lundi 29 septembre 2014

Souvenirs d'Egypte et conséquences

C’est un rêve qui m’a ramené ici, je veux dire : sur ce blog. À cause de la peine à mon éveil, traînée toute la journée. Heureusement, j’avais une note un peu ancienne à publier auparavant, histoire de ne pas avoir trop l’air de revenir ici comme un crypto-dépressif.
 
J’ai rêvé de M., de sa femme et de son fils. Ils étaient arrivés à Paris, pour fuir leur pays je crois. À vrai dire, il ne me reste pas grand chose du contenu du rêve ; de leur présence, seulement une impression photographique : M. à gauche, le petit garçon au milieu, et la femme de M. à droite. Pendant ces quelques secondes du réveil, avant que le rêve ne se retire complètement, je suis resté à mon bonheur de le savoir de retour à Paris. En moi, quelque chose bouillonnait, qui me révélait par la même occasion n’avoir jamais disparu sous les couches pourtant nombreuses de déconvenues et d’autres bonheurs actuels ou passés.
 
Comment expliquer que je revienne si souvent à lui ? Est-ce parce que l’interruption de cette histoire ne nous appartenait pas tout à fait ? Est-ce parce que cette histoire et sa fin ont en leur temps achevé de fixer ma haine des prescriptions religieuses et que, en retour, l’actualisation de cette haine (j’ai fait ce rêve au surlendemain de la dernière Manif pour tous) me tente de revenir à cette histoire ? Est-ce ma fragilité au moment de son départ ? Ma jeunesse ? L’adriamycine à cette époque reçue à hautes doses et qui aurait de mystérieux effets secondaires, adjuvant d’une fixation sentimentale dans mes influx nerveux ? Vous êtes sans doute trop gentils pour trouver ceci absurde ou pathétique. Je m’en charge.
 
Dans mon rêve, son petit garçon avait peut-être quatre ans. L’âge qu’il avait effectivement sur la photo que M. m’avait montrée autrefois, lors d’un précédent retour que j’avais imaginé durable. Je suppose que cet enfant doit en réalité avoir une petite dizaine d’années à présent. Il y a mille ans, allongé à côté de M., j’avais rêvé que nous avions une petite fille. Elle avait sa jolie peau et mes yeux clairs.
Mon lieu de travail actuel est à deux pas de l’appartement qu’il occupait à Paris. Je passe devant l’épicerie égyptienne où il venait autrefois apaiser son mal du pays. J’ai eu envie d’entrer dedans et de demander au monsieur s’il se souvenait de M. qui venait là m’acheter du tabac à la pomme, de faux papyrus ou des boissons égyptiennes.
 
Il n’y a qu’une personne à qui je voulais téléphoner pour raconter ce rêve, c’était Juliette, et elle est morte depuis trois ans.
 
Je ne sais pas si mes pages sont plus lourdes à tourner que celles des autres. Je ne pense pas être complaisant. Je ne parle de tout cela qu’ici, vous savez.
 
Deux jours avant ce rêve, j’avais vu sa mère chez des amis communs. Je lui avais demandé comment ça allait. Elle m’avait répondu que les choses n’avaient pas été simples dernièrement. Je ne lui avais pas posé de questions, et je m’en étais voulu, mais j’ai souvent envie de pleurer quand je pense à Juliette, alors quand je parle d’elle avec sa mère, vous imaginez les difficultés que j’ai à me contenir...
 
Juliette savait comme j’avais eu du mal à me dépêtrer de cette histoire. Je savais comme elle avait eu du mal à démêler certaines des siennes. J’ai d’autres amis, conservés de cette époque, mais elle est la seule qui n’aurait pas soupiré intérieurement en pensant « Nous y revoilà ». Elle ne m’aurait pas posé les mauvaises questions (« Mais attends, c’est bien lui qui… ? C’est bien avec lui que… ?). Elle se serait souvenu de tout et aurait tout affronté. Elle aurait pris nos souvenirs à bras-le-corps, la tristesse et les déconvenues ; nous en aurions parlé sans crainte de voir s’effondrer les mesquines convenances sociales que nous autres adultes élaborons, y compris (surtout ?) entre amis. Il y aurait eu des silences entendus aussi.

