samedi 31 juillet 2010

La fuite

La silhouette chenue du maire se détacha soudain de la brume de chaleur qui montait, au loin, de la petite colline pelée. La mère Agonard, les poings sur les hanches comme à l’accoutumée, sa robe noire sans âge qui moulait une taille chaque jour un peu plus épaissie, plissait les yeux pour mieux le distinguer. Le vieux arrivait d’un pas décidé mais hasardeux : on le devinait butter sur de petits cailloux qui l’auraient emporté cul par-dessus tête s’il s’était avisé de se pencher pour en un ramasser un, et son bras se serait sans doute dévissé s’il lui avait pris l’envie d’en lancer un de rage. « Sacré vieux », pensa-t-elle, et elle interpella du menton un voisin qui passait la tête à la fenêtre – quelle tronche avaient ce matin ses pétunias ? La même qu’hier : ils avaient l’air de vouloir se tirer
- Bah, c’est pas... ?
- Oui, c’est lui.
- Bah, qu’est-ce qu’il a fait de son âne ?
Ils regardèrent tous les deux le vieux qui approchait lentement en faisant de grands signes.
- Il apporte une mauvaise nouvelle comme c’est là.
La mère Agonard reprit son balai et l’utilisa avec une frénésie qui faisait son charme. Mais le voisin rentra tout de même la tête et ferma la fenêtre : avec un peu de chance, ça suffirait pour s’épargner des ennuis.
Le maire arriva enfin dans le village, gesticulant toujours, et marmonnant. C’est sûr, s’il chevrotait moins, ça ferait longtemps qu’on aurait compris ce qu’il disait. Est-ce que ça avait à voir avec les grondements qu’on entendait, depuis quelques jours, au loin, vers la côte là-bas ? Il entra directement dans l’église, interpela le curé qui somnolait dans sa sacristie, victime de la chaleur et de réflexions par trop intenses sur le sens de la vie. Ils échangèrent quelques chuchotements et le curé fila – si tant est qu’un vieillard cacochyme puisse filer – dans le clocher en montant les marches une à une : ce n’était pas une si mauvaise moyenne.
Et on entendit la cloche sonner. La mère Agonard regarda sa montre. C’était l’heure des emmerdements. Quelques instants après, tout ce que le village comptait d’habitants – une grosse poignée – patientait dans la rue principale, celle pour laquelle monsieur le maire avait obtenu, à l’issue d’un déjeuner arrosé avec un potentat cantonal, le goudronnage réglementaire. Le maire et son acolyte finirent par arriver bras dessus bras dessous, rouges, essoufflés et en proie à une vive agitation. On hissa le maire sur un banc qui en avait vu d’autres et sur lequel il prit un moment pour reprendre son souffle, le poing serré sur le cœur, les yeux gravement posés sur ses chaussures comme si le discours était écrit dessus. Il avait de petits pieds, aussi ça ne dura pas des heures : « Faut évacuer le village ! »
Sans même poser de question – on aurait tout le temps de causer sur la route – la foule s’éparpilla comme une nuée de moineaux. Faut dire qu’avec son costume rapiécé, plusieurs fois retourné et poussiéreux, le maire avait tout d’un épouvantail.
Dans les petites maisons, ça s’agitait, ça braillait après les gosses toujours dans vos pattes. On empaquetait, on sortait les bas de laine, on mettait dans un sac de toile tout ce qu’on avait à manger. Puis on chargea les carrioles et ce qui, de façon plus générale, était en état de rouler – y compris les brouettes – ou même simplement d’avancer.
Deux heures plus tard, la poussière retombait enfin sur la route goudronnée et dans les jardins livrés à la voracité des oiseaux et des rongeurs.
Au loin, et déjà sur la colline, on vit passer le cortège qui s’éloignait encore davantage de la côte. En tête, il y avait la mère Agonard qui tirait la langue et, un peu bravache, sa brouette chargée d’un invraisemblable monticule d’où dépassait son balai. Derrière elle, son voisin et  ses gosses marchaient à côté de la charrette que tirait madame. On pouvait voir se dandiner dans leur pot, au gré des cahots, les pétunias qui allaient sans doute finir en salade. Derrière eux encore, une autre famille, la belle-mère trônant sur une chaise sanglée. On aurait dit Hannibal revenu des conquêtes.
Tous les habitants quittèrent ainsi le village, puis le canton, puis la région, en file indienne. Fermant la marche, montés sur le même canasson, le maire et le curé s’engueulaient encore, cette fois à propos d’un petit crucifix qui soi-disant rentrait dans les cotes du maire.

1 commentaire:



  1. " On hissa le maire sur un banc". Sais-tu, idiot que je suis, à quoi cela m'a fait penser? Au chef du petit village d'Astérix, dont j'ai oublié le nom. Pardonne-moi!
    Mais plus sérieusement, pourquoi cette évacuation? Le diras-tu un jour? Je crois, moi, que ton texte est plus beau sans explication.

    Écrit par : calystee | 01 août 2010
    Répondre à ce commentaire

    > Calystee : Je voulais faire une scène assez burlesque, d'où, entre autres, le maire hissé sur un banc. C'est peut-être pour ça que tu as pensé à... Abraracourcix. Tu as raison, il n'y aura pas d'explication, non pour que le texte reste beau (!), mais bien parce que j'aime écrire des instantanés qui se font parfois écho. A peine plus.

    Écrit par : christophe | 02 août 2010
    Répondre à ce commentaire

    Ca rappelle aussi le vieux cinéma italien des années 50, et la musique en toile de fond y contribue...

    "Derrière eux encore, une autre famille, la belle-mère trônant sur une chaise sanglée. On aurait dit Hannibal revenu des conquêtes."
    J'adore. j'adore.

    Écrit par : Lancelot | 12 août 2010
    Répondre à ce commentaire

    > Lancelot : Oui, la référence au cinéma italien, c'est fait exprès (mais j'ai aussi pensé à une parodie de French and Saunder : http://www.youtube.com/watch?v=tA1cKQCPPfk&feature=related). Quant à la musique, figure-toi qu'il s'agit du générique d'un film... coréen.

    Écrit par : christophe | 14 août 2010
    Répondre à ce commentaire

    lol pour abraracourcix. merci de me faire sourire.
    christophe merci pour le lien. je ne l'avais pas ton blog sur mon iphone depuis mon centre médical en creuse. bisous à tous.

    Écrit par : Juliette | 18 août 2010
    Répondre à ce commentaire

    > Juliette : Voilà qui est fait ;-). Bisous.

    Écrit par : christophe | 19 août 2010

    RépondreSupprimer