lundi 24 juin 2013

Analphabètes, Rachid O.

Je viens d’achever la lecture d’Analphabètes, de Rachid O.
Il y a une quinzaine d’années, j’avais dévoré ses trois premiers livres (L’Enfant ébloui, 1995 ; Plusieurs vies, 1996 ; Chocolat chaud, 1998 – tous chez Gallimard). Il était un merveilleux conteur et j’aimais que sa maîtrise du français rende accessible, sans le biais de la traduction, quelque chose qui m’était parfaitement familier (l’homosexualité) et parfaitement étranger en même temps, c’est-à-dire infiniment arabe, une lumière autre, au propre comme au figuré ; une autre nuit également, bleutée, comme s’il en ajoutait une mille deuxième. À l’époque, j’ai beaucoup offert ses livres.

J’aimais également le narrateur, je crois, à cause de ses ambivalences qui rassuraient les miennes. J’aimais son émerveillement, son innocence même que je découvrais à une époque de ma vie où la mienne me semblait piétinée. J’aurais aimé pouvoir la préserver ou en tout cas, la réparer par l’écriture. 
C’est peut-être parce que ce talent-là manquait alors à ma vie que lorsque je refermais ses petits livres autobiographiques, je résistais mal à une forme de tristesse que je connais bien… sédimentaire. Je ne pouvais alors la supporter qu’en partant marcher à la nuit tombante, en quête d’aventures un peu heureuses. C’est arrivé quelquefois. 
J’enviais sa sensualité vive et comme évidente, solaire, une sensualité qui entre mes doigts s'écoulait comme du sable. J’enviais son désir qui résistait à la corruption. En même temps, je me scandalisais de la rapacité de certains venus au Maroc – dernier bastion maghrébin où cela était encore possible – goûter aux peaux brunes, monnayant leurs goûts, corrompant le plaisir même, tout en méprisant les êtres cupides qu’ils avaient finalement fabriqués, et prenant un plaisir supplémentaire à cette corruption, et prenant un ultime plaisir, même, en réclamant la revanche sexuelle du néo-colonisé à coups de boutoir.

Je n’aime pas les voyages parce que je suis couard, parce que la perspective de rater un train, même en France, est une charge d’angoisse déjà très lourde. Mais je n’aime pas non plus les voyages parce que je n’assume pas ma posture d’Occidental, je ne peux pas concevoir de susciter par ma seule présence certaines attentes. Et en écrivant, je ne peux m’empêcher de penser que, depuis les voyages du siècle dernier, les choses n’ont pas beaucoup changé : 
« Il n’y avait que deux chaises. Nous nous assîmes, Daniel et moi ; et Mohammed, entre nous deux, sur la table. Relevant le haïk qui remplaçait à présent son costume tunisien, il étendit vers nous ses jambes nues. 
- Une pour chacun, nous dit-il en riant. 
Puis, tandis que je restais assis près des verres à demi vidés, Daniel saisit Mohammed dans ses bras et le porta sur le lit qui occupait le fond de la pièce. Il le coucha sur le dos, tout au bord du lit, en travers ; et je ne vis bientôt plus que, de chaque côté de Daniel ahanant, deux fines jambes pendantes. Daniel n’avait même pas enlevé son manteau. Très grand, debout contre le lit, mal éclairé, vu de dos, le visage caché par les boucles de ses longs cheveux noirs, dans ce manteau qui lui tombait aux pieds, Daniel paraissait gigantesque, et penché sur ce petit corps qu’il couvrait, on eût dit un immense vampire se repaître sur un cadavre. J’aurais crié d’horreur… », André Gide, Si le grain ne meurt, Gallimard, coll. « Folio », 1972 (1921), p. 345. 
Quand j’ai rencontré A. (qui est marocain), il y a trois ans, une de ses premières questions fut : « Es-tu spécialisé ? » Devant mon incompréhension, il reformula : « Tu ne sors qu’avec des Arabes ? » Ça m’a fait rire et je l’ai rassuré – car je crois que c’était de cet ordre : être rassuré. A. ne voulait pas nouer une relation où se rejouerait toute l’histoire liant les deux continents. Il ne voulait pas être le support de tous les clichés fantasmatiques européens.Il ne voulait pas être l'Arabe puissant face au Chrétien soumis - schéma qu'il avait beaucoup rencontré.

De bon matin, un faon gracieux me sert à boire.
Sa voix est douce, propre à combler tous les vœux.
Ses deux accroche-cœurs sur ses tempes se cabrent.
Toutes les séductions me guettent dans ses yeux.
C’est un Persan chrétien, moulé dans sa tunique,
qui laisse à découvert son cou plein de fraîcheur.
Il est si élégant, d’une beauté unique,
qu’on changerait de foi – sinon de Créateur –
pour ses beaux yeux. Si je ne craignais pas, Seigneur,
d’être persécuté par un clerc tyrannique,
je me convertirais, en tout bien tout honneur.
Mais je sais bien qu’il n’est qu’un Islâm véridique…
Abû Nuwâs, « Pour l’amour d’un chrétien », traduction de V. Monteil, in Abû-Nuwâs, Le vin, le vent, la vie, Paris, Éd. Sindbad (La bibliothèque arabe. Coll. Les classiques), 1979, p. 99.

