repoussant, avec une seule goutte, des hordes entières…

Son verbiage semblait ne jamais devoir prendre fin, tant le sujet le passionnait, et j’avoue n’avoir suivi qu’avec un intérêt modéré ce qu’il disait, jusqu’à ce que quelques mots me firent réagir et reprendre immédiatement le fil de son discours… « … agit sur l’âme même du rat ! »

« Pardon ?, l’interrompis-je, choqué au plus haut point ? Qu’avez-vous dit ? Avez-vous prétendu que les rats avaient une âme ? »

Changeant d’attitude, se ravisant presque, il prit un air fort contrit et me renvoya, sans même sembler s’en rendre compte, la question : « Comment pouvez-vous prétendre une chose pareille, jeune blasphémateur !, me dit-il d’une voix à présent haut perchée. Bien sûr que non ! Les rats n’ont pas d’âme, et je doute que vous en possédiez une vous-même en main propre pour tenir des propos aussi insensés ! Vous mériteriez que je vous dénonce aux autorités ecclésiastiques. »

Et pour mettre fin à l’entretien, il sortit de dessous le comptoir une tapette – un modèle des plus communs – qu’il posa lourdement. « Ceci fera très bien l’affaire, dit-il. Cela coûte trois euros. Payez et sortez ! »

Je mis l’objet honteux dans ma poche, lui jetai presque ses trois euros au visage et repartis aussitôt, bien décidé à placer la tapette là où était son destin : dans le placard.

jeudi 29 novembre 2012

Quand le psychiatre décompense...

« Mes chers collègues, monsieur le ministre, De Gavrilo Princip, bras armé de la Main noire jusqu’à l’effondrement des tours jumelles, le XXe siècle, si l’on oublie les ancêtres décabristes, fut celui du terrorisme, celui de la lutte du faible au fort, de l’injustifiable justifié par un bien suprême immatériel souvent fantasmé. Car si pour le pur tout est pur, tout ici-bas peut être justifié, même l’inqualifiable et l’injustifiable. Monsieur le ministre, le terrorisme pose, au-delà de l’aspect opérationnel que vous soulevez aujourd’hui, plusieurs interrogations. La première – et le premier axe de réflexion que je vous proposerai – concerne celui de nos prisons. Nos prisons de France où la (sic) règlement pénitentiaire n’est pas appliqué, où depuis les dernières vagues, les instruments d’un islam politique conquérant qui cherche à conquérir les territoires là où il se trouve : des salles communes, des ateliers, des cellules – où ce règlement n’est pas appliqué : comment se fait-il que dans les centrales de France, les portes ne soient pas fermées ? […] Deuxième axe de réflexion. Vous permettrez de considérer que souvent, le terroriste a un défaut : il n’a jamais rencontré l’autorité paternelle le plus souvent. Il n’a jamais eu de rapport avec les limites et le cadre parental, il n’a jamais eu cette possibilité de savoir ce qui est faisable, ou non faisable, ce qui est bien ou mal. N’y a-t-il pas une certaine contradiction, monsieur le ministre, dans vos propos et ceux de votre gouvernement, alors que vous cherchez désespérément à reposer un cadre, un sens, une symbolique, à dans le même temps vouloir soutenir un projet de loi qui va jusqu’à rayer le mot de père du Code civil, par là même… – je sais bien, poussez vos cris d’orfraie, mais ceci est tout à fait cohérent mes chers amis. Vous provoquez dans les années à venir… vous provoquerez dans les années à venir la confusion des genres, le déni de la différence des sexes et la psychose – et fatalement, cette incohérence idéologique fait que votre système ne peut pas avoir l’efficacité que vous souhaitez avoir. Troisième axe de réflexion. Monsieur le ministre, justement, comment se fait-il que dans le même temps la doxa officielle, qui depuis ces années frappe les esprits, cultive la haine de soi et la repentance en permanence ? Ne serait-il pas intelligent de demander à votre collègue de l’éducation nationale que les enfants de France apprennent d’abord – parce que, souvenez-vous mes chers collègues de ce que disait René Char : « Épouse et n’épouse pas ta maison » et l’ordre est important – par intellectualisme forcené, on a voulu faire apprendre à des préadolescents, alors même qu’ils ne connaissent pas l’histoire de leur propre pays, celle des grands peuples et des grandes nations – quel que soit le respect que nous devons leur porter. Monsieur le ministre, je vous demande donc un minimum de cohérence dans la politique que vous menez sur ces trois axes de réflexions. Il me semblerait extrêmement simple que vous rencontriez enfin votre collègue garde des Sceaux qui n’apporte aucune réponse à la question que je pose sur la sécurité dans les prisons. Monsieur le ministre, nous portons nous, Français, je le rappelais effectivement à dessein, une certaine responsabilité par rapport à la question de la terreur. Il fut un temps, nous avons inventé la terreur de masse ; il fut un temps, nous avons inventé l’extermination des peuples. Je n’ai pas parlé du terrorisme d’État qui s’est répandu pendant le XXe siècle : la famine en Ukraine – et plus tard au XXe siècle en Éthiopie – pour asservir les peuples. Monsieur le ministre, ces quelques rappels historiques ne sont pas faits pour provoquer. Ils sont faits simplement pour qu’ensemble nous puissions réfléchir. Que les déterminants de la sécurité d’aujourd’hui et celle de demain dépendent des actes politiques d’aujourd’hui. Merci monsieur le ministre. »


