mardi 4 mai 2010

Le sentiment de discontinuité

J'étais ce soir assis dans le métro, éreinté et agacé, dans ces moments qui vous feraient prendre en grippe un type un peu lent sur votre marche, bousculer malaimablement les imbéciles qui se campent dans l'entrée même du wagon. Tout de même, pas assez fatigué pour appuyer la tête contre la partie haute du dossier, en fer, et pester quand un crétin relâche violemment le strapontin au point de vous faire mal à la tête. Tout de même, suffisamment pour laisser mon esprit vagabonder au fil de ma lecture, laisser mon hémisphère gauche déchiffrer consciencieusement les caractères, tandis que le droit battait la campagne, se laissait guider par la musicalité des mots, ne leur accordant que le plaisir  hasardeux de la bifurcation. Un peu comme lorsque, dans le demi sommeil du matin, vos rêves se laissent influencer par votre environnement, intègrent un instant le bruit de la rue, le réveil, le téléphone ou les mots de celui qui a déjà quitté les draps.

J'ai fini par entendre puis par écouter ce que disait un homme d'âge mûr derrière moi, en conversation spontanée avec les quidams. J'ai fini par l'entendre, parce qu'une phrase revenait comme un leitmotiv : « C'est ça le capitalisme, les pauvres sont abandonnés sur le bas-côté ». L'espace de trois stations de métro, il l'a bien répété quatre fois, pas tant (je suppose) pour en convaincre son interlocuteur que pour assurer une continuité à sa prosopopée : celui qui répétait cette phrase, qui la répéterait peut-être inlassablement après mon départ, après le départ de tous les voyageurs, ce n'était plus tout à fait lui. C'était une voix en lui qui se faisait entendre par instant, la voix morte d'un temps où un autre monde était possible, un peu geignarde, à la façon de ces vieilles personnes qui peuvent ressasser la même idée, la ruminer, lui donner toujours les mêmes mots. Une voix qui, peut-être un jour, finira par couvrir toutes les autres.

Je ne fais plus guère cette expérience, mais il y a quelques années encore, il m'arrivait quelquefois, en me regardant dans le miroir, dans la lumière orange d'un éclairage faible, de perdre le sentiment de continuité, comme si les axiomes de votre être se délitaient un instant : cette bouche, ces traits un peu plus marqués, ce regard que vous ne savez toujours pas maîtriser (pour lui insuffler la richesse de vos émotions), ce nez - cela n'est plus vous un instant. Sentiment d'incongruité absolue. Discontinuité angoissante. Puis, ça revient, vous retrouvez le fil, non des pensées, mais de votre être.



All that you touch
All that you see
All that you taste
All you feel
All that you love
All that you hate
All you distrust
All you save
All that you give
All that you deal
All that you buy
Beg, borrow or steal
All you create
All you destroy
All that you do
All that you say
All that you eat
And everyone you meet
All that you slight
And everyone you fight
All that is now
All that is gone
All that's to come
And everything under the sun is in tune
But the sun is eclipsed by the moon

Pink Floyd, "Eclipse" (Dark side of the moon)

1 commentaire:

  1. "laisser mon hémisphère gauche déchiffrer....". J'avais lu "mon éphémère gauche"! Va falloir que je me concentre ou que je consulte!
    Écrit par : calystee | 04 mai 2010
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    Je ne sais pas si c'est ce dont tu parles, il m'est arrivé, parfois de sursauté en voyant que main (ou plutôt cette chose appuyée sur la table) pouvait se mouvoir seule.
    Écrit par : Joss | 04 mai 2010
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    J'ai lu le texte deux ou trois fois, mais je ne suis pas sûr de l'avoir compris... On dirait du Virginia Woolf en plus complexe, j't'jure... ;-) Même Mrs Dalloway nous perd moins dans ces pensées, c'est pour te dire!
    Toutefois, j'aime beaucoup cette idée de fragmentation/défragmentation de soi. C'est inquiétant peut-être, mais nécessaire dans une certaine mesure?
    Écrit par : Samuel | 05 mai 2010
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    Quand j'étais plus jeune, j'aimais bien jouer à ce jeu de se regarder longuement dans le miroir pour se 'défragmenter'. Je ne trouvais pas le petit vertige engendré angoissant, au contraire. Plutôt plaisant.
    Calyste, pas besoin de consulter, tu es en plein dans le sujet ! Tout est éphémère justement, c'est la leçon de Pink Floyd ! :)
    Écrit par : Lancelot | 05 mai 2010
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    ces expériences de discontinuité, je les connais bien... merci de ce billet qui a en tout cas une force poétique très prenante... je suis avec toi
    gros bisous ma tite vache
    Écrit par : Juliette | 07 mai 2010
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    > Calystee : Très intéressant... Continuez... Et j'aimerais que l'on reparle une prochaine fois de cet intéressant lapsus de lecture...
    > Joss : Bel exemple de discontinuité syntaxique ! ;-) Ton histoire de main me fait penser à une histoire (affreuse) racontée dans l'Homme qui prenait sa femme pour un chapeau : un homme, à l'hôpital, ne reconnaissait pas sa propre jambe et croyait que c'était une mauvaise blague des internes. Du coup, il essayait de jeter cette jambe hors du lit... Tu vois un peu comment tu vas finir ! ;-)
    > Samuel : Précisons tout de même aux autres que tu me fais là un clin d'œil par rapport à une précédente conversation sur Virginia Woolf. Chère Virginia...
    Nécessaire ? Au sens de "qui ne peut pas ne pas être" ? Sans doute... ;-)
    > Lancelot : Moi ça m'inquiétait vraiment. Je n'aimerais pas le refaire... Si je devais mettre cela en image, je passerai une musique à l'envers et je ferai disparaître le décor au fin fond d'un couloir sans fin. Pour que ce soit moins angoissant, peut-être que je mettrais quand même des hommes nus.
    > Juliette : Oui, je crois me souvenir que nous avons déjà parlé de cela... Bisous.
    Écrit par : christophe | 09 mai 2010
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    J'ai pris cette habitude, depuis bientôt un an, de ne plus trop vite, après le lever, me regarder dans un miroir. Si bien que je sors de la douche et m'essuie dos à la glace coupable. Quelque chose s'est produit, d'irréversible, qui a accentué le sentiment de méconnaître mon image. Alors je préfère depuis ne pas brusquer les choses, de peur que ça empire à vue d'œil.
    Écrit par : Kab-Aod | 09 mai 2010
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    > Kab-Aod : Je ne peux évidemment saisir qu'imparfaitement l'étendue de ce que tu décris. Mais je l'entraperçois, et je mesure, à ta stratégie, la menace que cela peut représenter.
    Écrit par : christophe | 11 mai 2010

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