mercredi 18 septembre 2013

Souvenirs du bureau de mon père

Les objets ne me sont pas anodins. Jamais. Ces objets dépareillés qui finiront désolés et abandonnés, je voudrais en sauver quelques-uns des décombres. 

Chez mes parents, je passais beaucoup de temps dans le bureau de mon père, entre autres raisons parce que s'y trouvait un téléphone et que, contrairement à aujourd'hui, je pouvais passer des heures à m'y pendre, avec ma copine Caro, en dépit du fait qu'on avait déjà tué toute la journée ensemble. (Lorsque la surveillance parentale se resserrait trop, il me restait la possibilité de me planquer au sous-sol où un autre téléphone était disponible. Installé sur le sol en terre battue, j'avais au moins tout une variété de boissons à portée de main.) 
J'aimais aussi beaucoup le bureau de mon père pour tous les petits objets qu'il recelait, notamment ses appareils pour mesurer toutes sortes de pression, et pour la petite fiole ancestrale contenant un métal qui n'a rien perdu de son pouvoir fascinant, à cause de sa dangerosité, à cause de son apparence surtout : le mercure, dont je versais quelques gouttes sur une feuille de papier pour jouer avec la pointe d'un stylo. 
J'ai fait beaucoup de cauchemars qui avaient pour cadre le bureau de mon père. Il s'agissait toujours d'une intense sensation de menace – on s'était introduit dans la maison, ou on menaçait de le faire, et je finissais toujours par me cacher sous le bureau de mon père ; des visages apparaissaient derrière la fenêtre et ça tambourinait derrière la porte verrouillée. Est-ce parce que cette pièce avait auparavant été ma chambre d'enfant ? Est-ce parce que j'y pénétrais toujours avec l'impression de transgresser un interdit, fouillant de surcroît dans les tiroirs ou dans les piles de revues photographiques pendant les absences, nombreuses, de mon père ? 
Quand il s'est agi de récupérer quelques objets parmi tous ceux promis à l'éparpillement à l'occasion de la vente de la maison familiale, j'ai pris deux pots. Le premier date certainement de l'époque où mon père faisait son service militaire en tant que marin. Peut-être l'avait-il offert à ma mère lors d'une permission. Les origines du second me sont parfaitement inconnues, mais il n'est pas invraisemblable qu'il vienne de ma grand-mère paternelle. L'un et l'autre trônaient autrefois sur le bureau en bois et ils contenaient de ces petites choses qu'on ne sait où ranger, qu'on ne se résout pas à jeter pour autant, et dont on attend, au fond, qu'elles s'égarent d'elles-mêmes : des vis de toutes tailles, des trombones déformés, les quelques pièces d'une monnaie qui n'a plus cours, une vieille photo d'identité, de minuscules clés dont on ne sait pas si les boîtes ou les petits coffres ouvragés auxquelles elles appartenaient sont définitivement ouverts ou au contraire verrouillés à jamais. 
J'ai toujours eu une tendresse particulière pour ces petites choses condamnées à s'enfouir dans la terre, à se perdre entre les lattes du plancher ou dans les pliures d'un carton de déménagement. Et le fait est, ces deux pots sont arrivés vides chez moi. Dans l'un, j'ai mis mes capotes. Dans l'autre, les numéros de téléphone d'inconnus. J'y ai conservé pendant des années, dans l'attente d'une vengeance improbable, le numéro de téléphone que m'avait tendu celui qui n'avait obtenu que sous la contrainte ce qu'il voulait. 
J'ai réalisé, il y a quelques temps, que ces deux objets constituaient une espèce, ou plutôt qu'ils avaient conservé une espèce de charge érotique de l'époque où ils étaient dans le bureau de mon père. Car après tout, c'est bien dans cette pièce qu'à adolescence, le minitel fut le support de mes premiers émois homosexuels, tout comme il était celui de ses aventures extraconjugales. C'est aussi dans cette pièce que mon père cachait ses films érotiques qui m'énonçaient mes goûts assez clairement, en toute contradiction avec mes aspirations désespérées.

4 commentaires:

  1. C'est toujours aussi bon, de passer chez toi. Amitiés et bZh.

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    1. Salut Al. Ca me fait plaisir de te revoir dans ces murs. Muxu.

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  2. Ah mon cher Christophe, quel plaisir de revenir ici et d'éprouver toujours ce confort d'esprit des âmes parentes.
    Comme moi tu fais mieux que sentir ou comprendre les objets, d'emblée tu LES SAIS.
    J'aime tes deux pots, beaucoup, celui évocateur des rêves de traversées et le joli Gien aux pavots venant de ta grand'mère.
    A bientôt...

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    1. Merci Henri-Pierre. Mais ce n'est pas toujours simple.

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