Je ne crois pas avoir d’ennemis –
contrairement à ce que peut suggérer le contenu manifeste d’un rêve fait il y a
quelques jours et qui se terminait par une exécution en règle (une balle dans
la tête, la mienne).
Mais si je me pose tout de même
la question de l’ennemi, c’est alors immédiatement le souvenir d’Alexis D., un
petit garçon de mon école primaire, qui me revient en mémoire, et ce, alors
même que les raisons de notre animosité réciproque sont perdues de longue date.
Peut-être s’agissait-il d’une incompatibilité chimique ou d’un principe
primaire de quotas : il fallait bien se trouver dans la classe au moins un
ennemi, histoire d’avoir un exutoire dans cette microsociété catholique qui
nous parlait d’amour et d’amitié comme des seuls sentiments véritablement
autorisés. Alexis reste celui avec
lequel je me suis battu : nous étions en rang deux par deux à l’entrée de
la classe et il était derrière moi. Un mot, un seul, oublié depuis, a provoqué
ma rage. Mais au fond, cela ne pouvait pas ne pas arriver : il était mon ennemi
et j’étais le sien, et nous nourrissions l’un pour l’autre une haine des plus
outrées, des plus romanesques, des plus archaïques également, et il aurait tout
aussi bien pu être question de duels, de dague, de poison, de complot… Pour
autant que je m’en souvienne, cette détestation n’était aucunement exempte d’hypocrisie,
car il y avait des trêves, le temps pour chacun de compter ses alliés et de se
donner les moyens de quelque ultime vérification – est-il vraiment
détestable ? Oui, il l’est –, le temps de pactes de non-agression. Nous
allions alors chez l’un l’autre pour les anniversaires, et je me souviens d’une
sortie avec mon ami Bertrand et lui sur les bords de Seine. C’est d’ailleurs à
l’occasion d’un de mes anniversaires qu’il est tombé dans le bassin aux
poissons rouges. Sa mère, hystérique, l’avait extirpé de l’eau pour lui coller
une baffe magistrale que j’avais pris soin d’immédiatement graver dans ma
mémoire – pour sûr, les beaux vêtements étaient mal en point, de même que
sa dignité, et c’est en slip qu’il était reparti, le bras sur le point d’être
arraché par sa mère qui le traînait en vociférant. Je ne sais pas ce qu’il est
devenu : il fait partie de ces camarades qui ont disparu sitôt que la
cloche a sonné sur la dernière journée de CM2. Mais, plus de dix ans après,
allongé sur mon lit avec Caroline P., et alors que nous feuilletions un album
de mes photos de classe, elle s’écria, le désignant : « Ah, mais je
le connais, lui, c’est Alexis ! Il venait souvent à la maison du temps où son
père et le mien étaient amis. »
Après être resté quelques minutes
éveillé, le temps de m’assurer que se dissipe complètement le réflexe d’un
retour immédiat au cauchemar, je me suis donc rendormi, mais pour immédiatement
plonger dans un autre rêve désagréable, impliquant justement Caroline – perdue
de vue depuis des années. Elle avait organisé une grande fête dans la maison
seine-et-marnaise de ses parents, une fête gigantesque qui essaimait de maison
en maison, pour bientôt s’étendre à toute la rue. Je déambulais donc dans le
quartier, de plus en plus éméché, à la vague recherche de ces gens que j’avais
pu connaître autrefois… Mais, au lieu du plaisir ou de la gêne des
retrouvailles, de la curiosité des routes parcourues, j’éprouvais, à mesure que
je m’éloignais de la maison, une sorte de tension qui allait crescendo, et je
me sentais de plus en plus menacé par un ennemi insaisissable et invisible,
échauffé par l’alcool.
Quelques mois après notre rupture,
la fin d’une relation plus que vacillante, de ces relations soigneusement bâties
sur des fondations en sable, Caroline avait rencontrée K., un paranoïaque
qu’elle m’avait présenté à l’occasion d’une grande fête que G. avait organisée.
Je m’étais montré aimable, mais avait commis quelques maladresses – je n’étais
pas supposé connaître l’appartement de Caroline –, à tel point qu’il avait déclaré,
sitôt rentré, qu’il avait tout compris : je ne sortais pas avec G. Il ne s’agissait
que d’une couverture : en réalité, je n’étais pas même pédé et je me « tapais »
Caroline (« Pauvre G., lui avait-il dit, qui ne se rend compte de
rien ! ») pendant que lui passait du temps en prison, séjours
renouvelés du fait de ses activités professionnelles à haut risque de vendeur
de (très mauvaise) héro. Il m’avait donc obligeamment prévenu qu’il allait venir
me péter les genoux à la sortie du boulot, histoire de m’apprendre la vie et de
me faire passer l’envie de coucher avec « sa femme », menace que je
prenais suffisamment au sérieux pour « grave flipper ma race », car
il semblait m’avoir identifié comme le grand Autre persécuteur. Ainsi devenais-je,
malgré moi, l’ennemi unilatéral de quelqu’un, expérience tout à fait
dérangeante.
