samedi 1 décembre 2012

Une histoire d’horreur, d’intrusion, de culpabilité et de psychanalyse – 2e journée

Si vous avez manqué le début : 

Au réveil, j’avais un peu mal au cœur… « Révélateur ! me dis-je, de l’état de nerf dans lequel je suis ! Après tout, peut-être le médecin n’a-t-il pas tort. »

J’étais là depuis quelques instants à occuper mes pensées de considérations médicales, à regarder le plafond, à me demander par instant comment j’allais occuper cette première journée des congés généreusement octroyés par mon directeur quand soudain, irritant mes tympans et venant de la cuisine… mon Dieu… ce même bruit, le même grattement que celui qui nous avait tirés du sommeil, D. et moi. Par une sorte de réflexe, je lançai mon espadrille – achetée avec sa sœur dans l’une de nos belles provinces – à travers la pièce. Mû par ma vigueur matinale, à peine freinée par la résistance que lui opposait l’air de la pièce, l’objet repoussa la porte de la cuisine déjà entrebâillée et alla s’écraser, en un claquement sec, quelque part entre le réfrigérateur et le four. Un petit couinement aigu s’ensuivit, qui illumina mon visage déjà brillant (ami chercheur en pharmacologie, il va falloir travailler sur ces effets secondaires !). C’était donc cela… Ce n’était donc que cela… Un rongeur ! Un rongeur tentait d’élire domicile chez moi !

Dans la cuisine, je découvris en effet un petit morceau de ce pain sans sel dit azyme (c’est-à-dire non consacré pour les croyants déiphages), dont sont friands le peuple déicide et les salinophobes de mon espèce, morceau qui semblait porter des traces de petites morsures. Passé l’étonnement de n’avoir rien découvert la veille, un rapide examen sous le microscope me le confirma quelques minutes plus tard : la forme des morsures ne laissait guère de doute… J’avais bien affaire à une Mus musculus.

Après mes ablutions et une rapide collation, j’enfilai mon manteau et sortis de chez moi. Au vieux kiosquier mahométan, j’achetai le journal que je feuilletais distraitement tout en marchant jusqu’à l’arrêt de l’autobus de la ligne 69. Confortablement installé, je soumis mon attention à une lecture plus consciencieuse. La page internationale du journal attira plus particulièrement mon attention : en Scandinavie, plusieurs villages avaient été complètement détruits du fait d’une invasion de rongeurs. Ils avaient dévoré plusieurs personnes âgées ayant du mal à se mouvoir et quelques enfants en bas âge, pourtant suspendus au plafond en l’absence de leurs parents. « Las !, s’exclamait le reporter, les parents avaient toutefois manifestement sous-évalué ou l’appétit des vermines ou leur capacité à faire la courte échelle ou les deux à fois. » Quelle histoire effroyable ! Je restai songeur… Un camion de livraison d’un magasin de meubles en sapin, fabriqués justement en Scandinavie, n’était-il pas resté stationné devant mon immeuble le jour même des premières manifestations… Mon Dieu… Et si mon appartement était le point de départ d’une invasion parisienne ? Et si se préparait dans mon petit chez moi la destruction de tout le pays ?

À travers la fenêtre de l’autobus, je voyais déambuler les quidams, pour certains de lourds sacs de courses au bout des bras, ou bien des enfants… Et ces deux vieillards, là, qui promenaient canne et caniche, tous bientôt mêmement dévorés ! Pauvres fous ! Pauvres innocents ! Pauvres vieux ! Un instant, j’eus envie de me jeter hors du bus et de prévenir la foule. Mais me croirait-on seulement ? Rien n’était moins sûr… Mais alors, que faire ? N’était-il pas plus sage, à des fins de prophylaxie, de tout simplement mettre le feu à mon appartement et d’aller prendre un peu de repos dans la clinique du docteur Blanche ? J’en étais arrivé à ce point de mes réflexions livrées à elles-mêmes et à la grande pente de l’esprit lorsque je reconnus mon arrêt.

J’étais passé de nombreuses fois devant sa devanture sans croire devoir un jour faire halte dans sa boutique. Des rats empaillés, d’une taille monstrueuse, revenus de Dieu seul sait quel cénozoïque, pendaient à des crochets de boucher, et les réclames, écrites en lettres d’argent, stipulaient sur la vitrine : « Ici, les rats dératent » et « Un chat vaut mieux que deux très gros rats ». Une petite pancarte, qui pendait du cou d’un des rats empaillés disait même : « Passe ton chemin, Mickey ! »

De l’extérieur, l’échoppe semblait fermée. Il y faisait affreusement sombre et le jour pourtant blanc peinait à franchir l’opacité grasse de la devanture. Pour tout dire, l’endroit n’inspirait ni confiance ni respect, mais je me décidai tout de même à pousser la porte. Il me fallait une solution, bordel de merde ! Pardon.