Nicolas Dhuicq, psychiatre, député UMP de l'Aude, maître absolu de la corrélation, s'exprimant à l'Assemblée nationale le 27 novembre 2012
Sur les méfaits des corrélations abusives, je vous invite à lire ceci.

lundi 26 novembre 2012

Une histoire d’horreur, d’intrusion, de culpabilité et de psychanalyse – 2e nuit

Si vous avez manqué le début :
1re nuit
1re journée

Lorsque j’ouvris les yeux, un visage austère était penché sur moi. Bien qu’il me fût assurément familier, je ne parvins pas immédiatement à y mettre un nom. D’ailleurs, tout mon bureau semblait envahi d’une brume grisâtre, laquelle opacifiait aussi bien que mes pensées, les silhouettes et les sons, qui ne me parvinrent, tout d’abord, que de très loin.

« Il revient à lui », finis-je toutefois par entendre distinctement. Après quelques lourdes secondes consacrées à grimacer et à reprendre possession de mes muscles, je reconnus la voix. Il s’agissait de celle, assurément lugubre, du docteur Kenstein, un chirurgien qui habitait l’immeuble et que Mademoiselle Jeanne, notre secrétaire, dûment autorisée par notre directeur (l’initiative personnelle n’était pas encouragée dans l’établissement), avait sans doute été mander.

« Vous vous êtes évanoui, mon vieux », dit le médecin en fronçant les épaisses broussailles qui surmontaient son regard gris. Excellent diagnostic, pensai-je par-devers moi. Tandis que je promenais mon regard sur cet improbable cénacle administratif – autant de visages ahuris –, iI ajouta : « J’ai dû vous faire une piqûre de camphre ». Puis il fit sortir tout le monde. Le directeur le salua d’un chaleureux « Merci Franck » et referma la porte derrière lui.

« Franchement, votre situation m’inquiète, reprit presque aussitôt le respectable homme de science. Ne pourriez-vous pas partir quelques jours en cure ? J’ai l’adresse de quelques très bonnes pensions et l’air breton semble convenir à merveille à ceux de mes patients qui, comme vous, ont les nerfs déréglés. En outre, votre tension m’inquiète. Sans être encore alarmante, elle est anormalement basse pour quelqu’un de votre âge et de votre constitution ».

« Il est des mystères qui nous dépassent, terrifiants peut-être, que je me dois de résoudre, dussé-je y laisser ma santé », m’entendis-je répondre, piqué au vif de me voir ainsi proposé une pension de famille pour hystériques. Il m’aida à me relever. Je le raccompagnai à la porte de mon bureau, non sans l’avoir assuré de prendre consciencieusement la médication prescrite. Je rangeai rapidement la pièce en désordre et, ayant obtenu le sésame administratif, je rentrai chez moi, rue Morgue, dans le jour déjà déclinant de notre pâle mois de novembre, après être passé chez l’apothicaire.

Je mis à profit ce qui restait de rassurante lumière du jour pour inspecter la cuisine. Je soulevai les sacs, déplaçai les quelques cartons de victuailles, scrutai le bas des placards à la recherche de déjection ou de grignotage. En vain. Nulle trace du passage d’un quelconque animal. De retour dans mon confortable salon-salle-à-manger-bureau-dressing-entrée, je pris place dans mon canapé, posant à côté de moi les ouvrages ésotériques rapportés de chez mon aïeule. Le souvenir était à présent étiolé, mais je me croyais autorisé à penser que, superposée à ma propre image dans le miroir, j’avais bien vu apparaître, revenue de la nuit des temps et des limbes de ma mémoire, je ne sais quelle image diabolique, peut-être, sans doute – il était trop tôt pour le déterminer – entraperçue dans l’un de ces livres achetés autrefois. Il y avait là un traité de démonologie qui recensait les principales créatures infernales, classées selon leur hiérarchie et leurs caractéristiques, le tout agrémenté de gravures sorties de l’âme tourmentée de quelque sorcier ou dément, mais aussi le Petit et Grand Albert, un livre sur la sorcellerie à travers les âges, une méthode d’Allan Kardec et un dernier sur les grandes figures spectrales dûment répertoriées.