 Et puis on aurait tenté de sublimer tout cela. Autrefois, nous avions trouvé au fond d’une bouteille de Gewurtz’ des similitudes entre cette histoire et le Ravissement de Lol V. Stein. Je ne sais plus pourquoi (l’inachevé ?), mais Juliette s’en serait souvenu ou bien nous aurait resservi un verre pour réinventer nos mythes.
 
Elle m’aurait lu quelques haïkus pour finir. Elle m’aurait demandé où j’en étais de l’écriture des Menteurs.
 
Alors je viens là, parce qu’elle y venait aussi, et peut-être parce qu’écrire tout cela, ici, est peut-être ce qui m’approche le plus d’un écho de Juliette et de notre amitié qui devait survivre à tout.

mercredi 10 septembre 2014

Condensation

À Marseille, alors que nous étions sur l’une des passerelles du Mucem, une bourrasque de vent a arraché ma casquette et l’a jetée au sol, une vingtaine de mètres plus bas, dans un espace inaccessible. J’aimais bien cette casquette d’un brun lointainement rouge, sans aucune marque visible, sobre. Je ne sais plus où je l’avais achetée. Quoi qu’il en soit, ce n’était pas bien grave et j’en ai trouvé une autre à Bastia, d’une couleur semblable, cette fois avec une inscription à la gloire de l’identité corse – mais assez discrète toutefois.
Quelques heures plus tard, j’entrais dans l’appartement de mon père à Saint-Florent, où je n’avais jamais mis les pieds. Et où il n’est pas.
Les rapports que j’entretiens avec lui sont à la fois très simples et très complexes. Ils ont cessé d’être un peu amers le jour où j’ai décidé que j’en avais passé l’âge. Lui a fait un certain chemin également, un peu étrange, qui l'a conduit à me considérer (c’est évidemment l’impression que j’ai) comme plus petit que je ne le serai jamais, que je ne l’ai été, à cause de la maladie et de la mort qui rôdent autour de moi d’une certaine façon depuis des années : il s’intéresse à présent à ma santé comme il ne s’est jamais intéressé à moi lorsque j’étais enfant. Et en même temps, à la manière dont il me confie ses peines de cœur, ses aspirations, les problèmes qu’il a avec sa nouvelle amie ou avec ses beaux-enfants, j’ai souvent l’impression d’être un copain de régiment.

J’aime bien mon père. Je l’aime beaucoup même. Bien sûr, il sait m’agacer comme personne avec ses histoires d’ordinateurs sempiternellement en panne sans qu’il ait – évidemment – touché à quoi que ce soit. Il me fait de la peine aussi, dans ces moments-là, parce que je le vois vieillir et s’en agacer.

Quand j’étais enfant, il était souvent absent toute la semaine – et même parfois le week-end – à cause de son travail, mais un peu à cause de ses maîtresses aussi comme je l’ai découvert plus tard. Je crois me souvenir – mais je me méfie, ce doit être un souvenir que j’ai créé a posteriori – de cette époque où, très petit, avant le plein sentiment de continuité du temps et des choses, je m’interrogeais sur cet homme qui était parfois là, sans complètement réaliser qu’il s’agissait de mon père.
 
Fin août, avant que D. et moi n’arrivions dans cet appartement de mon père, les lieux étaient occupés par ma sœur et sa famille venus passer quelques jours au bord de la mer après un périple dans toute la Corse. Mon père n’y était pas davantage. Ma sœur a, elle aussi, toujours eu des rapports à notre père à la fois très simples et très complexes. Mais les stratégies que ma sœur a fini par développer (à l’égard de nos deux parents) sont sensiblement différentes. Nos distances, nos froideurs, à elle et à moi, ne sont pas de même nature. Elle semble avoir atteint un degré d’indifférence que je suis quant à moi souvent encore contraint de feindre (le feindre, c'est déjà une certaine façon de lutter contre l'explosion de rage). Pendant longtemps, j’ai cru que ma sœur possédait une espèce d’arme qu’elle activait à volonté. "Je ne sais pas pourquoi elle est froide comme ça", disait mon père. "Oh, tu sais, c'est difficile de parler avec ta sœur", disait ma mère. Je l'enviais beaucoup, pour cette arme, bien sûr, mais aussi parce qu'elle avait obtenu une espèce de renoncement de nos parents : ils n'insistaient plus. Je crois maintenant qu’il s’agit d’un mécanisme profond et sur lequel elle n’a pas prise.

