dimanche 11 décembre 2011

Les Pénates



Je ne rêve jamais de la maison de mon enfance – formulation peut-être trop définitive qui signifie seulement que je ne m’en souviens jamais au réveil –, alors que je rêve encore fréquemment du studio que j’ai occupé autrefois à Montrouge, dans lequel j’avais emménagé en urgence, encore un peu dévasté par l’échec de ma première relation amoureuse et quelques autres déconvenues d’importance qui en auguraient d’autres… studio que j’ai quitté sans regret, croyant de surcroît, naïvement, pouvoir y laisser quelques vieilles peaux. J’y avais été amoureux, j’y avais pleuré sur mon sort parfois, en fumant des milliards de cigarettes sur le balcon, une bière ou un thé à la main, regardant partir l’amant, ou guettant son arrivée, rêvassant aussi, à l’occasion devant les silhouettes masculines qui passaient derrière les fenêtres de l’hôtel en face.
C’était un quartier un peu sinistre, un de ces quartiers comme on en trouve en périphérie, qui porte les stigmates d’un aménagement urbain élaboré à la va-vite, le plus souvent motivé par le seul appât immédiat de l’argent : j’ai vu s’écrouler quantité d’immeubles derrière ces immondes palissades vertes. Disparu le bar PMU tenu par un couple à la Cabu où j’ai écrit une grosse partie de mes mémoires de maîtrise et de DEA pendant que le linge tournait au Lavomatic, ce Lavomatic où parfois une clocharde venait, le temps du séchage, se poster à côté de moi pour lire mon livre. Disparue peut-être la pizzeria tenue par un vieux monsieur Égyptien chez lequel j’ai commencé l’écriture de ma thèse. Je ne suis pas certain qu’il me reconnaîtrait si j’y retournais, mais j’aimerais savoir qu’il va bien et que rien n’a altéré son regard si plein de gentillesse discrète. Retourner également chez l’épicier dont j’ai vu grandir les fils, bientôt fiers de leurs affreuses petites moustaches d’adolescents, l’épicier qui se mit à me dire au revoir la main sur le cœur quand il remarqua mon amaigrissement et mes sourcils devenus rares. Retourner, enfin, au Louisiane où j’ai abondamment écrit, tout en matant les fesses du patron, si joliment rebondies dans son pantalon, ce bar où chantonnait, dans une langue inconnue qui disait peut-être l’exil ou le corps des femmes, un monsieur noir, sans âge, qui échangeait quelques verres contre le lavage des vitres. En repensant à toutes ces figures de ma familiarité, j’éprouve une forme de tendresse inchangée, celle de la nostalgie qui est chez moi un réflexe indépassable, mais je peine à considérer cet appartement comme le lieu de mes pénates passés. Je ne crois pas y avoir apporté quelque dieu du foyer : jamais je n’ai éprouvé le moindre réconfortant soulagement en poussant la porte. Et pourtant, il s’agit du lieu habité qui revient, encore aujourd’hui, le plus souvent dans mes rêves. Mais certains indices m’autorisent à penser qu’il s’agit d’une sorte de foyer-écran…
Les Pénates désignaient chez les Romains, dans la continuité culturelle des Étrusques (je parle évidemment sous le contrôle de Calystee…), les dieux protecteurs du feu et du garde-manger, ceux que la lignée s’était choisie, et que l’on emportait avec soi en cas de départ. Je ne sais pas quels dieux s’étaient choisis mes ancêtres, ni à quels saints ils se vouaient, mais, dans la maison de mon enfance, je les célébrais à ma façon en rêvant de voir brûler un feu continuel dans la cheminée. L’hiver, je pouvais rester planté là des heures, quittant la lecture ou la télévision, pour voir s’effilocher les bûches en flammèches, guetter le craquement du bois – « un ver vient d’éclater », disait mon père. J’aimais ce feu qui annonçait la famille réunie : le froid du dehors, qui n’était qu’hostilité sans la neige, précipitait le dimanche les uns et les autres auprès de lui. Mais, j’en ai conscience, il s’agit là d’images d’Épinal propres à l’hiver de l’enfance, la cheminée comme un de ces petits lieux symboliques qui fixent les souvenirs. 
Le cœur véritable de la maison, de l’intérieur de la maison, le croisement de ses forces, a toujours été pour moi la petite chambre bleue de l’étage destinée aux invités. Son style ancien, voire vieillot à cause de tous ces meubles qui dévalaient de l’arbre généalogique, les objets anciens qui composaient – peut-être un peu artificiellement, mais je n’en avais nullement conscience à l’époque – le décor, tout cela impressionnait mon imagination, et je me demandais parfois, comme halluciné, si cette pièce ou la force brute, presque archaïque qu’elle dégageait, n’étaient pas antérieures à la maison elle-même. Par ailleurs, et j’en étais intimement convaincu, elle était en connivence avec d’autres lieux des environs, tissait avec eux un maillage serré. Le puits, tout d’abord, qui réunissait en un même lieu du jardin toutes les bienveillances et tous les dangers du monde… les dangers surtout : quand on se penchait un peu dangereusement, on voyait flotter à la surface de son eau glauque toutes les histoires d’enfants noyés ailleurs, dans d’autres familles, dans d’autres villages. 