Sur le plan spirituel, autant l’admettre, mes jeunes années avaient été très agitées, et ma curiosité naturelle, encouragée par d’audacieuses lectures et par l’influence même de la demeure familiale (l’un des plus beaux exemples seine-et-marnais de style rococo-gothique), m’avait poussé, d’abord au recueillement, dans la petite chapelle du domaine, puis, sous l’influence d’une nurse un peu bohémienne, à l’étude du surnaturel. À son contact – mais en toute discrétion –, je m’étais initié à la cartomancie, au spiritisme et aux rudiments de la magie blanche. Comme tout cela était loin à présent… et si proche pourtant : je le mesurais en feuilletant ces ouvrages qui disaient, mieux que toutes les photographies d’alors ou tous les témoignages que l’on aurait pu recueillir auprès de mes proches, ce que j’avais été avec passion... Se pouvait-il qu’avec ces livres revenus de mon passé, je pusse réveiller quelque énergie endormie, le souvenir errant d’une chose grave cristallisé la nuit dernière ? Pourtant, je ne trouvais pas, dans ces pages feuilletées à la va-vite, de quoi affermir mes soupçons…

Le temps de ces réflexions, la nuit était tombée sur la ville et mon estomac dans mes talons. Je me restaurai d’une tranche de jambon maigre et de quelques crudités avec, pour toute matière grasse, ami lecteur cardiologue, une grosse cuiller à soupe d’huile d’olive. Je fis mes ablutions, avalai le remède du bon docteur et me mis rapidement au lit, pour profiter des dernières pages d’un bon roman. Peine perdue, le sommeil me surprit, presque avec violence.

Je fis alors le plus troublant des rêves. En haute montagne, les pieds chaussés de ces étranges instruments de bois ainsi qu’en utilisent parfois les Savoyards, je dévalais la pente, comme pourchassé par une grande ombre noire que je craignais planant au-dessus de moi. Je voyais le ravin se rapprocher dangereusement, mais j’étais incapable de faire le moindre mouvement utile, ni même de me laisser tomber sur le côté. Alors que je me croyais sur le point de mourir des conséquences d’une chute vertigineuse, je tombais en réalité sur une boîte en bois, à peine quelques mètres en contrebas. Allongé sur cette boîte, un peu assommé tout de même, mais tellement heureux d’avoir survécu, j’entendais alors un grattement régulier depuis l’intérieur de la boîte. Je croyais d’abord à un rongeur en train de grignoter quelque chose, mais je comprenais bientôt : il s’agissait d’ongles et, dans mon rêve, les choses (ainsi qu’elles le sont parfois lors de ces activités nocturnes) étaient parfaitement claires : il s’agissait des ongles d’une femme. Je me redressais alors et ne voyais qu’à cet instant un prénom gravé sur la boîte : Malvina. Malvina. Le prénom de mon arrière-grand-mère…

jeudi 22 novembre 2012

Les penseurs : l'historien

« Il n’y a plus de renouvellement de la population ! À quoi ça rime ? On va avoir un pays d’homos et bah alors, dans dix ans, il n’y a plus personne ! C’est stupide… c’est stupide… Regardez dans l’histoire, la Grèce, bah c’est une des raisons de sa décadence, à l’époque, décadence totale ! Bah bien sûr ! C’est l’arrêt de la famille, c’est l’arrêt du développement des enfants, c’est l’arrêt de l’éducation, c’est l’arrêt de… c’est un danger énorme pour l’ensemble de la Nation ! »
Serge Dassault, marchand d’armes en retraite, sénateur, historien amateur, sur France Culture, 7 novembre 2012.

lundi 19 novembre 2012

Une histoire d’horreur, d’intrusion, de culpabilité et de psychanalyse – 1re journée