Notre écart d'âge - quinze ans - est trop important pour que je sache quoi que ce soit de son enfance, de sa solitude d’alors, et je n’ai même que de très lointains souvenirs de sa vie sortie de l’adolescence. Entre nous deux, il y a eu une grossesse de notre mère qui n’a pas abouti. Aurais-je été là ?
Ma sœur est ce qui a obligé notre père à se marier, et moi ce qui l’a empêché de divorcer, comme il me l’a expliqué un jour, au comble du désarroi, alors qu’il me confessait tout de ses amours adultérins, de son envie de se tirer devenue incontrôlable. J’avais alors 16 ans, j'avais un air mauvais en dedans, j’avais mis tout cela en bandoulière à la façon dont les adolescents conservent les griefs à l’égard de leurs parents pour en disposer le moment venu. Avec le temps, tout cela est devenu une espèce de blague. D’ailleurs, j’ai un jour dit à ma sœur que je m’attendais à voir un jour débarquer des demi-frères et sœurs. Ça nous a fait rire, parce qu’on est tombé d’accord pour trouver l’idée plaisante. Elle avait eu la même.
 
Quand j’étais petit, j’étais très proche de ma sœur qui était d’ailleurs la seule à me trouver des activités un peu amusantes à faire – du moins tant qu’elle vécut avec nous. Elle est partie à 19 ans de la maison (j'allais faire de même), mais dès qu'elle venait nous voir, elle jouait avec moi, me trimballait au cinéma ou à la base nautique en compagnie de ses amis. Et lorsque ma mère hurlait pour que je range ma chambre, elle m’accompagnait et m’y aidait – et elle finissait toute seule lorsque je trouvais un jouet dans un coin et que je lâchais prise.


Je devais avoir sept ans. Nous étions en Ardèche, ma sœur, son petit ami et moi dans le même canoë. Les parents plus loin devant, ou derrière. J’étais entre eux deux, mon gilet de sauvetage orange sur le dos, mon tee-shirt Snoopy en dessous. Ma sœur et son copain étaient épuisés, parce que le vent s’était levé contre nous et que ramer était devenu une corvée après toute une journée passée là. Une bourrasque avait soudain arraché le bob que je m’étais vissé sur la tête et il était tombé à la surface de l’eau, une dizaine de mètres en amont. J’avais crié : « Mon bob ! » Ma sœur, sentant bien la menace – devoir faire demi-tour et aller chercher le maudit bob –, énervée aussi, à cause de la fatigue, de son envie d’en finir, avait rétorqué sèchement qu’on m’en achèterait un autre à la première occasion. Mais j’avais surenchéri, car face à leur effort dont je n’avais pas la moindre idée, s’érigeait une considération impossible à négocier. « Nan ! C’est mémé qui me l’a offert ! » Et c’était mémé, en effet, qui me l’avait offert, un mois plus tôt, lors de nos vacances bretonnes. Ma sœur avait soufflé, avait pesté (elle m'en parle encore à l'occasion), mais elle avait cédé. Nous avions fait demi-tour pour récupérer le bob « Saint-Malo », non sans mal.

mardi 10 juin 2014

Je vais bien...

... mais je manque de temps.
J'aurais aimé mettre ici de nouveaux petits textes un peu oniriques - ce d'autant que je bosse (très mollement) à l'idée d'un recueil de textes se passant dans les marges de la Guerre - , mais je ne sais pas... l'inspiration fait un peu défaut, c'est vrai, de même que le temps.
Mais je vais bien, hein !
D'ailleurs, des examens médicaux très poussés, avec hospitalisation, courant mai, pour fêter les trois ans de la greffe (échocardiographie, biopsie, électrocardiogramme, monitoring nocturne, coronarographie, de quoi saigner un peu plus l'APHP aux quatre veines) ont montré que tout allait bien : j'ai de (fines) artères de jeune homme. Je suis définitivement le type en bonne santé, le teint éternellement rose auquel il arrive toujours des merdes médicales pas possible ! Mais tout de même, consolons-nous, j'ai un peu morflé, peut-être à cause de l'iode, peut-être à cause de l'odeur de l'hôpital, devenue insupportable, peut-être parce que j'étais là, à attendre, avec mes souvenirs organiques et épidermiques... Mais ça va.

