Pour
la première fois depuis mon hospitalisation, il y a maintenant cinq
jours, je retrouve la force et l’envie d’écrire. La force… enfoncer des
portes ouvertes en disant que je n’ai jamais rien connu d’aussi
physiquement éprouvant de ma vie. Depuis hier, le souffle se fait un peu
moins court, mais les brusques accès de fièvre, la fatigue, le change
que je donne, l’impossibilité dans laquelle je suis de bouger mes jambes
à cause du cathéter fémoral et de la contre-pulsion par ballon intra-aortique – et pour combien de temps encore ? –, tout cela me fait presque parfois souhaiter le départ anticipé de mes visiteurs.
Pourtant,
le moral est bon – pas mauvais toutefois – même si rien ne m’a été
épargné hier des pires options envisagées, dans la mesure notamment où
mon infarctus s’est compliqué d’un choc cardiogénique – ce qui engage généralement bien davantage le pronostic vital.
Il faudra bien un jour que je comprenne pourquoi plus c’est concret et moins c’est réel.
Je
n’ai pas l’intention de faire de ce blog un blog de greffé, mais il est
vrai que, pour l’heure, mes journées sont nettement orientées et que
les distractions ne sont pas si nombreuses – disons qu’elles sont assez
semblables à celles d’un pensionnaire de maison de retraite.
Vendredi
prochain, je retourne à la vie civile : sans doute commencerai-je alors
à avoir plus de distance avec tout cela, à pouvoir reprendre le cours
de ma vie, tout à fait modestement dans un premier temps.
Pour
faire un petit point santé tout de même, sachez que tout va bien pour
l’instant : toutes les semaines encore, je retourne à la Pitié pour des
examens permettant de déterminer l’état du greffon. Pas de rejet pour
l’instant. Bien sûr, mes défenses humanitaires pâtissent un peu du
traitement : j’ai droit à ma première maladie opportuniste, familière
aux lecteurs de Guibert et à ceux qui fréquentaient des séropos dans les
années quatre-vingt-dix, le CMV, ou cytomégalovirus. Rien de tragique
toutefois (sauf pour la sécu : 1 500 euros les 30 comprimés – ça me rend
malade ; j’imagine qu’ils sont fabriqués à partir du placenta d’une
race de lamas ne vivant que dans une vallée du Pérou, à une altitude
comprise entre 1 300 et 1 320 mètres).
Ainsi
que je l’avais fait lors de mon traitement de la maladie de Hodgkin il y
a dix ans, j’ai pas mal écrit ces dernières semaines. Dans un premier
temps, je vais donc disperser dans ce blog des extraits de cette sorte
de journal.
Cela
fait maintenant plus d'un mois que je n'ai pas écrit de notes, ni même
pu lire les vôtres. Ma dernière note suggérait que je croulais sous le
travail...
En
réalité, il n'en a rien été : exit le travail, le séjour marocain, le
week-end nantais... J'ai (encore) eu un gros pépin de santé qui m'a
conduit à l'hôpital où je suis toujours. Le plus lourd - le plus
dangereux aussi sans doute - est passé, mais il va me falloir du temps
avant de pouvoir rentrer chez moi, et reprendre l'ensemble de mes
activités ; y compris bloguesques donc (c'est Julietta qui est chargée
de taper ce texte).
Assis en tailleur dans la vieille forêt de feuillus, son dos ployait sous la voûte verte. Tout autour de lui les arbres étendaient bas leurs branches et le soleil peinait à percer la frondaison. Aucun bruit ne venait plus troubler la conscience du peuple du monde. Les oiseaux s’étaient tus et n’étaient plus que de lointaines taches blanches et noires, comme suspendus par un fil au plafond bleu. Il n’y avait plus un avion dans le ciel et des locomotives abandonnées rouillaient quelque part au soleil. Les rues des villes étaient vides de joies et de courses folles : le temps était mort et gisait à la surface de la terre.