1re nuit

J’avais éprouvé les pires difficultés à trouver le sommeil, contrairement à mon acolyte qui avait eu, lui, tôt fait de renouer avec Morphée, à croire qu’il avait été infecté par un parasite exotique, de ceux qui vous plongent dans une sévère narcolepsie. Je m’étais, quant à moi, tourné et retourné dans le lit jusqu’aux premières heures du jour, ayant tour à tour trop chaud ou trop froid, repoussant ou attirant à moi les couvertures, attentif au moindre bruit – en vain –, mais plus encore, victime des affres de mon cerveau qui, en dépit des consignes, s’échinait déjà à trouver des explications et des moyens d’investigation. Devais-je abandonner des morceaux de nourriture (de nature et de consistance différentes) afin de déterminer le régime alimentaire de l’animal ? – en mon for intérieur, j’implorais (à vous, je peux le confier) le Très Haut pour qu’il s’agît au moins d’une créature divine… Devais-je laisser un morceau de fromage (allégé, ami lecteur cardiologue) ? Un verre de lait ? Des biscuits ? De la poule au pot ? 

La journée du lendemain, consacrée à mes activités professionnelles, fut un véritable calvaire. Non que les « cadors » se fissent plus malveillants, plus opportunistes ou plus imbéciles qu’à l’accoutumée – ils étaient manifestement tels que je les avais laissés le vendredi précédent et tels que je les laisserais le soir. Mais, en proie à l’agitation nerveuse, je pressentais que la moindre contrariété pourrait se traduire par les plus vifs accès d’humeur. Comme pour donner raison à mes craintes, j’étais à peine arrivé que ma responsable me convoquait dans son bureau. Après m’avoir confortablement installé dans un fauteuil de cuir, elle me demanda, après moult précautions, après m’avoir assuré de ses plus cordiaux sentiments à l'endroit de ma personne, si je voulais bien m’occuper du dernier livre conçu par la direction, ouvrage promis à être un coûteux four… Je ne pus que rester muet quelques instants, le visage fermé. Au comble de mon self-control (comme disent nos voisins d’outre-Manche), je ne pus que répondre : « je préférais ne pas ». Je me levai et retournai à mon bureau pour y reprendre le cours agité de mes réflexions. 

Que fallait-il faire ? Épandre de la farine par terre afin d’identifier plus aisément les empreintes et les chemins suivis par la bête ? 

Le téléphone sonna. Je vis apparaître le numéro du responsable de ma responsable. Je connaissais la manœuvre : le ton se ferait plus appuyé, la marge de manœuvre plus étroite. Il en appellerait à ma conscience professionnelle. J’effleurai sans guère plus d’émotion le petit bouton portant la mention « Rejeter » et repris le cours de mes réflexions, non sans pester après ce pays qui autorisait le recrutement de tels butors ! 

Devais-je m’équiper d’une de ces petites caméras miniaturisées qui offrent la nuit, derrière les rideaux soigneusement tirés, des images d’une troublante obscénité – mais peut-être aussi, cette fois, le portrait du coupable ? 

Du tube translucide qui dépassait de l’un des murs de mon bureau, un pneumatique tomba soudainement, me faisant sursauter, dans le panier en osier. Je me levai en soupirant, ramassai la petite boîte, l’ouvris et dépliai la missive qui provenait du bureau de la chef du responsable de ma responsable. Je lus en diagonale. Il était question de responsabilités de fonctionnaire, de la Nation, de la Garde républicaine, de l’honneur du serviteur de l’État – mais aussi, de façon plus inintéressante encore, de Jeux olympiques, de médailles et d’avis éclairés sur la question. Je froissai, en ricanant méchamment, le courrier et le jetai dans ma corbeille. 

Fallait-il prévenir quelqu’un ? Courais-je un quelconque danger ? Le gardien, un homme d’âge moyen qui sentait fort l’alcool de contrebande, ou sa mégère, une effrayante guenon qui était à elle seule un vibrant plaidoyer en faveur de l’exogamie, avaient-ils eu vent d’une affaire similaire ? 

On frappa à ma porte. Je reconnus immédiatement le bruit typique du pommeau d’argent d’une canne contre le bois : le responsable de la chef du responsable de ma responsable entendait faire son entrée. Estimant à juste titre que je ne manifestais ni enthousiasme ni vivacité à venir à sa rencontre, il se mit d’ailleurs à vociférer : « C., ouvrez-moi nom d’un chien, je suis votre directeur ! ». 