Au-delà du jardin, je crois l’avoir déjà dit, il y avait la rivière, source elle aussi d’histoires terribles et édifiantes supposées écarter de moi la menace et restreindre mes audaces, et qui ne faisaient que nourrir ma fascination et mon attention rêveuse : surveiller aussi bien l’apparition des ondines que les longs cheveux noirs des femmes noyées qui descendaient le courant. Bachelard, le saint patron de ce texte, disait que l’on ne guérissait pas des rêveries au bord des eaux stagnantes… sans doute le cours de cette rivière n’était-il pas assez tumultueux pour emporter avec lui les petites peines, les petites vexations que je venais abandonner comme des offrandes.
J’en suis certain, ces lieux (la chambre bleue, le puits, l’embarcadère où je m’installais pour contempler la rivière et où l’on m’avait retrouvé endormi, enfant) constituent des sortes de points de contact, d’une certaine manière, entre l’intérieur et l’extérieur – Gilbert Simondon parlerait peut-être de réticulations entre nos métastructures psychiques et ces lieux de forte charge symbolique. De ce point de vue, certaines pièces de la maison ont pu ainsi finir par se charger négativement – au sens électrique du terme. Ainsi la chambre de mon enfance, devenue le bureau de mon père lorsque j’ai migré dans celle que ma sœur abandonnait, a fini par incarner l’espace protecteur sur le point de céder aux attaques extérieures, l’espace du cauchemar récurrent : la menace d’une agression, d’une profanation opérée par des hommes qui venaient du dehors. Un visage menaçant se figeait derrière la fenêtre, un autre attaquant à la hache la porte fermée à clé, moi recroquevillé sous le bureau en bois de mon père, un rêve dont les motifs ont pu me faire croire un temps à la réminiscence d’une agression refoulée. Plus vraisemblablement, il s’agissait de l’élaboration d’une autre menace, bien réelle celle-là : la destruction de la maison non pas dans ses pierres, mais dans son ordre, ce qui finit par arriver lorsque mon père et moi dûmes attaquer à la hache la porte qui menait à la chambre bleue – le sanctuaire de mon imaginaire – pour y retrouver un membre de la famille recroquevillé comme un animal, et en larmes, sous le lit.
Cette maison avait été celle d’une enfance peut-être trop secrète pour être véritablement insouciante – mais elle avait été heureuse tout de même, parce qu’elle avait accueilli tous les possibles de l’aventure : les promenades en barque dans le jardin inondé avec mes cousins, la cave effrayante peuplée de ces insectes qui n’aspirent qu’à vous dévorer, le grenier où s’entassaient, étranges, les reliquats de vies d’avant.
À l’adolescence, elle a pu à peine me protéger – mais sans doute rien ne peut protéger contre l’implosion, l’effondrement sur eux-mêmes de petits compartiments de votre personnalité.
Avec le départ définitif de mon père, je n’ai pu qu’admettre que, bien davantage que je ne l’aurais imaginé et en dépit de ses absences de toujours répétées, il avait contribué à la force structurante de la maison. Sans lui, le noyau redevint fissible, soit que mon père ait emporté les Pénates dans sa fuite, soit que ma mère les ait chassés : dans ses accès de rage, elle maudissait la généalogie qui m’avait donné mon nom et tout ce qui allait avec. Les Lares eux-mêmes, qu’elle ne nommait pas, dont elle ignorait peut-être même l’existence, étaient tacitement honnis : elle rêvait à la destruction de ce puits, elle haïssait la rivière… Cette maison lui devint peu à peu intolérable et un beau jour, elle nous annonça qu’elle la vendait aux voisins. Je me suis longtemps cru autorisé à lui en vouloir. Et pourtant, avec sincérité, avec le temps, je me rends compte que cette maison n’était plus la nôtre, que si nous avions dû la conserver, elle serait devenue une de ces maisons telles que décrites par François Vigouroux (L’Âme des maisons), le sépulcre d’inconscients familiaux erratiques qui finissent par avoir votre peau et qui en d’autres temps sont dites hantées ou maudites.
Reste que si j’ai abandonné les Pénates à mon père, avec notre nom de famille et mes gènes, au prix, peut-être de ne me sentir chez moi véritablement nulle part, je regrette quelques-unes de ces petites divinités qui peuplaient la maison de mon enfance. Mais on le sait : on n’emporte pas avec soi les Lares qui restent attachés aux lieux. J’espère qu’ils ont pu trouver des enfants aussi seuls et attentifs aux oreilles desquels murmurer leurs contes immémoriaux.

