samedi 9 mars 2013

Trente minutes au lavomatic, trente ans dans la vue

Des gamines – des Kevina – ont investi le lavomatic en passe de devenir la dernière permanence à la mode. Il y a les bouteilles de soda, les paquets de gâteaux et les cigarettes fumées les unes après les autres. Mais il y a bien pire : les conversations. Et autant je peux m’éclipser le temps du lavage, autant je préfère rester là le temps du séchage, l’occasion de constater, aussi, que, ça y est, je suis sans doute passé de l’autre côté : je suis le vieux con de l’affaire.

Renonçant à la relecture que j’avais emportée avec moi et sur laquelle il m’était tout bonnement impossible de me concentrer, j’ai sorti mon carnet pour prendre des notes.

J’ai pris le temps d’y réfléchir, j’ai essayé de m’en souvenir, mais je n’y suis pas parvenu : vraiment, étions-nous aussi caricaturaux ? D’accord, les années « collège » étaient assez pathétiques, notamment sur le plan vestimentaire, puisque c’était tout de même le triomphe (éphémère, heureusement) du fluo et des smileys, des chaussures en toile bariolées et des casquettes à rayures. J’allais oublier les pin’s. Mais à 15 ou 16 ans ? Nos conversations étaient-elles aussi ineptes ? Se peut-il qu’une surconsommation de fer (à cause de la viande de cheval, of course) ait un effet aussi terrible – aussi délétère comme dirait l’auteur que je corrige et qui emploie ce mot toutes les deux lignes – sur les nouvelles générations ? Autrement dit, le monde devient-il de plus en plus con, ou c’est juste moi ? Ne répondez pas tout de suite. Ne répondez pas du tout.

Contrairement à un ami que j’apprécie pourtant beaucoup et qui la place au cœur de son œuvre naissante, je n’ai jamais aimé l’adolescence, cet état larvaire dans lequel les parents (le plus souvent) maintiennent les mômes tout en feignant de déplorer qu’ils y traînent aussi longtemps. Il me semble que si j’avais un enfant, j’aurais recours à des méthodes assez radicales pour réduire autant que possible cette phase absurde. J’essaierais de réintroduire une espèce de rituel de passage. J’hésiterais certes à l’envoyer sur un bateau pédagogique, mais peut-être qu’il irait planter des arbres dans un désert (pas trop investi par les barbus) pendant six mois. Ça nous ferait un peu de répit, à son père et à moi. Je lui paierais peut-être aussi (sans le lui dire) une prostituée ou un gigolo pour le ou la déniaiser en douceur – ça vaut bien les chiottes du bahut, non ?

Je dis cela en étant finalement bien content de ne pas avoir à devoir confronter mes principes à la réalité, car je ne ferais sans doute pas mieux que les autres : je m’attribuerais tout le mérite si les choses tournent bien et je m’en prendrais à cette société imbécile/inhumaine/fascisante/laxiste, à la famille/à l’école/aux mauvaises fréquentations (rayer les mentions inutiles) si les choses tournent mal. Peut-être même achèterais-je la paix familiale à coup d’appareils coûteux et vaguement sectaires, de chaussures thermoformées et j’en passe. J’essaierais d’être un copain en espérant que ça suffise.

Pour revenir aux Kitties montées en graine, il était question d’un type à qui l’on pouvait beaucoup pardonner parce qu’il était canon. Peut-être en rajoutaient-elles aussi, parce qu’il y avait un vieux chelou, avec son linge, là, qui notait des trucs dans son carnet de bouffon (pardon, de boloss). Mais quand même, « piquer des trucs aux potes, ça s’fait carrément pas ». « Trop pas même », ont ajouté les autres. ‘Tain, elles allaient finir par l’afficher devant tout le bahut en disant à tout le monde qu’il chourait des trucs dans les soirées. Ouais, mais qu’est-ce qu’il était mignon tout de même, c’keum !

Manifestement, il y avait un conflit d’intérêts et les hormones nourrissaient le débat.

Mon adolescence a été assez solitaire. Et je crois que si cela a malheureusement enkysté certaines phobies sociales, bien des contraintes m’ont été épargnées, tous ces rapports de force pour obtenir le leadership du groupe, toutes ces pénibles prescriptions en matière de goûts musicaux ou littéraires.

Finalement, elles ont tacitement convenu de laisser tomber. Une l’a suggéré et les autres l’ont suivie, parce que, vraiment, il était trop mignon (et sans doute célibataire). Je me suis dit qu’il ne serait pas le premier mec à beaucoup se faire pardonner avec son torse, sa gueule d’ange, sa chute de rein, que sais-je encore. J’ai pensé à Mistinguett, à son Homme, et à la vieille tradition des mecs qui obtiennent tout ce qu’ils veulent ou à peu près…

En repartant, je leur ai dit au revoir. Elles m’ont jeté un regard de poisson mort. Depuis des semaines. Vraiment, j’étais trop un vieux chelou.

16 commentaires:

  1. Ton paragraphe sur l'adolescence solitaire me rappelle bien des choses. Et, comme toi, j'en suis finalement, assez satisfait.

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    1. Oui, je supportais très mal les effets de leadership, déjà à l'époque.

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  2. Au bord du gouffre, à contempler le vide... Je plaisante mais les ados sont dans leur(s) monde(s) ; c'est aussi un peu comme cela qu'ils apprennent à vivre en société. Mais je soupire d'aise en me disant que je ne suis pas leur parent! Et bienvenu au club des vieux cons chelou.