Je manque de temps parce que le travail m'épuise - non qu'il soit épuisant - mais parce que la "valeur travail", hé ho hein bon... Pfff. Je l'ai laissée s'éventer. Mais rassurez-vous, mon surmoi autoritaire veille au grain : je travaille, donc, et plutôt consciencieusement d'ailleurs. Vous pouvez me faire confiance et ne pas regretter tout l'argent prélevé sur vos fiches de paie pour me rafistoler. 
Mais quand même, j'ai l'impression qu'on dépense beaucoup d'énergie pour pas grand-chose. 

Et puis surtout, je m'investis de plus en plus pour une association qui me tient à cœur, et que j'ai déjà évoquée ici. J'y consacre pas mal de temps ces semaines-ci... Et le blog en pâtit, c'est certain. Mais je suis là, et je vous lis du mieux que je peux. Ce blog n'est pas abandonné, il n'est pas à l'abandon, et je n'annonce pas en douce sa fermeture.

jeudi 16 janvier 2014

L'ascension de la colline



Ce fut comme une envie irrépressible, l'idée inaccessible à sa conscience d'un sauvetage pour échapper à la réalité. Au hasard de ses errements, sa pensée affolée s'était en effet égarée un instant dans ces lieux reculés où vit l'autrefois des bonheurs infinis et de l'émerveillement ; une envie revenue des temps où le temps lui-même se pensait prisonnier d'une gangue incassable. L'enfance.

Alors le docteur sortit de chez lui sans fermer la porte et il ne se retourna pas lorsque la bonne l'interpela pour lui demander s'il serait rentré pour l'heure du dîner, soit qu'il ne l'entendît déjà plus, soit qu'il fût trop bouleversé et ne voulût pas se faire démasquer. Elle haussa les épaules, ramassa la lettre tombée à terre près du fauteuil où le docteur aimait à se détendre, et elle l'observa longuement, un peu interloquée, tandis qu'il entamait l'ascension de la petite colline. Ce genre de fantaisies n'était pas dans ses habitudes mais enfin...

Il chercha un peu, mais ne retrouva pas, le sentier serpentant qu'il se figurait être une route, du temps qu'il était petit. Alors il monta tout droit, car la pente était moins raide que dans son souvenir, et heureux malgré tout de sentir que ses jambes, ses poumons et son cœur, toute la machinerie déjà vieillissante de son corps, ne l'abandonnaient pas.

Il aima retrouver la sensation de ses pieds foulant les herbes hautes du pâturage, s'enfonçant même par endroits dans un moelleux tapis de verdure ; et c'était bon de sentir sur la peau ce soleil de printemps presque à son zénith (au pied de la colline, la bonne protégeait ses yeux de la lumière avec sa main et surveillait la progression du jeune docteur en se demandant quelle mouche avait pu le piquer).

Pendant une petite poignée de temps, à peine un battement de cœur ou de paupière, le docteur éprouva même une forme de bien-être comme s'il venait de s'éveiller vierge de toute douleur, tout à ce bonheur éphémère de la première seconde d'éveil. Mais presque aussitôt la tristesse retrouva le chemin de sa trachée et la serra puissamment. C'était une tristesse épaisse et forte, faite de réalité incorruptible, de passé perdu, de regrets et d'hébétude noire. Portant secours à l'âme abimée du docteur, cherchant à distraire son attention, son corps lui dit cette fois qu'il avait soif, et que seule devait compter cette sensation. Et en effet, s'éloignèrent un peu les souvenirs, la lettre et le visage de Tomáš. Ils n'étaient guère que dans les coulisses, bien sûr, tout prêts à revenir, mais le docteur put à nouveau déglutir. Il s'assit pour se désaltérer près du petit torrent qui descendait mollement la pente. Il but quelques gorgées – cette eau n'avait pas son pareil pour vous rafraichir, répétait son grand-père qui le couvait d'un regard doux.

Le docteur abandonna sa veste. Il avait chaud et se sentait bien trop démuni pour ne pas écouter les exigences de son corps, puis il reprit son ascension. Ainsi quitta-t-il la bonne société des hommes.