Le déplacement d’air souleva du sol et des nombreuses étagères la plus récente couche de poussière, et une petite clochette retentit lorsque je refermai la porte. Pour autant, personne pour m’accueillir derrière le lourd comptoir en bois et, après quelques toussotements visant à signaler ma présence au commerçant sans doute occupé dans l’arrière-boutique, je pris le parti de patienter en regardant le dos des ouvrages éparpillés sur les rayonnages. Il y avait là une Histoire de la mort-aux-rats à travers les âges, un Guide touristique du village de Hamelin et de ses environs, Le Complot Walt Disney, Sam Savage ou la Grande Imposture… J’en étais à feuilleter Les Malades de la peste dans la peinture, lorsqu’une voix d’une inquiétante douceur se fit entendre à quelques mètres de mon dos. Elle dit distinctement, bien que chevrotante, et avec une irritante lenteur : « Alors tu es là, petit sacripant… Mais viens… N’aie pas peur… Viens… Monte sur la table… » M’étant vivement retourné et tout près à corriger ce butor décidément trop confiant, la compréhension soudaine du malentendu m’arracha un soupir de soulagement et un sourire, et fit retomber aussi sec ma colère. Un gros matou était sur le comptoir, étirant sa divine paresse, exhibant insolemment au monde choqué son trou du cul. Son maître sembla alors enfin me remarquer et s’adressa cette fois à moi : « Que puis-je pour vous, Monsieur ? » Sans entrer dans les détails, je lui expliquai la situation : des rongeurs peuplaient ma cuisine. Après avoir longuement dodeliné en signe d’empathie, l’homme, un vieillard chenu au sourire édenté, commença à me désigner l’une après l’autre les nombreuses fioles qui étaient soigneusement alignées derrière lui. Ce poison-ci, disait-il, était déjà employé à la cour de Charles VII – et avec le plus grand succès : il tuait les rats presque instantanément ! Toutefois, il présentait le défaut de repousser ceux dont l’odorat était le plus fin. Celui-là, ajouta-t-il en m’en désignant un autre, était surtout utile pour la prévention, repoussant, avec une seule goutte, des hordes entières…

Son verbiage semblait ne jamais devoir prendre fin, tant le sujet le passionnait, et j’avoue n’avoir suivi qu’avec un intérêt modéré ce qu’il disait, jusqu’à ce que quelques mots me firent réagir et reprendre immédiatement le fil de son discours… « … agit sur l’âme même du rat ! »

« Pardon ?, l’interrompis-je, choqué au plus haut point ? Qu’avez-vous dit ? Avez-vous prétendu que les rats avaient une âme ? »

Changeant d’attitude, se ravisant presque, il prit un air fort contrit et me renvoya, sans même sembler s’en rendre compte, la question : « Comment pouvez-vous prétendre une chose pareille, jeune blasphémateur !, me dit-il d’une voix à présent haut perchée. Bien sûr que non ! Les rats n’ont pas d’âme, et je doute que vous en possédiez une vous-même en main propre pour tenir des propos aussi insensés ! Vous mériteriez que je vous dénonce aux autorités ecclésiastiques. »

Et pour mettre fin à l’entretien, il sortit de dessous le comptoir une tapette – un modèle des plus communs – qu’il posa lourdement. « Ceci fera très bien l’affaire, dit-il. Cela coûte trois euros. Payez et sortez ! »

Je mis l’objet honteux dans ma poche, lui jetai presque ses trois euros au visage et repartis aussitôt, bien décidé à placer la tapette là où était son destin : dans le placard.

6 commentaires:

  1. "Quelle histoire effroyable ! Je restai songeur"
    J'ai d'abord lu "je restai rongeur"
    Quant à la tapette dans le placard, ça plairait sans nul doute à Boutin et consorts...
    Pardon pour ces très mauvais jeux avec les mots.
    J'ai hâte à la suite.

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    1. Mais figure-toi que la tapette dans le placard, c'était fait exprès ! Même que l'on m'avait dit : "tu es sûr ! personne ne va voir le rapprochement !" ON sous-estimait la qualité de mon lectorat !

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  2. La tapette est-elle de marque Lucifer® ?

    le peuple déicide et les salinophobes de mon espèce : salaud -j'aurais plutôt parlé de déiphage mais ne suis pas l'auteur ! Mais merci pour cette saga qui m'a tenu en haleine -)

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    1. Non, c'est un souricide mécanique générique - qui plus est sans doute fabriqué en Chine, donc de marque Satana ou quelque chose d'approchant !
      Sinon, je prends soin de distinguer peuple déiphage et peuple déicide - mais il s'agit-là avant tout d'une "private joke" (désolé) qui fait référence à une petite camarade de catéchisme qui, du haut de ses huit ans, avait répondu, à la place de notre prof de cathé, "parce qu'ils ont tué le Christ", à ma naïve question de savoir pourquoi certains catholiques n'aimaient pas les juifs...
      C'est cette même gamine qui me disait qu'à force de lire Pif Gadget j'irais en enfer ! Je suppose qu'à présent, à ses heures perdues, elle est grenouille de bénitier (qui a dit gargouille ?) à Saint-Nicolas-du-Chardonnet !

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  3. Je ne suis que rarement (rat-rement?) grossier, mais là, merde alors! Les deux commentateurs précédents m'ont piqué les mots sur lesquels je voulais justement rebondir! Du coup, mon commentaire se dégonfle et devient tout rat-plat-plat!

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    1. Pas de quoi se mettre la rate au court-bouillon ! ;-)

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