Il était assis en tailleur et, tout autour de lui, dégouttait sa mémoire que ne buvait pas le sol pourtant sablonneux.
Au loin, par delà la forêt et les prés, les vallées et les terres des hommes, les immensités d’eau étaient étales et, sur leurs fonds, dans la nuit éternelle où retournent aussi nos souvenirs, les vies minuscules tombaient en scintillant.
Seul s’élevait dans l’air un silence d’autrefois qui avait su être patient.
Les souvenirs orangés de l’enfance, les plus heureux, se drainaient. Il n’aurait pu les garder sans retenir pareillement les autres, ceux des maisons brûlées qui craquaient et s’effondraient sur les meubles, sur les portraits à l’huile des ancêtres, sur les visages riants photographiés dans des après-midis roses.
Et la guerre suinta à son tour, en écume noire, et, avec elle, le souvenir de l’abject.
À la surface de son corps, une fine pellicule de calcaire apparaissait, là où la peau était exsangue de mémoire. De petites tâches blanchâtres tout d’abord, qui s’étendaient de loin en loin.
Il devenait enfin statue de pierre et, sitôt la dernière tache de calcaire apparue, laquelle finit couvrir sa peau vide à son tour du temps, il eut un hoquet et la vie alentour reprit son cours…
Presque complètement avachi sur les
coussins, la pipe du narguilé à la main, la fumée sortant de sa bouche
en volutes épaisses, le docteur surprit le regard de la femme de
l’administrateur posé, avec un mélange poisseux d’avidité et d’autorité,
sur Hassan. Ce dernier se leva comme un automate pour la rejoindre au
milieu de la salle aux premières notes de la rumba jouée par
l’orchestre.
C’était une nuit brûlante, de celles qui
promettent leur lot de crimes. Le docteur trouverait sans doute au
petit matin, éparpillés dans les chambres de l’hôpital, des hommes
éventrés et des femmes salement amochées, peut-être des gosses aussi
comme ça arrivait parfois : tous ne venaient pas mourir là du typhus.
Et puis, il avait un peu trop fumé dans
sa chambre, allongé sous le ventilateur bourdonnant, et une bouteille
vide de whisky avait roulé sous son lit.
La peau de son visage fiévreux portait
les traces du rasoir – il tremblait un peu ces jours-ci – et sous son
costume froissé en lin, il sentait perler des gouttes de sueur dans son
dos. Il posa la pipe, sortit de sa poche un mouchoir pour s’éponger le
front et interpela le serveur.
Le champagne, qui souffrait du voyage,
était déjà tiédi par la chaleur ambiante, mais il avait une pépie
incroyable. Il vida sa flûte d’une traite et en saisit une autre sur le
plateau. Ce gros con d’administrateur et sa truie savaient à peine
recevoir. Des parvenus dont les familles s’étaient enrichies pendant la
guerre. On disait que le vieux recevait l’argent des mains mêmes du
Kaiser…
Dans ces moments-là, le docteur peinait à
contenir la rage qui se diffusait dans tous ses membres comme une onde,
qui le faisait trembler et transpirer. Et de voir cette grosse vache
dans sa tenue d’apparat, qui avait sans doute donné des ordres pour
qu’on n’allumât les lampes qu’avec parcimonie – par radinerie, mais
surtout parce que sa peau fanée craignait la lumière –, cette vieille
carne rejetait sa tête en arrière et faisait maintenant onduler ses
doigts sur les hanches d’Hassan qui ne savait pas bien se défendre, qui
ne voulait peut-être même pas, qui serait ce soir ou demain la proie de
cette bonne femme.