Le mot « ennemi »
recouvre une très grande variété de situations, au gré des adjectifs qui lui
sont accolés : personnel, héréditaire, intérieur, intime… On pense en tout
premier lieu à l’ennemi de l’extérieur (l’autre quartier, l’autre couleur,
l’autre pays), collectivement désigné, par les autorités le plus souvent, sur
la base de haines historiques et rances, lesquelles sont d’ailleurs soigneusement
entretenues par des invitations plus ou moins appuyées à la vendetta ou à l’exercice
de la loi du talion, mais aussi, à l’occasion sur la base d’une haine opportune
et à l’arbitraire si ironiquement souligné par Orwell dans 1984 : les ennemis d’hier peuvent alors devenir des alliés – et
vice-versa –, ruptures diplomatiques s’accompagnant de véritables
dépolarisations.
Et comme chacun le sait : pendant qu’on déteste le voisin, on ne se déteste pas entre soi. Le psychologue Milgram s’était ainsi « amusé », à l’occasion d’un camp d’été, à dresser l’un contre l’autre deux groupes d’enfants, puis il les avait rabibochés à la fin du séjour en leur imposant une tâche qui ne pouvait être menée à bien qu’avec la participation et la coordination des deux groupes.
Et comme chacun le sait : pendant qu’on déteste le voisin, on ne se déteste pas entre soi. Le psychologue Milgram s’était ainsi « amusé », à l’occasion d’un camp d’été, à dresser l’un contre l’autre deux groupes d’enfants, puis il les avait rabibochés à la fin du séjour en leur imposant une tâche qui ne pouvait être menée à bien qu’avec la participation et la coordination des deux groupes.
En grandissant, je crois que
s’égare largement l’idée de l’ennemi personnel (recruté parmi les camarades de
classe ou non) : on a quelques amis, beaucoup de personnes nous sont
parfaitement indifférentes et quelques-unes franchement antipathiques. Mal
luné, on souhaite parfois à ces dernières l’enfer sur terre, mais on peinerait
à les qualifier d’ennemis, avec toute cette charge un peu mélodramatique parce
que disproportionnée. En général « sombre connard » suffit. Et j’ai l’impression
que c’est tout en mesurant la douce immaturité qu’il y aurait à se cultiver des
ennemis.
Qui a des ennemis ? Pour partie, les bas de plafond, dont la vie
intérieure est si terriblement réduite qu’ils sont contraints d’être dans la
réaction primaire, renonçant même parfois à leurs propres élaborations
émotionnelles au profit de celles qu’ils ont cueillies hasardeusement dans les
feuilletons. Dans les bus, elles sont innombrables les Kevina des deux sexes
qui braillent dans leur téléphone portable et évoquent en long, en large et en
travers, leurs ennemies, souvent désignées par « c’te
pute/bouffonne » auxquelles elles souhaitent les pires déboires,
ourdissant pendant des heures les pièges terribles de leurs vengeances
auxquelles devront par ailleurs participer copains, frères, ex’, tous la proie
de trois mythes : rien ne vaut la transparence des attitudes et des
conversations ; la vérité est une et indivisible ; et les relations
humaines sont factorisables (au sens mathématique du terme) : les amis de
mes amis sont… les ennemis de mes amis sont…
Mais quel adulte peut prétendre sans rire avoir des ennemis ? « Avait-il
des ennemis ? », demande le commissaire à la veuve… Par principe
même, le caïd – chez lequel on retrouve par ailleurs souvent des traits de
personnalité paranoïaques ou hystériques – a des ennemis. Par jeu, par ennui,
par sentiment d’importance : il faut être important pour avoir des ennemis. Le paranoïaque a un ennemi (parfois décliné en plusieurs),
ceux qui se font tirer les cartes ont des ennemis (la dame de pique, perfide et
envieuse, toujours collègue ou belle-sœur), ceux qui se gonflent d’une
importance qu’on est suffisamment con pour leur accorder ont des ennemis. Plus
on se hisse sur les cimes du pouvoir, plus le nombre d’ennemis se multiplie,
parce que les enjeux deviennent de plus en plus importants, parce qu’on ne peut
se hisser seul et qu’il faut se trouver des alliés, et, enfin, parce qu’on se
hisse contre les autres. Et lorsque
celui qui est tout en haut de la pyramide est lui-même paranoïaque, le pire est
à craindre, car il imposera immanquablement à la nation tout entière l’idée d’un
ennemi intérieur. Cet ennemi-là est insaisissable, mais il faut le saisir tout
de même. De là les larges coupes que ce combat requiert, car mieux vaut élaguer
large, l’ennemi pouvant se dissimuler derrière n’importe quelle figure de la
familiarité : le père, l’épouse, l’enfant des voisins, l’ami révolutionnaire…
Les régimes totalitaires se sont fait les tristes champions de cette quête
fantasmatique d’une élimination des ennemis de l’intérieur, identifiés selon
des critères si instables, si opaques, qu’ils autorisent là encore toutes les
volte-face. Dans Ninotchka, il y a ce
dialogue fameux :
– Quelles sont les nouvelles de
Moscou ?
– Bonnes, excellentes : les
derniers procès ont été une vraie réussite : il y aura moins de Russes,
mais ils seront meilleurs !
Tu vois, je t'ai retrouvé, tu n'étais pas bien loin et je m'en réjouis. Autant que de l'histoire de ces Octave et Marc-Antoine enfants! Me permets-tu de t'accompagner dans ton errance?
RépondreSupprimer> Calyste : Mais évidemment...
RépondreSupprimerQuel plaisir... quel plaisir !
RépondreSupprimerAmicalement.
Al.
> Al West : Merci, cher Al !
RépondreSupprimer