Je me dirigeai vers la porte, mais, croisant mon regard déformé et sombre, mon visage pâle et mes joues creusées par la fatigue, dans le petit miroir qui surplombait la patère de l’entrée de mon bureau, j’eus un sursaut, ayant peur de comprendre. De l’autre côté de la porte, mon directeur braillait de plus belle, m’agonissant d’injures. Mais j’étais impuissant, comme figé d’effroi à l’idée qui venait de me traverser l’esprit… La cause de ces troubles n'était-elle pas à trouver dans ces livres anciens, rapportés de chez ma grand-mère le jour même, et ayant trait à la sorcellerie et à la démonologie, ouvrages à l’origine incertaine que je comptais compulser en vue de l’écriture d’un roman ?

Pris d'un malaise, je tombai sur le sol.

samedi 17 novembre 2012

Entracte

Quand j’étais petit, je n’étais pas grand (*) et, dans les salles de cinéma – qui portaient des noms comme le Sélect, le Rex ou l’Ermitage –, il n’y avait pas de rehausseurs en plastique : les adultes entassaient leurs vêtements sur un siège et vous posaient au sommet comme une cerise. Si cela ne suffisait pas, des voisins de siège vous prêtaient leurs manteaux. C’était parfois un peu branlant, mais rigolo, et les adultes vous faisaient remarquer, à la sortie, qu’ils appréciaient que vous ayez chauffé leurs vêtements. Faut-il préciser que tout était plus compliqué l’été ? Alors l’été, justement, l’ouvreuse en tailleur, équipée de sa petite lampe torche, faisait particulièrement attention aux enfants, veillant à ce qu’un échalas ne prenne pas place devant eux.

Il y avait un rideau rouge qui coulissait bruyamment pour découvrir l’écran. Parfois le projectionniste, peut-être à cause de ses doigts poisseux de Michoko et autres Raiders (« deux doigts coupe-fin »), coinçait le bouton qui commandait le moteur, et le rideau ne cessait de s’ouvrir et de se refermer. Ça faisait du scandale chez quelques-uns, gonflés de leur importance, et ça faisait rire les autres.

Je tiens à préciser à certains moqueurs que, non, je n’ai pas connu les actualités, mais que si les publicités vantaient des produits d’envergure nationale, elles faisaient également de la réclame pour les commerçants du coin (j’ai connu cela aussi à Paris il y a quelques années) : venez donc dîner à la crêperie, à la pizzeria, à la saladerie (**). Ma sœur, son copain et moi, nous allions manger un hamburger : il n’y avait pas encore de clowns américains, mais on trouvait déjà des hamburgers. Je me souviens des feuilles de salades, des morceaux énormes de laitue qui dépassaient généreusement des pains…

Pendant les publicités, l’ouvreuse repassait, avec son petit panier en osier sanglé derrière le cou. On lui faisait signe de la main et, si l’on était un peu trop éloigné, on faisait passer l’argent de main en main. À l’époque, personne n’aurait eu l’idée de prendre l’argent. À présent, personne n’aurait l’idée de prendre le risque. Au bout de l’allée, elle montrait les différentes confiseries une à une, et on lui faisait signe quand elle désignait celle que l’on voulait. Ma sœur m’achetait des chocolats au lait fourrés. Les carrés étaient prédécoupés, mais il fallait faire attention à ne pas faire trop de bruit lorsque l’on retirait le papier aluminium qui les couvrait.

Après c’était le noir et le film commençait. J’ai sans doute vu beaucoup de films (et d’ailleurs nombre de navets), mais le souvenir le plus précis, c’est le plaisir éprouvés à l'instant où passait une certaine publicité qui fonctionnait comme un code : oui, tu ne rêves pas, tu es bien au cinéma.



Il y a quelque temps, j’expliquais à D. que j’aimais voir les vieux films projetés à l’Accatone pour les rayures sur la pellicule et le son crachotant. Malheureusement, il se murmure que l’Accatone est en liquidation judiciaire...

_______
(*) J’ai toutefois attendu d’être adulte pour montrer mes fesses aux passants.
(**) Certaines publicités sentaient vraiment fort l'amateurisme, mais peu étaient aussi laides que celle pour le musée du Quai Branly manifestement tournée avec un vieux téléphone portable...

vendredi 16 novembre 2012

Une histoire d’horreur, d’intrusion, de culpabilité et de psychanalyse – 1re nuit

Tout commença dans la nuit du dimanche au lundi. C’était une nuit calme et dégagée, qui laissait scintiller un modeste quartier de lune.