Plus haut, à mi-chemin du sommet, il dénoua sa cravate, la froissa et la roula, puis il la lança dans les branchages d'un arbre autour duquel sa sœur, ses frères et lui avaient tant couru. D'ailleurs, à bien y regarder, la terre était encore tassée là où leurs pieds l'avaient tant de fois foulée. Quelles choses curieuses et tragiques que le temps et la mémoire... Il ôta sa chemise blanche dans un geste rageur, son bras gauche s'étant coincé dans la manche ; il la jeta à terre et la foula du pied en grimaçant de satisfaction. Enfin, il déboutonna son sous-pull et il éprouva alors un léger trouble : le torse orgueilleusement arcbouté contre le vent léger et le ciel était celui de son adolescence, il en était presque certain.

Il se retourna, pour contempler la vallée s'étiolant dans ses tendres velours verts et bruns, mais aussi pour s'assurer que demeuraient inviolés les contreforts séparant ces quelques villages encore paisibles du reste du monde, là où les hommes s'entretuaient. Si le docteur n'avait pas vu de ses propres yeux les cadavres empilés dans les carrioles, s'il n'avait pas passé des mois à soigner les blessés, du mieux qu'il le pouvait, avec pour consigne de ne pas s'attarder auprès de ceux qui, de toute façon, ne seraient plus jamais en état de combattre, s'il ne savait pas tout ce qu'il savait, il aurait pu aisément croire à la paix et à la douceur de la création.

Un oiseau plongea du ciel pour attraper un insecte et reprit son vol.

Comment se pouvait-il qu'un Dieu tolérât le chaos de ce monde ? Cette guerre qui durait depuis toutes ces années... Ces jeunes gens de tous les camps qui mourraient par milliers sans même plus assez de force d'ailleurs pour entretenir la haine inculquée par leurs maîtres, ceux qui revenaient défigurés ou amputés... Tomáš... Comment se pouvait-il que Dieu, ce Dieu autrefois si impatient, qui se mêlait de tout dans les livres anciens, qui avait détruit tous les mondes, qui les avait tous rebâtis, ne fit rien cette fois alors même que c'était en Son Nom que l'on se battait ? Pourquoi ne venait-il en aide de personne pour séparer définitivement les vainqueurs des vaincus ? Pourquoi ne sauvait-il pas même les innocents ? Bien sûr le pasteur aurait la réponse à tout cela et à tout le reste... Il serait question de mystères insondables, de divin silence, de responsabilité, de dangereux orgueil, de relativisme des anciennes écritures, de la Faute. Mais tout de même... Et si Dieu s'était désintéressé de Sa créature, à quoi bon le convoquer encore ? Le docteur tomba à genoux, il fut pris d’abord d'un tremblement puis eut un bref sanglot, la supplique de son corps pour que cesse le déferlement d'émotions qui tempêtaient dans sa tête.

Alors le docteur prit une grande inspiration pour emplir ses poumons de cet air éternel fredonné et éparpillé par les arbres alentour, et il ferma les yeux, emportant avec lui la cartographie du ciel, de gros nuages qui dessinaient des milliers de formes extraordinaires abandonnées aux enfants et aux poètes – les uns et les autres avaient presque entièrement disparu ces dernières années. Il emporta la lumière, orange au prisme de ses paupières, en dépit de la douleur que cela lui causait : il avait trop vu d'incendies pour aimer encore cette couleur. Il emporta la brise qui lui caressait le visage et le torse. Il emporta les odeurs retrouvées dans ce paysage qui ignorait tout de la sauvagerie et redécouvrit même, pour les y ranger, les petites boîtes de bois tendre où il conservait encore le parfum de sa mère, les chèvrefeuilles du jardin, les tartes aux fruits – tout ce dont il aurait besoin pour couvrir les effluves métalliques du sang. Il emporta les oiseaux du ciel, les rongeurs invisibles, craintifs et curieux, qui furetaient dans ses traces, et les milliards d'insectes qui labouraient la terre, et qui la laboureraient encore même sans plus aucun homme vivant.

