mercredi 14 août 2013

Le départ

J'ai quitté la Réserve, presque en catimini parce que la plupart de mes collègues étaient en congés. J'ai rangé mon bureau, j'ai fait des copies de sauvegarde, j'ai détruit pas mal de documents inutilement conservés, j'ai soigneusement préparé différents tas de dossiers à l'intention de ceux qui vont les reprendre – successeur inclus – et en essayant de faire au mieux : quoi que je pense de la Réserve, quelle que soit l'étendue de mon mépris à l'égard du secteur, en dépit des crispations passées et présentes avec la direction, je tenais à laisser les choses aussi nettes que possible. Tout en savourant les délices oniriques d'une météorite s'abattant opportunément sur le site. Il faisait une chaleur étouffante. J'avais branché le ventilateur et j'essayais de faire un courant d'air en ouvrant cette saloperie de fenêtre bloquée (on est prié de se défenestrer chez soi) et la porte de mon bureau. J'étais le seul à l'étage. Je n'éprouvais rien – ni soudaine nostalgie ni hargne. Et il en a été ainsi toute la journée.
Je suis content de partir, même si – sans entrer ici dans le détail des subtilités inhérentes à la gestion des fonctionnaires – je suis susceptible d'y revenir un jour ou l'autre ; même si, d'autre part, je dois encore y aller de temps à autre pour siéger dans les instances.
Je conserve à l'égard de quelques collègues une sympathie toute pudique. Je sais que je resterai en contact étroit avec certaines d'entre eux. Je sais aussi ce que je dois de pire à la Réserve. Les comptes n'ont jamais été soldés, mais cela n'a plus beaucoup d'importance à présent. Ni nostalgie ni hargne.
J'ai fermé la porte de mon bureau. Imbécile heureux, j'ai pris la porte en photo, comme un adieu, pour la poster sur Facebook. J'ai vérifié que tout était bien verrouillé à l'étage – nos chers résidents n'hésitant jamais à piller un établissement qu'ils se vantent par ailleurs de fréquenter : douze téléviseurs volatilisés l'année dernière, en une fois. La lumière était magnifique sur le bois. Ça, je pourrais le regretter, à ceci près que mon nouveau bureau donne sur les Buttes-Chaumont. J'ai attendu le crétin de bus à trois chiffres – les Parisiens savent que trois chiffres, pour un bus, c'est la promesse d'une attente parfois considérable. J'ai souri en me disant que j'étais à une vingtaine de minutes à pied de mon nouveau job. Au volant, il y avait le gros chauffeur mal-aimable, et au fond, la dame que j'aime bien sans jamais lui avoir véritablement parlé, mais parce que je l'ai toujours vue parée d'un sourire bienveillant, son éternel cabas négligemment tenu du bout d'un doigt.
Puis j'ai pris le métro, la 1 puis la 2, les yeux un peu dans le flou, bercé par la musique. Il y avait en face de moi une très belle jeune fille noire, garçonne dont le tee-shirt arborait fièrement le sigle d'un club de boxe. Elle discutait avec un copain très joliment gracieux, féminin, dont je croisais parfois les yeux de gazelle. Il minaudait avec... je ne sais pas... une certaine gentillesse.
À la sortie du métro, j'ai été m'installer au café pour profiter un peu des derniers jours d'été. Le serveur que j'aime bien m'a apporté un allongé en me disant : « Tiens, beau gosse, je te l'ai fait avec amour ». J'ai bu lentement le café en songeant à son innocence, en me demandant négligemment – cette idée accostait ma conscience en douces vagues, de plus en plus faibles : Surmoi, fais ton office ! – ce que cela ferait de mordre la pulpe de ses lèvres. Très vite, l'idée ne fut plus qu'un point minuscule fuyant vers l'aube où elle a rejoint mes souvenirs de la journée écoulée. Ne restait plus que la chaleur qui fondait sur ma peau en perles salées. Ne restaient plus que la chaleur et l'attente sereine de D pour fêter ce départ.

5 commentaires:

  1. La sérénité est le sentiment qui se savoure à la fois le plus profondément et le plus légèrement

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    1. Je la savoure d'autant plus (mieux ?) que la sérénité n'est pas un sentiment très familier.

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    2. Belle formule. En somme, oui, c'est bien ça.

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  2. J'aime bien ce que dit Jérôme juste au-dessus.
    Et même si les gens bien disent que l'envie est un vilain défaut, j'avoue sans honte aucune que ta sérénité du jour me fait envie, très envie...

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    1. :-) j'espère que tu vas bientôt voir le bout de ces pénibles histoires de retraite... La bise !

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