Ce fut D. qui me réveilla. « Tu as entendu ? »

Il dut insister, reposer plusieurs fois sa question avant que je ne me résigne à répondre « oui ». Pour qu’il se taise enfin et que je puisse me rendormir. Mais il était trop tard : le doute, effroyable, avait distillé son noir poison en mon âme. Surtout… j’entendis bientôt à mon tour. Cela venait des communs et, pendant quelques (courts) instants, je ne fus pas loin d’être terrifié, car il ne s’agissait pas d’un de ces bruits mécaniques signalant la vie même de la bâtisse – une quelconque machine du voisinage par exemple. Non, c’était un bruit parfaitement aléatoire qui trahissait sans équivoque la présence d’un être vivant. Dans ma cuisine. En pleine nuit.

Afin de passer aux yeux de D. – et aux vôtres – pour le héros du couple (*), je me levai incontinent et me dirigeai, à pas discrets, vers la source même du danger. Sitôt la lumière allumée, le bruit cessa, mais une partie, une toute petite partie du mystère était levée : quelque chose, là, par terre, quelque chose avait folâtré dans les sacs en plastique rapportés de l’épicerie. Je jetai un coup d’œil rapide, je bougeai négligemment les sacs du bout du pied, j’en soulevai même quelques-uns, mais il était trop tard : la chose bruyante et, de fait, bien imprudente, s’était volatilisée, emportant avec elle l’essentiel de ses secrets et de mon sommeil.

Quelle pouvait être – Seigneur Dieu – cette créature ? Nous écartâmes singes capucins et autres chauves-souris : ne flottait pas dans l’air leur odeur si typiquement musquée. La méthode expérimentale nous imposait de n’exclure aucune piste. Était-ce quelque créature maléfique ? Était-ce un insecte géant ? (je ne pus m’empêcher de penser à l’oiseau gigantesque qui seul pourrait m’en débarrasser) Était-ce une mygale ou un anaconda, l’un ou l’autre échappé de l’appartement d’un voisin aux goûts exotiques, un voisin occupant son logis de façon bien peu bourgeoise ! Était-ce un rongeur ?

Il était malheureusement tard et nous étions peu équipés pour agir ; aussi décidâmes-nous de remettre au lendemain la quête d’une explication plausible. D. m’encouragea nettement dans cette voie. Était-ce parce qu’il se savait absent les jours à venir ?



_____
(*) Qui pourrait en douter, m’a-t-on fait remarquer.

samedi 15 septembre 2012

Souvenirs des dernières vacances

« Est-ce que cette fois je vais avoir le droit de me baigner ? Je pars en vacances dans trois jours… » 
Le docteur O. m’a répondu oui en souriant, mais a pris le soin d’ajouter « mais pas à la piscine… à cause de la promiscuité ». 

Je m’étais imaginé être la proie d’émotions beaucoup plus violentes dans l’eau. Après tout, cela faisait deux ans que je ne m’étais pas baigné. Et puis non… 
D’ailleurs, la première fois, l’eau du gave m’a semblé à ce point froide que j’ai bien failli renoncer. 
Mais il n’y avait pas rien. C’était intérieur et serein. Je retenais mon souffle aussi, pas bien certain de croire à tout cela, et avec le poids des consignes : prendre une douche soigneuse après.

Il n’y avait pas rien
G. et J. ont mis cela sur le compte de mon incapacité ancienne à manifester mon enthousiasme. Ce n’est pas cela. Pas seulement. Comment le dire… J’ai eu peur, tellement, de ne jamais revoir les paysages du sud-ouest… Tout le reste n’est que luxe. 








jeudi 13 septembre 2012

Boutinades... nouvelle saison

Je crois avoir lu que Christine Boutin réclamait un référendum national sur la question du mariage homosexuel et de la possibilité d'adopter. Si on le lui refuse, attention, ça va faire très mal, elle ne répondra plus de rien, ce qu'elle a, c'est de la bombe atomique... Hé oui, si on le lui refuse, elle entame une grève du sexe.
Je suis fatigué d'avance par toutes les niaiseries (je ne parle même pas des injures) que l'on va devoir entendre sur la fin tout-à-trac de la civilisation et de l'ordre symbolique, sur la menace de la béance morale et j'en passe.
Je suis fatigué d'avance par la surexposition médiatique dont elle va bénéficier, et par avance encore je le précise : je me contrefous de ce que pense son très bon ami coiffeur homosexuel.

mardi 11 septembre 2012

"Là, tout n'est qu'ordre et beauté..."

... mais pas seulement.