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    1. Chacun se démène sans doute, à cet âge, comme il le peut, je n'en doute pas. Je suppose qu'il y a aussi quelque chose de la conquête de l'unité de soi - entre déversement de soi sur l'autre et déversement de l'autre en soi. Enfin, je pense, que si je n'avais pas à ce point détesté la brutalité du renoncement à l'enfance, j'aurais un regard plus amical sur cette adolescence-là...
      Je te rejoins : en les regardant, je me suis sincèrement demandé si j'aurais été capable, en tant que parent, de passer outre mon mépris.

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  3. Tiens tiens, je me reconnais bien en partie dans l'adolescence solitaire dont tu parles (comme Calyste). Au collège, je trouvais mes camarades d'une légèreté achevée. J'avais même l'impression de vivre sur une autre planète, ce qui m'a coûté d'ailleurs puisque j'étais exclu du groupe, moqué. Mon éducation pas très moderne sans doute, mon caractère, sûrement. Mais à part les désagréments vécus sur le moment et le côté vieux loup solitaire timide que j'ai longtemps traîné avec moi, je pense néanmoins que j'étais plutôt à ma vraie place.
    Une place de vieux con perpétuel ? Je ne crois pas, car nous en sommes conscients. C'est peut-être la preuve que nous ne le sommes pas véritablement. On se console comme on peut.

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    1. Les effets de groupe sont vraiment terribles. Je leur conserve beaucoup de méfiance, aujourd'hui encore. Difficile pour moi de dire "nous".

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  4. Moi il y a un truc qui m'épate. Le lavomatic c'est assez confort, mais ici je me demande toujours pourquoi les djeuns choisissent de se retrouver été comme hiver dans les endroits les plus miteux du centre-ville, genre les fameux abribus ou des coins de parkings même pas abrités, où en plus les policiers municipaux les traquent (ville propre, héhé) alors qu'à 100 m ils ont des coins peinards, super bien planqués, avec la mer à leurs pieds. Y a vraiment des fois où j'ai envie de leur refiler mes bons vieux tuyaux d'ado...:)

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    1. Je me demande si le goût pour les endroits laids ne vient pas aussi d'une espèce de recherche d'un lieu unanimement "glauque" qui fera plus facilement l'unanimité qu'un beau lieu...

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    2. Très vrai je pense. Le no future de l'adolescence s'accorde assez mal avec la beauté de la terre. (C'était la phrase pompeuse du samedi matin :) )

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  5. Rhôôô, comme tu le décris bien, Christophe !

    Mais ne tombes-tu pas dans le jeunisme en parlant de "vieux con" ? Vieux (et encore...) sage serait plus juste. La connerie, c'est une notion de point de vue, et elle est également sociale -dans tous les sens,d'ailleurs. Mais je digresse, et préfère rester sur ta truculente saillie !

    bZh

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    1. Vieux sage, moi ? Ça me vieillit encore plus, non ? :-)

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    2. C'est pourquoi j'ai écrit "(et encore...)".

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  6. Se retourner sur son adolescence au lavomatic, déjà ça me semble de la science-fiction et faire référence à Mistinguett...wow... tu dois être un mutant!! Mais j'ai bien aimé ton regard, les mots qui s'enchaînent, l'ambiance...sans doute parce que j'ai une machine à laver chez moi... Jolie découverte de lecture.

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    1. Mutant, ça me va. Si tu as une machine à laver chez toi, tu ne peux pas prétendre connaître la vie ! ;-) A bientôt.

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  7. Ton paragraphe sur le rituel de passage (qui manque en Occident) m'incite à raconter le mien. J'avais 15 ans en 1951 et mes parents m'ont envoyé en Allemagne durant les vacances d'été. J'ai débarqué dans un village où les élèves n'étaient pas encore en vacances et mes hôtes m'ont envoyé à l'école. Cela m'a plu et j'ai demandé l'autorisation à mes parents d'y passer une année. C'était un internat de garçons et toute notre classe dormait dans une seule salle de dortoir. Plusieurs profs étaient des blessés de guerre et les cuisiniers des sourds-muets; nous mangions des pommes de terre et du boudin. Certains de mes camarades avaient manqué l'école à la fin de la guerre, alors je n'avais pas trop de peine à me débrouiller en allemand et obtenir de bonnes notes parce que les profs étaient là pour nous aider et non nous couler. Je jouais de la flûte traversière dans l'orchestre de l'internat, répertoire mi-classique mi-variétés. L'eau chaude dans la douche commune, c'était le samedi après-midi à 15h. Il y avait un marécage au bord du village où nous allions nager et une représentation de ciné le dimanche après-midi dans le café du hameau voisin où j'ai vu "Riz amer" et les films de Marika Rökk, la Lisa Minnelli hungaro-austro-allemande de l'époque. J'ai aimé cette Allemagne qui ne pipait mot sur la guerre malgré l'éloquence des ruines et des blessures et je l'aime toujours, parce qu'elle a fait un grand travail de mémoire quand cela est devenu possible, après la disparition des nazis qui s'étaient recasés dans toutes les administrations et industries. Ainsi fut faite mon initiation à la vie d'adulte dont j'ai compris le sens peu à peu.

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    1. Merci, André, d'avoir évoqué cet épisode ici.

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