lundi 20 avril 2009

Du train, du père

Le train a dépassé Dax. La lumière est magnifique de douceur. Au dehors, alternent les champs à la terre noire, les forêts de pins, les étendues d'herbe à la couleur de blé et les tout jeunes résineux. À perte de vue, paysage monotone et plat s'il en est. Il est trop tôt pour les collines. Çà et là, des arbres gisent sur le sol sablonneux, déracinés par la dernière tempête.

Une zone industrielle sur laquelle semble régner une grosse usine de cellulose de pin. Des containers de toutes les couleurs empilés (je pense toujours à Anvers et à la zone industrielle sur le Schelde), des palissades assez laides qui semblent n'être là que parce qu'il faut bien en vendre et en acheter.

Vers 14 ou 15 ans, il m'arrivait d'accompagner mon père dans ses déplacements professionnels. Il me laissait dans la ville toute proche. Je déambulais, le walkman sur les oreilles, avant de m'installer dans un café où je commençais la lecture du livre que je venais de trouver. Ou, plus rarement, je le suivais dans l'usine où l'attendaient le client et les grosses machines malades. Et je visitais avec lui le site, j'observais attentivement les complexes chaînes (le bois coupé suivait le cours de son destin), les gros boutons rouges d'arrêt d'urgence, les consignes en allemand qu'il s'échinait à vouloir me faire traduire. Et il y avait toujours un ouvrier plus charmant que les autres près duquel je passais - odeur mêlée de sueur et de poussière de bois qui s'échappait de sa tenue bleue, les mains épaisses manipulant les machines et les morceaux de bois.

Je me revois, lors d'une de ces visites, assis dans l'herbe aux abords de l'usine, en train de lire L'Ensorcelée de Barbey d'Aurevilly, sentant sur ma joue le regard devenu lourd d'un de ces hommes bleus. Il était encore trop tôt pour que je sache que je ne pourrais pas toujours lancer des regards en coin sans conséquence.

Nous quittons Bordeaux. Un très joli jeune homme - je croise à l'occasion ses yeux d'amande dans la vitre du train - vient de s'installer. Il a adressé un petit geste de la main, d'une grande tendresse (petit mouvement des doigts, à peine esquissé) à une jeune fille restée sur le quai (sourire timide, dicté par le cœur, exempt de l'once de vanité qui passe parfois sur le visage des jeunes hommes) et qui le cherchait des yeux alors que le train démarrait.

Le soleil est en train de disparaître derrière la toile rose qui vole depuis la cime des arbres.

Je réalise aujourd'hui que si mon père rechignait à m'emmener avec lui dans des déplacements plus longs, c'était parce que l'une de ses maîtresses devait l'y rejoindre.

Angoulême semble déjà endormi derrière les volets peureusement clos (il est 21 heures), les seules lumières étant celles des feux de signalisation. Rétrospectivement, un certain nombre de choses prennent tout leur sens... Lors de vacances en Ardèche, mon père avait disparu toute une après-midi ou, plus exactement, ne se trouvait pas au bord de la rivière à pêcher, là où il était supposé être. Il avait par la suite prétendu n'avoir pas bougé, alors que ma mère et moi étions passés plusieurs fois, ma mère de plus en plus angoissée - mon père était sans doute déjà mort, tombé le nez en avant et emporté par le courant.

Il aura décidément fallu à ma mère beaucoup d'énergie pour ne pas voir l'évidence toutes ces années. Les rendez-vous professionnels inattendus sur le chemin de la maison pour justifier les absences, les retards.

Quand j'étais petit, je ne le voyais guère que le week-end, aussi m'apparaissait-il pour à peu près étranger. Et il n'était jamais totalement présent, même là. « Ton père est fatigué ». « Ton père a beaucoup de travail ». Je ne lui en veux pas, parce que j'ai l'impression (sans doute à tort), que même là, il n'aurait pas su contraindre mes angoisses. Peut-être aurait-il pu toutefois m'épargner davantage au moment de leur séparation, moins déléguer, ne pas croire que notre distance faisait de moi un confident possible (« ta sœur est ce qui nous a obligés à nous marier, ta mère et moi, et toi, ce qui m'a empêché de partir plus tôt »).

dimanche 19 avril 2009

Des hommes du parc




Le soleil, à l'horizon, s'enfonçait lentement dans l'océan. Au-delà du regard, la ligne d'un bleu sombre, entre le ciel et la mer, se brouillait, entrait en ébullition peut-être, devenait lentement orange. Dans d'ultimes reflets de rouge, les petites allées s'enfonçaient à flanc de falaise, entre les branches d'une végétation complice. On voyait, çà et là, les petites pointes des cigarettes, et l'on devinait déjà, comme tombées avec la nuit, les odeurs mêlées du tabac et du désir. Et ce fut enfin l'heure noire du cliquetis des boucles de ceintures, les boutons défaits à la hâte. L'heure noire, la belle heure, des marches hâtives - les regards en biais et les moues boudeuses. Un regard fut lancé, avec un souvenir de sauvagerie, soigneusement évité : le garçon timide avançait, les yeux sur le sol, dans le déni de ce qu'il venait chercher. Bientôt il arriva dans un cul-de-sac ; le chemin venait mourir là, sous un arbuste fleuri qui avait patiemment grignoté l'audace des pas répétés (autrefois ils descendaient un peu plus bas, au plus près de la mer, là où les roches se détachent avec fracas). Il s'assit sur un banc et, à son tour, alluma une cigarette.
Au loin, les pas un peu lourds, les respirations fatiguées des plus vieux. Son regard allait de ses pieds au bout incandescent de sa cigarette, tenue entre son pouce et son index - la posture était rodée - et, de temps à autre, entre les branches des arbustes, il affinait sa nonchalance, il adoucissait son regard, il esquissait un sourire, lancé à la mer, aux divinités des chemins, de la nuit et du désir. Les pas se rapprochèrent. Il affaissa ses bras entre ses jambes écartées et écrasa la cigarette sur la terre, traça avec le mégot un dessin obscène sur le sol. Lorsqu'il releva la tête, un homme lui faisait face, qui osait le sourire éclatant.