Le docteur ne savait pas bien pourquoi
on l’invitait encore à ces réceptions pathétiques où le vieux continent
venait s’encanailler, alors qu’au dehors le vent d’une nouvelle guerre
commençait à souffler. Solidarités de classe qui ne gommaient
qu’imparfaitement le mépris dans lequel on les tenait, lui et le monde :
« Je vous admire sincèrement de toucher toute la journée ces gens
crasseux… », lui avait un jour dit la femme de l’administrateur, tout en
tripotant de ses doigts boudinés les perles qu’elle avait au cou. Et
pourquoi lui-même acceptait-il encore ces invitations ?… Peut-être à
cause de ce jeu de chat et de souris… Le docteur et cette femme se
toisaient en se demandant lequel allait chuter le premier, et
dernièrement, elle avait marqué des points : en un regard, elle avait
tout compris et avait fait une réflexion sur le beau Hassan que le bientôt vieux docteur traînait partout…
Il n’arrivait plus à détacher ses yeux
de ce couple, et il répondit un peu sèchement à la femme qui, à côté de
lui, la bouche pâteuse de kif, venait d’essayer d’engager une de ces
conversations imbéciles de circonstance.
Perdu dans ses pensées sauvages, les
doigts crispés sur la flûte de champagne, il restait suspendu aux jolies
lèvres d’Hassan qui semblait ne pas dire un mot à sa cavalière,
concentré sur les pas à suivre, et pendant un furtif instant, le docteur
retrouva intacte la sensation de ses doigts gantés sur le torse
d’Hassan qu’il voyait pour la première fois, grimaçant de douleur sur le
lit d’hôpital. La régularité de la petite plaie qui lui entaillait
superficiellement quelques centimètres de peau et qui n’était plus à
présent qu’une boursoufflure cicatricielle sur laquelle le docteur
rêvait encore de faire glisser ses doigts, petite ligne presque droite
un peu plus sombre sur la peau brune du jeune homme.
Pourquoi s’était-il entiché de ce
garçon, ce n’était pas bien clair, pas davantage que ce qu’il espérait
secrètement. Mais par le passé, à Genève, il avait déjà été traversé de
ces égarements. Et s’il avait pu à chaque fois échapper au scandale, il
faut bien avouer que ces épisodes douloureux avaient largement contribué
à sa venue au Caire.
Hassan, qui dansait encore sur cette chanson larmoyante qui décidément n’en finissait pas, ne lui lançait même pas un regard.
Et toute cette chaleur écœurante, lui
qui n’aimait que le froid mordant de montagnes de son enfance… Hassan
n’avait jamais vu la neige et un jour que le docteur était
particulièrement enfiévré, il lui avait promis de la lui montrer. Hassan
avait ri, avec toute l’innocence de sa jeunesse, tous ses rêves qui
allaient venir mourir entre les draps d’un de ces stupides colons…
مخاصمك يا قلبي
Malgré lui, le docteur était poreux aux
paroles mélancoliques du morceau que jouait l’orchestre, et il se
sentait envahi par un de ces accès sentimentaux qui le laissaient démuni
quand la colère retombait. Il devait alors rester allongé pendant des
heures, la douleur vrillant sa tête et son désir vissé au ventre, son
pauvre cœur morose froissé par cette obsession : il ne rêvait que
d’embrasser Hassan, le porter sur le lit, le déshabiller lentement et
regarder, avec l’envie de pleurer, cette peau lisse, jusqu’à ce que la
mort ou le chaos ne viennent interrompre cette contemplation de poète.
Le docteur voulait surprendre l’endormissement d’Hassan, la tête posée
sur son torse. Ou bien il voulait l’entendre rire, encore et encore. Il
voulait s’abreuver de cette jeunesse et redevenir beau lui-même, lui
montrer le monde, embrasser la peau fine de son cou dans le compartiment
désert d’un train pendant qu’au dehors défile le paysage européen. Avec
lui, il voulait aussi arpenter les ruelles du Caire, grouillantes de
vie, gravir le mont Sinaï ou descendre le Nil dans le soir, alors que
les fellahs quittent ses plages limoneuses pour la prière de al-maghrib à
laquelle appelle au loin le muezzin.
Surtout – et cette pensée lui arrachait des soupirs de tristesse – il aurait voulu danser avec lui au milieu de la foule.