Peu de temps après avoir lu les premiers livres de Rachid O., je suis tombé par hasard sur lui dans le métro. Nous sommes sortis à la même station, à Bastille, et nous avons marché dans la même direction, rue de la Roquette, chacun sur un trottoir. Nous échangions des regards à la dérobée. Je ne pouvais pas m’empêcher de sourire, à cause de l’issue qui me semblait évidente, à cause du délicieux plaisir qu’il y a à prendre dans ce genre de situation. Il a traversé la rue et est venu m’accoster. Je devais rejoindre des amis et ne pouvais boire un verre avec lui. Nous nous sommes vus deux jours après. J’aimais ce qu’il écrivait et je le trouvais beau (les cheveux bouclés plaqués sur son front me faisait penser à un buste romain), mais je n’éprouvais pas précisément une forme d’impératif sexuel. J’ai fait comme si je ne l’avais pas reconnu, et à aucun moment il n’a dit qu’il était écrivain. Je crois qu’il m’a expliqué écrire un mémoire sur les contes. Aujourd’hui encore, j’aime y voir une forme d’élégance.
Au bout d’une heure, il m’a proposé de venir avec lui dans l’appartement qu’on lui prêtait, à Bastille, car il attendait un coup de fil du Maroc. Je ne savais pas exactement ce qui se tramait, ce qu’il espérait, ce que j’espérais, mais la perspective de n’être qu’un vague souvenir de samedi après-midi ne m’intéressait pas. J’ai décliné l’invitation et on s’est quitté. Quelque temps après, je suis retombé sur lui aux Mots à la bouche où il faisait une conférence. De loin je lui ai souri et j’ai tourné les talons.

Analphabètes me semble un livre dont le premier objectif est de dire modestement : je reviens (son livre précédent, Ce qui reste, date de 2003). Il demeure un merveilleux conteur en dépit des difficultés d’écriture qu’il a rencontrées et qui percent à travers la structure éclatée de son texte.
Les pages sur son père sont parmi les plus belles.
« Quelques jours plus tard, les idées toujours pas claires, on se regardait comme embarrassés par le vide, chacun évoquant les événements de la vie si tranquille de la personne qu’il était et dont on était fiers. Et moi, je voyais l’ancienne angoisse que j’avais de le perdre se transformer en difficulté à rétablir le contact avec la vie. Puis il y a eu cette idée délirante de dépouiller mon père de ses vêtements, c’est-à-dire de nous partager ses habits. Chacun en a pris un ou plusieurs alors que je voulais laisser au moins son burnous blanc dans l’armoire », Rachid O., Analphabètes, Gallimard, 2013, p. 71.
La quête d’Assel, qui recherche sa sœur fugueuse, est celle d’un héros de conte. Et le crime de Slimane – qui pourrait n’être, à nos yeux d’Occidentaux, qu’un crime immotivé, l’œuvre d’un dément – est quasi-Dostoïevskien : aucune analyse psychologique ne pourrait l’épuiser.

Je peux me tromper, car après tout je ne l’ai pas lu depuis dix ans, mais il me semble qu’il y a quelque chose de tout à fait nouveau dans ce texte, et qui n’est encore qu’une discrète position… politique. Je crois qu’il se perçoit à présent comme homosexuel, c’est en tout cas une identité qu’il s’autorise à superposer à d’autres.

Je ne suis jamais allé au Maroc. Je devais y aller en 2011 pour retrouver A. et y poursuivre une histoire naissante. J’ai fait un infarctus trois semaines avant le vol.

9 commentaires:

  1. Ma remarque sera peut-être brutale, mais il y a beaucoup d'histoire(s) dans ce qui n'a pas eu lieu...

    Un pote écrivain soulignait dans un billet de blog l'importance de choisir ses mots pour, à la fois se définir vis-à-vis de ses lecteurs et en même temps et donner la couleur dont nous voulons parer ce qui deviendra des souvenirs.

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    1. Je jugerais volontiers brutale ta remarque si seulement je la comprenais. :-)

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    2. Ah c'est que j'ai l'esprit tortueux: tu écris de belles histoires sur du (ton) vécu... il y en a bien d'autres à écrire sur ce qui n'a pas été vécu...
      Est-ce vraiment plus clair??? ;-)

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    3. Ah je vois, c'est une invitation à moins ressasser, n'est-ce pas ? :-)

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    4. Que répondre...?
      Pile, je perds la face et Face, je tombe pile à côté ;-)

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  2. J'aime beaucoup la citation d'Abû Nuwâs.

    Choisir ses mots, bien sûr, les laisser venir quand ils s'imposent n'est pas mal non plus parfois. (modeste avis d'écriveuse ressassante :) )

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    1. Et il y en a d'encore plus délicieusement licencieuses...

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  3. Je ne connais pas cet auteur. Décidément, tu m'en fait découvrir, des choses! Envie de le lire, maintenant.

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    1. Alors ne commence peut-être pas par celui-là.

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