La première a été prise en Espagne, à Valcarlos. Je me demande s'il faut y voir un hommage un peu délirant à la Révolution française ou une promesse pour l'avenir...

lundi 20 août 2012

Sans titre

Une dame très souriante, toute bronzée, venue là accompagner son mari, dit à son voisin de table : « Tout de même, quelle contrainte, ces médicaments ! » Je n'entends pas la réponse du jeune homme auquel elle s'est adressée, mais tout dans la physionomie de la femme (son hochement de tête, son regard) dit alors la soudaine résignation, faute d'alliance. Cet échange illustre parfaitement les mécanismes de renforcement à l’œuvre : il n'y a pas beaucoup de place pour la dissonance et je nous fais parfois l'effet d'être des pèlerins du Mayflower : nous rendons des grâces en veux-tu en voilà et, surtout, pas le droit de se plaindre : on plante son maïs et on avale sa dinde sans broncher ! Je me demande si rassembler ainsi les malades pour les faire patienter pendant des heures ne relève pas, d'ailleurs, de la stratégie véritable visant le renforcement : nulle place pour le doute ou le relâchement ! Dans le cas contraire, on en repart tout honteux.

Le petit garçon a eu une biopsie - l'une des premières, je pense. Quand je lui ai demandé comment ça s'était passé, il a grimacé et a mimé « moyen » de sa main. Il a ajouté qu'il avait mal au cou. Et la grimace doit être bien en deçà de la réalité... Impasse intellectuelle, psychologique, métaphysique - que sais-je encore - totale : comment peut-on imposer cela à un enfant ? Par « cela », j'entends « maladie » (et non « traitement »), mais je suis bien emmerdé si je dois expliquer ce que je mets derrière « on ». Toutes les réponses me sont odieuses.

Un des infirmiers m'a dit hier qu'il allait bientôt quitter le service pour redevenir mobile (« rejoindre le pool »). C'est dommage, je l'aimais bien avec son sourire toujours prêt à éclater et la façon qu'il avait d'immédiatement me rejoindre dans mes délires. Je crois bien que c'est lui qui m'avait tenu la main pendant la première biopsie, notamment au moment où le cœur « tachycarde ». Nous avons à l'égard des soignants bienveillants une dette terrible, quand bien même « notre besoin de consolation est impossible à rassasier »...

La répétition d'actes de soin, de semaine en semaine ou de mois en mois, crée une sorte d'hypersensibilité chez le soigné : la moindre inflexion de la voix, la plus petite hésitation, le plus anodin haussement de sourcil nous jettent au pied de l’abyme. Pour autant, nous ne pouvons nous souhaiter des actes mécaniques...

dimanche 19 août 2012

D’où vient que le lieu ne comble jamais tout à fait mon rêve du lieu ? – et en écrivant cela, je pense exclusivement au vertige des vallées, à la hiérophanie des hauteurs ou à l'horizon océan.
J’ai longtemps cru, non sans me sentir coupable d’ailleurs, que c’était un caprice citadin ou de blasé. Il n’en est rien. Tout en arpentant l’immense plage normande d’où l'eau s’est loin retirée, je comprends que c’est un problème de temporalité.
Car c’est le minéral en moi qui vibre pour ces lieux, pour leur souvenir dès que j’en suis éloigné. Au plus profond, une impatience millénaire, et un temps pareillement éternel qu’il me faudrait leur rendre (mon usure de pierre à flanc du mont Artzamendi) – ce qui est évidemment impossible. Se serre sur ma gorge la nostalgie d’un temps où sans doute je le pouvais.
>> Naissance des roches

mardi 14 août 2012

Mystère au lavoir municipal*

Je renoue (pour un temps ?) avec l’usage de la laverie. Là où les chaussettes se séparent définitivement. Un lieu généralement folklorique.
Lorsque je vivais encore à Montrouge, une clocharde très avinée s’incrustait régulièrement dans mes lectures. Elle avait une certaine prédilection pour les bandes dessinées. Une fois, deux types un peu shootés avaient cru bon régler un différend à coups de tessons de bouteille… Contourner les pompiers et la mare de sang pour sortir le linge du séchoir en me demandant si c’était bien l’aspirine qui ôtait les tâches d’hémoglobine. Au cas où.
Rien de tout cela pour l’instant. Tout au plus d’ahuris impolis qui ne vous rendent pas votre salut et vous regardent avec leurs yeux de merlan fris. Mais une curiosité- que dis-je : une incongruité qui confine au mystère : la porte du tout petit local où sont stockés les produits d’entretien est munie d’un… œilleton. Et j'espère qu'il ne s'agit pas d'une location, car la pièce est minuscule...
Sommes-nous espionnés par un fétichiste qui espère nous surprendre dévêtus ? S’agit-il là de la cache d’un contrebandier ? Le gérant s’est-il aménagé un moyen de surveiller les incivilités ? Ce placard a-t-il une autre entrée ?
___
* : l'expression "lavoir municipal" est de ma tante.