Dans sa somnolence, le docteur vit une image lentement revenir du passé : à l'université, le vieux professeur S., tout rabougri sur son estrade, esquissait sur le tableau noir, de sa main tremblante, les premiers embranchements de l'évolution. Et Tomáš, deux rangées plus bas, se retournait pour lui adresser un sourire magnifique, un sourire qui avait jeté dans l'ombre le reste du monde, un sourire qui l'avait tant ravagé que, cette fois, il n'avait pu davantage ignorer les désirs profonds de son ami, pas plus qu'il n'avait pu écarter les siens, tous ces désirs qui s'étaient croisés et enlacés, virevoltant sous la coupole bleue et jaune de l'amphithéâtre. Dans sa rêverie, le docteur eut un léger sourire, ému que cet instant ait été conservé comme une relique, heureux et désespéré tout à fois que le visage de Tomáš soit comme emmuré dans sa mémoire... alors même qu'il mêlait à présent ses entrailles à une terre inconnue. En dépit de toute la souffrance que cela suscitait, le docteur ne put s'empêcher d'imaginer le beau visage de celui qu'il n'avait jamais osé aimer, couché dans la terre, les yeux ouverts, emportant avec lui pour toute image une dernière scène de ce chaos.

Il était beau pourtant ce monde, et patient, qui avait mis tout ce temps à naître du néant, à étendre la vie si précieuse dans toutes les anfractuosités de l'évolution. En contrepoint, le scandale humain et son gâchis extraordinaire étaient plus éclatants encore, et plus stupide ce qui l'animait.

Une lézarde courrait à la surface autrefois lisse de l'âme du docteur, depuis qu'il avait reçu la lettre de la mère de Tomáš annonçant au meilleur ami la mort de son fils. C'était une lézarde qui hésitait à suivre bien des voies, qui aurait pu tout à la fois le conduire lui-même à la mort ou à la vengeance aveugle – l’empoisonnement d’un puits, la trahison d’une armée –, une lézarde qui le mena à cet instant à la colère. Car il voulut soudain être roi, ne serait-ce que pour ordonner l'exécution de ceux qui les avaient livrés à l'appétit du monstre, tous ces croyants qu'il voulait à présent voir à genoux, souillés par la honte et le désespoir, la face enfoncée dans les plaies béantes, le regard plongé dans celui de la mort et...

Le docteur perçut nettement le craquement de son âme, un bruit terrible et mat, de ceux qui, en montagne, arrachent les gens à leurs tâches, à leurs travaux et les jettent à leur fenêtre, terrifiés de découvrir quel versant est précipité dans la vallée. En un instant, sa foi, celle que lui avaient inculquée le pasteur, ses parents, les parents de ses parents, tous les hommes et les femmes de la vallée, avait disparu.



Le docteur arriva au sommet de la colline et s'allongea dans l'herbe. Sous l'effet de la fraicheur, sa peau se contracta, ainsi que sa mémoire la plus récente. Les centaines de corps, les centaines de visages vus ces derniers jours, les yeux grand ouverts, tous fantômes déjà, partirent à regret se réfugier pour échapper à... leur dernier anéantissement peut-être. Seul demeurait le visage de Tomáš qui lui souriait tristement depuis ses souvenirs. Le docteur se mit à pleurer calmement sur son ami qu'il ne reverrait plus – et certainement pas dans un autre monde, lui disait le reliquat de colère pas encore échappé par les larmes –, sur leurs conversations d’autrefois, sur tous ces instants qui n'appartenaient plus qu'au passé, sur tous les instants qui auraient dû advenir. Il pleura aussi de dépit et de rage sur les défilements de son corps, cette trahison à son cœur qu'il ne pourrait jamais racheter. Il pleura sur ses lâchetés à ne pas répondre aux avances répétées de son ami – alors même que lui-même ne rêvait pas d'autre chose que de le prendre dans ses bras et d'écraser dans un soupir ses lèvres sur les siennes. Le docteur se souvenait tous les moments passés seuls, à marcher et à suspendre leur conversation sous la frondaison ou bien aux abords de la rivière, tous ces regards transparents qu'il s'était refusé à voir.

« Il n'a pas eu le temps d'aimer d'autres que vous et moi », disait la mère de Tomáš dans sa lettre.

Le docteur, allongé sur le dos, étendit ses bras en croix et attendit que le monde vienne l'étreindre pour le consoler.