dimanche 3 février 2013

Neige



Rien n’est plus partagé, peut-être, mais la neige déterre en moi des ressources un peu perdues de bonheur essentiel, un émerveillement de petit enfant ou d’animal. Peut-être parce que je n’ai pas de véhicule, ne suis animé d’aucun sentiment d’urgence, vis dans un appartement chauffé, je peux m’abandonner à la contemplation, sans crainte des conséquences. Au pire, le bus à trois chiffres qui pour finir m’amène à mon lieu de travail ne circule pas et j’ai alors le choix entre rebrousser chemin pour travailler chez moi ou faire le trajet à pied. 

À Paris, regarder tomber la neige, c’est un peu regarder le silence et la beauté s'imposer – surtout en fin de soirée. La nécessaire prudence calme les automobilistes parisiens, et le klaxon disparaît enfin à peu près complètement, comme s’ils avaient peur que le moindre geste un peu brusque ou un peu rageur ne les envoie dans le décor. C’est bon de les voir revenir à moins d’arrogance. Il était tard déjà, mais la neige me donne envie de marcher pour contempler les lumières nouvelles, l’irréel rendu à la rue, parce que la présence humaine se gomme un peu, s’atténue disons ; la ville retrouve sa respiration naturelle et apaisée. 

Le lendemain matin, je suis sorti tôt. Certaines rues, certains trottoirs n’avaient pas été déflorés encore, et j'ai retrouvé le bruit que font nos pieds lorsqu’ils s’enfoncent dans la neige fraîche, ce petit crissement sourd, ce son qui court le long de nos jambes. Au bout d’un kilomètre environ, j’ai reconnu cette chaleur particulière qui envahit dans la neige et le froid. Alors, j’ai eu une terrible envie de montagne, de clichés et de neige bleutée dans des matins silencieux. La chaleur indécente du foyer et, dehors, par la fenêtre, les veloutés blancs que l’on ne foulera qu’avec ce sentiment mêlé de crainte (à cause de ce désordre du monde que l’on cause) et d’excitation propre à la transgression. Sensation lointaine d’être le premier homme, le premier matin ou le premier pécheur.

J’ai repensé à ma grand-mère et aux vacances passées à Lullin quand j’étais petit. Un souvenir de mes six ans : notre descente au village, à pied sur le chemin serpentant. Il était question d’acheter des cartes postales et une bande dessinée. Nous chantions à tue-tête Ah tu sortiras, biquette, biquette, ah tu sortiras de ce chou-là. Je ne rêvais que de couper à travers champs, parce qu’alors je détestais marcher, mais aussi pour éprouver un peu de cette crainte excitante que les enfants font jaillir d’à peu près n’importe quoi : mes petites jambes s’enfonçant dans la poudreuse comme dans des sables mouvants. Mais je n’osais pas réclamer cette faveur à ma craintive grand-mère. Au retour, dans le petit hôtel familial du col du feu, un chocolat chaud sur le comptoir en bois. Et puis de la luge dans le grand champ d’à côté. Le soir, pour tromper mon ennui de ces repas gargantuesques qui n’en finissaient pas, je m’improvisais serveur et j’aidais à débarrasser les tables du restaurant, ou bien j’allais discuter en cuisine avec le vieux patriarche, un vieux Savoyard un peu grognon qui m’aimait bien je crois. La suite du souvenir se dissipe comme un rêve.

J’ai fait un détour pour traverser un parc. Les premiers enfants, hilares, aux visages rougis, courraient dans tous les sens sous le regard complice de leurs parents. Je voulais la montagne, la lumière, la marche et le ski dans des vallées couvertes de sapins. Je voulais voir doucement fondre, aux heures clémentes du jour, les petites stalactites accrochées aux branches.


Je repris la direction de la gare de Lyon. Si je m’étais écouté, je serais parti dans l’heure pour voir la montagne. À la place, je suis sagement monté dans un petit train pour aller chez mon père, à la campagne. C’était un compromis pas si désastreux. Il y avait neigé plus qu’à Paris, et il y neigeait encore. Tout le temps qu’a duré le déjeuner de famille, j’ai trépigné (intérieurement), car je n’avais qu’une peur, qu’il cesse de neiger avant que nous ne soyons sortis de table. Dans l’après-midi, ma sœur, ma nièce et moi avons rapidement abandonné les autres invités pour marcher sous la neige qui tombait encore. Chacun calfeutré dans ses silences, mais aussi lié aux autres par le plaisir enfantin, à cause des rêves et des souvenirs de neige, retrouvés le temps de la promenade.

8 commentaires:

  1. C'est curieux, j'ai publié une note sur mes souvenirs de neige il y a près d'un an. C'est assez différent, mais pourtant...

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    1. Oui, je pense l'avoir retrouvé (http://cornusrexpopuli.canalblog.com/archives/2012/02/18/23551445.html)
      Quelle mémoire précise des années !

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    2. Oui, c'est bien la bonne note. Je n'avais pas mis le lien pour ne pas "envahir" davantage l'espace. Je viens de la relire et j'ai vu que j'y avais fait un nombre incalculable de fautes. Sinon, je constate en effet que je possède une certaine mémoire des dates, hélas pas absolue.

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    3. Il ne faut pas, ici, s'encombrer de considérations d'espace !
      Je n'ai pas une très bonne mémoire des dates (ni des chiffres en général). Ma consolation, c'est de me souvenir des contextes. Je me souviens de conversations très anciennes, des lieux, de ce que l'on buvait (!), etc.

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  2. tous ces morceaux de nos vies figés dans des amas de flocons, nichés quelque part, à l'abris.

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    1. Oui, des choses dont je me souviens précisément en attendant d'être moi-même à peu près fondu.

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  3. Et puis, le silence, d'une espèce particulière, que l'on entend immédiatement, au réveil.

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    1. Oh, oui, tu as raison, c'est tellement vrai (et agréable).

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