Le
souvenir de M. me revient toujours par inadvertance. Pour avoir évoqué
Barenboïm au déjeuner avec ma tante, pour avoir traversé nuitamment, en
écoutant Haendel (Xerxès), la place de la Bourse où j'avais été
le chercher il y a quelques mois (la dernière fois que je devais le
voir), la cicatrice s'est irritée et je suis rentré chez moi avec un
sentiment de vide infini - de ces vides qui vous font penser (que ce
soit à tort ou à raison n'a guère d'importance) que toutes les choses un
peu heureuses, celles du présent ou celles à venir, s'y précipiteront.
Je suis resté deux ans avec M. Deux
années difficiles parce que nous ne nous voyions qu'une ou deux fois par
semaine, enfermés dans mon minuscule studio de Montrouge. Deux années
de frustration et d'incomplétude parce que son sentiment religieux, sa
culture, un sentiment de honte qu'il ne parvint jamais à dépasser,
compliquaient bien des choses. Nous étions terrés chez moi car si nous
avions dû nous montrer en public ensemble, il aurait eu l'impression que
la terre entière le condamnait. Il ne faisait aucun doute pour lui
qu'une fois rentré en Égypte, il se marierait, aurait des enfants. Et
c'est ainsi effectivement que les choses se sont passées. Et je me
réjouissais pour lui – avec toute la sincérité dont j'étais capable.
Et j'étais heureux, parfois, parce que
je pressentais que dans l'espace congru de notre histoire, traversée de
part en part d'interdits comme les boîtes de magiciens le sont d'épées
effilées, il m'offrait vraiment tout ce dont il était capable – ce qui
ne semblait pas grand-chose à mes amis qui me retrouvaient peinés
souvent ou en proie à un doute qui m'invitait au saccage – ce qui était
tout de même, je crois, beaucoup pour lui.
J'aimais sa peau, qui nous réconciliait,
qui levait mes doutes dès que je le voyais allongé sur mon lit.
J'aimais sa masculinité tranquille.
Parfois il me montrait le plafond blanc
(les cieux) d'un doigt et me disait : « alors pour toi il n'y a rien ?
». Alors je répondais non et j'enfouissais mon visage dans son aine.
Durant les derniers mois de notre
histoire, la religion devint plus menaçante encore. Certains jeux furent
bannis. Le matin, il faisait sa prière, demandait pardon pour les
offenses, bientôt rares, de la nuit. Par pudeur, je m'absentais ou
j'allais me doucher.
Il est reparti au pire moment, entre
deux séances de chimio. La veille de son départ, nous avons été nous
promener au Parc des Buttes-Chaumont. Il voulait faire des photos de
nous. Puis nous sommes allés sur les bords de Seine. J'étais épuisé et
triste. D'une tristesse infinie. Il a serré très fort mes doigts dans sa
main.
Il y a cinq mois de cela, il est revenu pour quelques temps à Paris, le temps d'un stage de musique. Il m'a demandé de l'aider à trouver un appartement suffisamment grand pour qu'il puisse y faire venir sa femme et son petit garçon. J'ai passé quelques coups de fil à des propriétaires craintifs, j'ai tenté de faire jouer les réseaux d'amis. En vain. Je ne l'ai finalement vu qu'une seule fois, je lui ai présenté O., il m'a montré les photos de sa petite famille.
Une fois, au téléphone, lui expliquant
que j'avais eu une angine et que j'étais resté chez moi, il m'a dit que
j'aurais dû l'appeler, pour qu'il "vienne me soigner... ou me faire
l'amour". Il est parti dans un grand rire.
Il a précipité son départ, sans être parvenu, peut-être, à trouver ici ce qu'il cherchait.
Il a précipité son départ, sans être parvenu, peut-être, à trouver ici ce qu'il cherchait.
Les liens sincères que je partage avec
M. se tissent autour de départs et de retours, autour de malentendus, de
mots qui restent dans la gorge, d'émotions qui ne dépassent pas la
pellicule de nos deux peaux. Il est parti cette fois, en se disant sans
doute que je ne l'avais pas suffisamment aidé, pire, que j'étais
peut-être un de ces Européens individualistes et insensibles au sort
d'autrui.