samedi 4 août 2012

Journée à Fontainebleau

Journée passée à Fontainebleau, ville des origines, si je puis dire, puisque j’y suis né, ainsi que la plupart des enfants des environs, ville où j’ai été à l’école à partir de onze ans.
J’attends ma mère, ma tante et ma grand-mère pour déjeuner, assis à la terrasse de la brasserie, en regardant passer les Bellifontains et quelques autres qui, en vingt ans, n’ont guère changé. Vieilles du premier cercle bourgeois, catholiques, raides – pardon : toniques –, cheveux gris et courts, dans leurs petits tailleurs sobres, pas toujours bleu marine, pas toujours en feutre. Elles sortent ragaillardies de la messe, et s’en vont tancer leurs petits-enfants, trop nonchalants, au repas de famille, une pâtisserie que l’on peinera à qualifier de douceur dans un sac. Tout de même, quelle contrariété, le divorce annoncé de l’aîné ! Les maris, dans leurs costumes marron ou verdâtres, un peu élimés au coude, d’une usure disons avaricieuse, laissent la messe aux « bonnes femmes » (la rare grossièreté qu’ils s’autorisent) et sont restés dans leur bureau à ruminer des choses autrement plus importantes, le plus souvent de vieux cas – médicaux ou notariés – ou bien pour écrire un courrier au député : il est prévu de se voir, quelques jours plus tard, lors de la réunion (bon vin et gibier) d’une quelconque société savante, mais l’usage de la correspondance n’a que trop tendance à se perdre et il y a de menus services à demander et à rendre.
Quelques mètres derrière, sur le même trottoir, mais à une distance sociale raisonnable, la petite bourgeoisie commerçante vient de fermer la boutique. Entre la messe et le commerce, le choix est vite fait, l’hésitation légère comme la soie. Je les regarde : il faudra bien qu’un jour quelqu’un se décide à faire une analyse comparative des nuances de blond chez les teintées de Versailles, de Saint-Jean-de-Luz, du septième arrondissement parisien ou de Fontainebleau.
J’ai été autrefois à l’école avec les enfants de ces dernières, parfois de parfaits petits porcs sans éducation, curieux de rien, que l’on mettait dans des écoles privées parce qu’il n’aurait pu en être autrement – et l’on annonçait le nom de l’école avec un petit air pincé (signe d’une fierté contrainte à une assourdissante modestie) aux cousins plus provinciaux qui, tout de même, s’enquerraient : « Bon sang, qui était donc ce saint ? »
Les touristes flânent. La part de Chinois dans les consciencieuses colonnes asiatiques a progressé, aux dépens des Japonais devant l’objectif photo desquels, autrefois, il nous prenait parfois de jouer, histoire de les savoir repartir avec autre chose que les seuls vestiges mille fois rapiécés d’une cité impériale trop jalouse de Versailles pour rester parfaitement digne.
« Il y a un feu d’artifice pour le 14 juillet ? » J’ai posé la question à ma mère, par association d’idées, en voyant une affiche annoncer celui du mois d’août. Pour la Saint-Louis. « Tu plaisantes ? Pour une fête républicaine ? »
J’ai si peu de souvenirs de cette ville où j’ai pourtant été à l’école sept ans que c’en est presque troublant. Est-ce à cause du mépris qui aiguillait les rêveries de quelques-uns d’entre nous (grands saccages de la ville, bolcheviques ou surréalistes), lesquelles laissaient si peu de place au réel ?
Assis à la terrasse de ce café encore, regardant passer cette foule mêlée de touristes et de résidents, je me suis revu à cette même place quinze ans plus tôt, et je me suis souvenu, tout de même, du terrible ennui éprouvé toutes ces années. M’est revenue la mémoire de textes de jeunesse (poèmes et prose), écrits faute d’oser le anywhere out of the world ou le saccage véritable, des textes qui mimaient inlassablement (plus qu’ils n’évoquaient) l’ennui, celui de l’adolescence, qui disaient le morne intime, plus épais à Fontainebleau encore que dans les tristes après-midis de ma chambre en novembre. La découverte terrible de la vacuité lorsque l’enchantement de l’enfance nous quitte et que rien encore ne peut se déverser dans ce vide.