samedi 14 mars 2009

D'un vieux monsieur

Une pause-café dans le bas de la rue de Belleville où se croisent à la terrasse lecteurs de Libé et de Paris Boum Boum. Plus tôt dans la matinée, j'étais à Télégraphe pour le boulot, à l'heure du marché. Les vieux Algériens fumaient à la terrasse du café : les méfaits du tabac n'ont pas encore éveillé la méfiance ou la peur chez les vieux travailleurs du nord et de l'est parisien. « L'aîné travaille depuis un mois et demi », lance l'un d'eux à un copain qui passe.
Je n'ai pas pu m'empêcher d'aller voir le petit jardin de l'immeuble où vivait Jean-Philippe et dans lequel il faisait des barbecues dès le mois de mars. Rien n'a vraiment changé et je n'aurais pas été étonné de le voir sortir, les cheveux en bataille, le tee-shirt découvrant le ventre, crachant ses poumons, son mug de café à la main, Libé sous le bras.
Et puis j'ai eu envie de marcher avant de rentrer. Passer par la Place des fêtes. En me disant qu'il serait bon d'avoir plus de temps, pouvoir flâner comme ça davantage, observer les gens, écrire des livres. Me rendre poreux aux visages, aux conversations qui me parviennent déformées, étranges.
Le temps est le seul luxe que je réclame. Le bel appartement, l'espace de la chambre d'ami, le jardin, les beaux objets d'art ou la distinction d'un décor aventureux et moderne - rien de tout cela ne me manque vraiment. Je réclame juste du temps.
Du temps et du sens.

Je regarde les gens passer. Certains ont l'air soucieux, tout comme moi. Des rêveurs peut-être, avec lesquels le monde n'est pas tendre, monde qui se prive de la beauté d'une phrase, d'un dessin, d'un discours ou d'un geste, autant d'élans de l'humain - le désir d'élaborer le monde, quelque part entre le dedans et le dehors, entre l'autre et soi, pour que les regards se posent conjointement, dans un temps enfin suspendu, sur cet espace fragile et instable d'où émergent le monde et le beau.
Mais cet espace de la fantaisie et de l'incertain inquiète. Mais nos dirigeants, dans leur infinie sagesse, croient que cet espace n'est qu'un flottement inutile entre les rouages dont ils sont les fiers ingénieurs. Alors ils serrent les boulons et les vis. Être plus efficace, dans l'illusion d'une forme d'élégance bureaucratique, économique.

...

Un vieux monsieur m'a demandé si je pouvais recopier au propre la lettre que lui a rédigée l'assistance sociale, ce afin qu'il puisse obtenir la carte Émeraude. Cette carte lui a été refusée parce qu'il n'était pas en mesure d'apporter tous les justificatifs. Oui, on en est bien là. Il s'appelle Mohamed, il a soixante-six ans et est invalide à 80 %. Quand il fait beau, il dort dehors pour économiser sur sa retraite : 560 euros par mois. Sinon, il dort à l'hôtel. Le moins cher du quartier (vingt euros la nuit) a été fermé par la Préfecture. Depuis cinq ans, il vivote : quand il fait beau et qu'il est dehors, les gardiens du parc le laissent laver ses vêtements dans la fontaine. « Quand je suis arrivé, en 1972, la France, c'était le paradis. Je n'ai jamais rien fait de mal. Je n'ai jamais eu une amende. » Son père est mort d'une balle perdue pendant la révolution algérienne.
Il n'aime pas les foyers : on lui a volé son argent, ses chaussures, ses béquilles (il s'est fait renverser par une voiture).
Ses enfants vivent en province, ne s'intéressent guère à lui. « Mais la solidarité est encore très forte dans la culture musulmane ? ». Ma question est naïve. Tout cela a disparu. Son frère, en Algérie, lui a dit : « Tu as voulu aller en France, maintenant tu te démerdes. »
On parle de la marche du monde, des guerres du pétrole.
Il me dit qu'il ne manque pas de courage, qu'il ne baisse pas les bras, à moi qui suis désemparé déjà, avec un travail et un toit. Il me dit que son assistante sociale est très gentille - elle lui a donné son numéro de portable pour qu'il la joigne plus facilement. Il me remercie, il veut m'offrir un café, il attire sur moi toutes les bénédictions de Dieu.
J'ai envie de m'asseoir dans un coin et de pleurer. Je voudrais trouver la force du combat. Il me demande si je trouve normal ce qui lui arrive. Il a travaillé toute sa vie.
Combien sont-ils ceux qui gagnent en un mois ce qu'il touche en un an ?

« Saisissons ici des pensées simples, des pensées immédiates, essentielles et comme primaires qu'on ne saurait trop répéter, de la façon que les maîtres d'école font les quatre règles et l'accord des participes. Ces pensées communes disent qu'il n'y a point Homo faber, Homo artifex et Homo sapiens, Homo economicus et Homo politicus, Homo nooumenon et Homo phenomenon, mais tous ces hommes particuliers qui naissent, qui ont certaines vies, qui engendrent, qui meurent, le manœuvre qui gagne vingt-cinq francs par jour et le politique qui habite villa Saïd, la fille qui va au cours Villiers et celle qui couche cité Jeanne d'Arc dans la même pièce que ses parents et que ses frères, le militant révolutionnaire et l'inspecteur de la Police judiciaire. Il y a d'une part la philosophie idéaliste qui énonce des vérités sur l'homme et d'autre part la carte de la répartition de la tuberculose dans Paris qui dit comment les hommes meurent. »
Paul Nizan, Les Chiens de garde, Paris : Rieder, 1932.

1 commentaire:

  1. Citer Nizan à bon escient fait ici plaisir à lire.

    Il nous manque des intellectuels de cette trempe.
    Écrit par : Dominique Hasselmann | 14 mars 2009
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    Bonjour

    C'est le blog de Matoo qui m'amène sur ton post, et en le lisant, je me suis demandé si le Jean-Philippe dont tu évoques le souvenir n'est pas Jean-Philippe R*, que j'ai connu. Très peu d'indices dans ton évocation, mais une intuition - peut-être juste peut-être fausse, une chance sur quelques dizaines de milliers - qu'il s'agisse de lui.

    Bien à toi,

    Bruno.
    Écrit par : Bruno | 19 mars 2009
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    > Bruno : bonsoir. Oui, il s'agit bien de ce Jean-Philippe-là (je me suis permis d'amputer son nom dans ton commentaire). Et quelque chose me dit que tu es médecin... Me trompé-je ? Bien à toi également.
    > Dominique Hasselmann : je suis bien d'accord... La grande force de Nizan était, je crois, d'être prêt à saccager tout du champ intellectuel depuis lequel il écrivait...
    Écrit par : christophe | 19 mars 2009

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