Entre nous, il y a toujours eu la
barrière de la langue : son français est resté mauvais. Tant que les
corps étaient libres, je traçais de mes doigts des signes kabbalistiques
que son corps comprenait. Mais jamais je n'ai pu lui dire le vide.
A M., que j'ai aimé sincèrement.
Commentaires
C'est un très beau texte, qui donne une beauté particulière à une histoire qui sans toi n'aurait pas eu cet éclat.
Je t'admire, tu sais. Sincèrement.
Je t'admire, tu sais. Sincèrement.
Écrit par : Lancelot | 29 septembre 2008
"A M., que j'ai aimé"... Les phrases les plus simples
sont parfois les plus mélodieuses ; ce garçon porte l'initiale de
l'amour...
Toujours ces lieux qui rappellent l'absence de l'autre, ces endroits où les moments heureux se transforment en souvenirs douloureux... On dit que le temps fera le reste, mais le temps ne cicatrise jamais complètement tout.
J'espère que tu retrouves le moral, Christophe, et que tu vas vite chasser cette mélancolie...
Ce texte est très beau, vraiment. J'aime cette phrase : "Tant que les corps étaient libres, je traçais de mes doigts des signes kabbalistiques que son corps comprenait. Mais jamais je n'ai pu lui dire le vide." Je ne saurais dire pourquoi. Je vais employer le mot devenu à la mode : c'est poétique. Oui, bien sûr, ça veut tout dire et rien dire "poétique", mais l'émotion, l'image sont belles, tout simplement.
Merci de nous avoir fait partager ce texte et ce moment de ta vie.
Bien à toi.
Toujours ces lieux qui rappellent l'absence de l'autre, ces endroits où les moments heureux se transforment en souvenirs douloureux... On dit que le temps fera le reste, mais le temps ne cicatrise jamais complètement tout.
J'espère que tu retrouves le moral, Christophe, et que tu vas vite chasser cette mélancolie...
Ce texte est très beau, vraiment. J'aime cette phrase : "Tant que les corps étaient libres, je traçais de mes doigts des signes kabbalistiques que son corps comprenait. Mais jamais je n'ai pu lui dire le vide." Je ne saurais dire pourquoi. Je vais employer le mot devenu à la mode : c'est poétique. Oui, bien sûr, ça veut tout dire et rien dire "poétique", mais l'émotion, l'image sont belles, tout simplement.
Merci de nous avoir fait partager ce texte et ce moment de ta vie.
Bien à toi.
Écrit par : Andesmas | 30 septembre 2008
moi aussi, j'aime beaucoup ce texte et cette façon que tu as d'évoquer cette relation.
Écrit par : joss | 30 septembre 2008
kikou toi!!
eh bien, juste un commentaire pour dire que je me joins aux autres...très beau texte.
eh bien, juste un commentaire pour dire que je me joins aux autres...très beau texte.
Écrit par : Fayçal | 03 octobre 2008
> vous 4 : quel lectorat de rêve ! ;-)
> Andesmas : je ne suis pas vraiment triste. Je crois qu'il s'agit d'une sorte de nostalgie ou de résignation : ainsi filent le temps, les êtres et les choses. Je viens de relire ce texte (et là je m'adresse aussi à Lancelot) : je me rends compte que je n'ai pas assez évoqué la grande gentillesse de M., sa tendresse - bien réelles. Par ailleurs tu as raison, le temps ne cicatrise pas grand'chose.
> Joss : merci mon grand.
> Fayçal : dis donc trésor, comment se fait-il que je n'ai toujours pas reçu mon sac de pâtisseries ? ;-)
> Andesmas : je ne suis pas vraiment triste. Je crois qu'il s'agit d'une sorte de nostalgie ou de résignation : ainsi filent le temps, les êtres et les choses. Je viens de relire ce texte (et là je m'adresse aussi à Lancelot) : je me rends compte que je n'ai pas assez évoqué la grande gentillesse de M., sa tendresse - bien réelles. Par ailleurs tu as raison, le temps ne cicatrise pas grand'chose.
> Joss : merci mon grand.
> Fayçal : dis donc trésor, comment se fait-il que je n'ai toujours pas reçu mon sac de pâtisseries ? ;-)
Écrit par : christophe | 04 octobre 2008
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