Commentaires d'origine

Voilà un joli texte qui sent le feu de bois et le plancher ciré. On peut tous y retrouver quelque chose de nos propres souvenirs.
Écrit par : Jay | 12 décembre 2011
> Jay : Oui, je crois que d'autres peuvent s'y retrouver (le plancher ciré dans ton cas ?). Peut-être voulais-je aussi évoquer les archétypes...
Écrit par : christophe | 12 décembre 2011
 ce matin mon réveil a interrompu un rêve au cours duquel - suite à une inondation inexpliquée - je suis venu me réfugier dans la maison de mes parents. Dès les premiers instants d'éveil j'ai pensé à ton billet avec cette évidence : cette maison reste quelque part en moi le théâtre des choses qui perdurent et qui rassurent.
Et pourtant, factuellement, il n'y a pas grand-chose qui n'y ait pas changé.
(j'aime beaucoup la musique que tu as choisie)
Écrit par : joss | 12 décembre 2011
 
Très, trop souvent, je me réveille en ayant rêvé de la maison de mon enfance dans laquelle je me suis beaucoup ennuyée et où je me suis sentie plus seule que jamais.
C'est très étrange comme ton texte me parle, à rebours.
Le morceau est très chouette. Tori Amos?
Écrit par : Georges | 13 décembre 2011
> Joss et Georges : Il s'agit de Tori Amos. Et je voudrais juste vous citer cet extrait : "A quoi servirait-il, par exemple, de donner le plan de la chambre qui fut véritablement ma chambre, de décrire la petite chambre au fond d'un grenier, de dire que de la fenêtre, à travers l'échancrure des toits, on voyait la colline. Moi seul, dans mes souvenirs d'un autre siècle, peux ouvrir le placard profond qui garde encore, pour moi seul, l'odeur unique [...]. Mais j'en ai déjà trop dit. Si j'en disais davantage, le lecteur n'ouvrirait pas, dans sa chambre retrouvée, l'armoire unique, l'armoire à l'odeur unique, qui signe une intimité [...]. Vous voudriez tout dire sur votre chambre. Vous voudriez intéresser le lecteur à vous-même alors que vous avez entr'ouvert une porte de la rêverie. Les valeurs d'intimité sont si absorbantes que le lecteur ne lit plus votre chambre : il revoit la sienne. Il est déjà parti écouter les souvenir d'un père, d'une aïeule, d'une mère [...]."
Bachelard (Gaston) - La Poétique de l'espace. Paris : Puf, coll. "Quadrige", 2001 (1957), p. 31-32.
Écrit par : christophe | 14 décembre 2011
 c'est si juste. merci.
Écrit par : joss | 14 décembre 2011
 
Nihil obstat. Imprimatur.
Les Lares, les Pénates, la maison, la famille et Bachelard: tu me gâtes!
Écrit par : calystee | 14 décembre 2011

Merci... Je vais lire cette poésie de l'espace.
Écrit par : Georges | 15 décembre 2011

Il n'y avait pas de Lares dans la maison de mon enfance. Il n'y avait que des monstres, tapis sous le lit, dans les placards, dans la cave surtout.
Dans la cave, ils étaient horribles. Noirs, poilus, les yeux rouges, les doigts crochus, les ongles sales...
Mais dehors, dans le jardin, dans les champs, les prairies, je retrouvais tout le petit peuple, les fées, les elfes, les lutins. C'était magique. Chaque jour je volais du lait et je posais une soucoupe bien planquée sous le groseillier, pour qu'ils restent près de moi. Je leur ai tout raconté, je crois, même mes souvenirs oubliés.
Sourires.
Bises Christophe :)
Écrit par : Caly | 15 décembre 2011
> Calystee : Merci.
> Caly : Des monstres, il y en a eu aussi... Dans la cave, dans les placards, derrière les portes ouvertes. Et en plus, la cave pouvait à tout moment laisser couler du sang de ses murs (que soit ici remerciée ma sœur, plus âgée, qui m'avait raconté Amityville !)
Écrit par : christophe | 16 décembre 2011

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire