Depuis quelques années déjà, mon
père écrit ses mémoires. Pendant longtemps, il se livra à ce passe-temps avec toute
la nonchalance qui le caractérise, écrivant quelques pages à l’occasion,
écrasant malencontreusement les fichiers, égarant les textes… Je le sens
aujourd’hui davantage menacé par le vieillissement, angoissé par les trous de
mémoire, inquiet de ce qu’il va nous laisser, soucieux de livrer sa version des
faits, de se justifier peut-être. Il me donne régulièrement ses textes à relire
avec l’alibi de l’orthographe, mais il le fait surtout, je crois, pour pouvoir
discuter avec moi de ce que dit son texte. De ce qu’il ne dit pas.
Lire ce que furent son enfance et
son adolescence, décrites avec le ton léger qui est le sien, m’amuse gentiment.
Bien que tout ne fût pas toujours facile, que sa mère eût bien peu d’argent, tout
est très largement passé au prisme d’une nostalgie joyeuse : les espoirs
de l’après-guerre malgré les difficultés économiques, les jeux de l’enfance avec
les copains dans une campagne à la limite du chromo, le Journal de Spirou, Tintin,
la pêche et les lance-pierres ; puis le rock américain, les bals, les
premiers émois amoureux, les vacances en vespa… Tout son texte semble suivre
une ligne directrice assez imparfaitement assumée, celle des sentiments
amoureux, dégageant une idée qui m’est familière de longue date : mon père
est un homme incroyablement sentimental et romanesque.
Au restaurant, peu avant Noël, il
m’a expliqué que son récit allait à présent aborder la rencontre avec ma mère
et les longues, très longues, années qui ont suivi. Je l’ai senti tâter le
terrain, essayer de savoir jusqu’où il pourrait aller dans la confidence, car
son texte n’ambitionne absolument pas la publication (cela le dédouanerait alors
d’à peu près toutes les responsabilités…), mais n’est destiné qu’à ses enfants.
Il s’agit bien de l’écriture du roman familial, celui qu’il finira par nous
transmettre à ma sœur et à moi. Je l’ai senti tenté de tout balancer, quitte à
en faire des tonnes, rappeler que c’est pour nous qu’il s’est sacrifié en ne
demandant pas le divorce avant notre majorité, faire de notre mère un dragon
hystérique, gommer systématiquement les jolis aspects de sa personnalité.
Enfoncer le clou. Se donner le beau rôle. En somme, redevenir le héros de sa
mère dans cette famille qui ne comptait aucun homme – du moins jusqu’au
retour inopiné, des années après, de son père.
Quand j’étais petit, je voyais
assez peu mon père, à tel point que j’ai même quelques souvenirs de l’étrangeté
qu’accompagnait parfois son entrée dans la pièce où je me trouvais. Il était
toujours en déplacement et quelquefois ne rentrait pas même du week-end. Et
lorsqu’il était là, il passait une grande partie de son temps dans l’atelier
qu’il s’était aménagé à côté du garage, ou alors dans le jardin, ou alors dans
son bureau. Pour autant, il n’était pas véritablement froid, ni même
autoritaire, et je ne crois pas avoir jamais ressenti que je pus l’encombrer
d’une quelconque façon. Simplement, il y avait – il y a – chez lui
une forme d’absence, comme si son esprit était toujours, partiellement au
moins, ailleurs. Qu’on ne se méprenne pas : j’aime mon père. Je l’aime
pour ses qualités et pour ses défauts, pour son humeur étale comme pour ses
manipulations parfois infantiles. Je l’aime pour l’inquiétude qu’il a manifestée
ces derniers mois et pour son égoïsme naïf ; mais il y a comme un
malentendu persistant entre nous : nous ne sommes pas sur le même plan.
Cela s’est produit un dimanche
après-midi. Je devais alors avoir 16 ou 17 ans et, en quelques heures, à mesure
qu’il me confiait pour la première fois ses difficultés matrimoniales, la
distance qui existait déjà entre lui et moi, par intermittence, s’est figée et,
quelque part en moi, se décidait que cette distance-là serait désormais dédiée
à l’intellectualisation. De fait, elle n’a jamais été véritablement réduite
depuis. Un plan différent, donc : lorsqu’il me parle, il me donne parfois
l’impression de s’adresser à un copain de régiment, ou de chercher mon
assentiment. De mon côté, je l’écoute volontiers, lui donne mon avis lorsqu’il
me le demande, essaie de dissimuler les rictus qui naissent à la commissure de
mes lèvres lorsque je le surprends en flagrant délit de mensonge amoureux. En
contrepartie, et il le sait, il le pressent tout du moins, il n’est pas
autorisé à porter le moindre jugement sur ce qu’est ma vie, ce qui m’a autorisé
à répondre sincèrement à ma sœur, autrefois, que je me fichais bien de savoir
qu’il avait eu du mal à accepter ma sexualité.
En me parlant de son texte et des
craintes qu’il avait quant à la réception qu’en aurait ma sœur, je lui ai dit
que pas plus qu’elle je ne tenais particulièrement à apprendre certaines choses,
que nous en savions déjà beaucoup, et depuis longtemps, qu’il ne pouvait s’attendre
à ce que nous encaissions tout de même tout – ou alors qu’il pouvait
abandonner certaines portions de son texte au posthume. « Au moins avec
toi, on peut en discuter, alors qu’avec ta sœur… » J’ai pris la défense de
ma sœur, comme je le fais toujours lorsqu’il reprend cette antienne : j’ai
défendu sa volonté farouche de ne plus se laisser envahir. Surtout, invitant mon
père à ne pas être complètement dupe, je lui ai dit qu’elle et moi avions
adopté – bien obligés – deux stratégies différentes pour supporter la
situation, les non-dits, les fuites et les crises de larmes : j’avais
choisi d’intellectualiser autant que possible nos relations, ce qui semblait
nous convenir à l’un comme à l’autre ; ma sœur, quant à elle, s’était abandonnée
à une autre forme de distance, beaucoup plus concrète, pour se préserver. Je
crois qu’elle a davantage souffert que moi de son enfance dans ce couple qui n’a
jamais eu beaucoup de sens, avec le poids d’une responsabilité dont nos parents
n’ont jamais véritablement cherché à la délester : c’est enceinte que ma
mère s’était mariée.
Avec son talent d’illusionniste,
il a évacué cette conversation qui menaçait de l’entraîner sur un terrain
désagréable en me disant, tout sourire : « Je suis étonné que tu
n’écrives pas », oubliant que non seulement j’avais écrit un mauvais roman
à l’âge de 19 ans, mais qu’en plus je le lui avais donné à lire. Je m’en suis
tiré moi aussi par une pirouette exécutée dans nos rires : « Ne
t’inquiète pas, je vous réserve un chien de ma chienne ! ». Tu parles…
Et le pas des errants dans les tiens... ?
RépondreSupprimerJe te retrouve:)
A vite
> Georges : Je t'attends appuyé à un angle, ma cigarette imaginaire à la bouche...
RépondreSupprimerParler du père ne me laisse jamais indifférent.
RépondreSupprimerJuste de passage. J'ai aimé lire ce billet, derrière ce qui se dit ce qui ne se dit pas. Peut-être y aura-t-il une suite... Meilleurs voeux d'écriture donc à vous;)
RépondreSupprimer> Calyste : Oui, je sais, et te lire alors que tu évoques le(s) tien(s) ne me laisse pas indifférent non plus, tu l'as compris.
RépondreSupprimer> if6 : Au plaisir de vous croiser de nouveau. Meilleurs vœux à vous aussi.
imaginer mon père écrire sur son propre parcours me semble si invraisemblable, lui pour qui tout doit plutôt être tu. J'ai presque du mal à envisager que le tien écrive dans l'intention d'être lu précisément par ses enfants.
RépondreSupprimer> Joss : Je crois l'avoir suffisamment recadré, depuis des années, pour qu'il ne s'imagine pas un instant que nous prendrons son récit tout à fait au pied de la lettre. D'ailleurs, je lui ai fait l'autre jour un petit cours de narratologie... Et je crois que l'idée d'un narrateur "indigne" de confiance lui plaît plutôt... Donc, ce sera à nous de faire le tri (et de tenter, bon an mal an de refouler le reste ! ;-))
RépondreSupprimerMon père a beaucoup vécu dans la dissimulation, mais il n'y a pas, de ce côté-là (et dans cette génération-là) de la famille, de goût particulier pour le secret. Parfois, je me dis que j'aurais préféré.