dimanche 29 mai 2011

Journal d'hospitalisation I

Mardi 22 mars

Pour la première fois depuis mon hospitalisation, il y a maintenant cinq jours, je retrouve la force et l’envie d’écrire. La force… enfoncer des portes ouvertes en disant que je n’ai jamais rien connu d’aussi physiquement éprouvant de ma vie. Depuis hier, le souffle se fait un peu moins court, mais les brusques accès de fièvre, la fatigue, le change que je donne, l’impossibilité dans laquelle je suis de bouger mes jambes à cause du cathéter fémoral et de la contre-pulsion par ballon intra-aortique – et pour combien de temps encore ? –, tout cela me fait presque parfois souhaiter le départ anticipé de mes visiteurs.
Pourtant, le moral est bon – pas mauvais toutefois – même si rien ne m’a été épargné hier des pires options envisagées, dans la mesure notamment où mon infarctus s’est compliqué d’un choc cardiogénique – ce qui engage généralement bien davantage le pronostic vital.
Il faudra bien un jour que je comprenne pourquoi plus c’est concret et moins c’est réel.

vendredi 27 mai 2011

Un retour

Je n’ai pas l’intention de faire de ce blog un blog de greffé, mais il est vrai que, pour l’heure, mes journées sont nettement orientées et que les distractions ne sont pas si nombreuses – disons qu’elles sont assez semblables à celles d’un pensionnaire de maison de retraite.
Vendredi prochain, je retourne à la vie civile : sans doute commencerai-je alors à avoir plus de distance avec tout cela, à pouvoir reprendre le cours de ma vie, tout à fait modestement dans un premier temps.
Pour faire un petit point santé tout de même, sachez que tout va bien pour l’instant : toutes les semaines encore, je retourne à la Pitié pour des examens permettant de déterminer l’état du greffon. Pas de rejet pour l’instant. Bien sûr, mes défenses humanitaires pâtissent un peu du traitement : j’ai droit à ma première maladie opportuniste, familière aux lecteurs de Guibert et à ceux qui fréquentaient des séropos dans les années quatre-vingt-dix, le CMV, ou cytomégalovirus. Rien de tragique toutefois (sauf pour la sécu : 1 500 euros les 30 comprimés – ça me rend malade ; j’imagine qu’ils sont fabriqués à partir du placenta d’une race de lamas ne vivant que dans une vallée du Pérou, à une altitude comprise entre 1 300 et 1 320 mètres).
Ainsi que je l’avais fait lors de mon traitement de la maladie de Hodgkin il y a dix ans, j’ai pas mal écrit ces dernières semaines. Dans un premier temps, je vais donc disperser dans ce blog des extraits de cette sorte de journal.

mardi 26 avril 2011

Communiqué...

Chers tous,
Cela fait maintenant plus d'un mois que je n'ai pas écrit de notes, ni même pu lire les vôtres. Ma dernière note suggérait que je croulais sous le travail...
En réalité, il n'en a rien été : exit le travail, le séjour marocain, le week-end nantais... J'ai (encore) eu un gros pépin de santé qui m'a conduit à l'hôpital où je suis toujours. Le plus lourd - le plus dangereux aussi sans doute - est passé, mais il va me falloir du temps avant de pouvoir rentrer chez moi, et reprendre l'ensemble de mes activités ; y compris bloguesques donc (c'est Julietta qui est chargée de taper ce texte).
Je pense bien à vous.
Christophe

lundi 6 décembre 2010

Naissance des roches

Assis en tailleur dans la vieille forêt de feuillus, son dos ployait sous la voûte verte. Tout autour de lui les arbres étendaient bas leurs branches et le soleil peinait à percer la frondaison. Aucun bruit ne venait plus troubler la conscience du peuple du monde. Les oiseaux s’étaient tus et n’étaient plus que de lointaines taches blanches et noires, comme suspendus par un fil au plafond bleu. Il n’y avait plus un avion dans le ciel et des locomotives abandonnées rouillaient quelque part au soleil. Les rues des villes étaient vides de joies et de courses folles : le temps était mort et gisait à la surface de la terre.
Il était assis en tailleur et, tout autour de lui, dégouttait sa mémoire que ne buvait pas le sol pourtant sablonneux.
Au loin, par delà la forêt et les prés, les vallées et les terres des hommes, les immensités d’eau étaient étales et, sur leurs fonds, dans la nuit éternelle où retournent aussi nos souvenirs, les vies minuscules tombaient en scintillant.
Seul s’élevait dans l’air un silence d’autrefois qui avait su être patient.
Les souvenirs orangés de l’enfance, les plus heureux, se drainaient. Il n’aurait pu les garder sans retenir pareillement les autres, ceux des maisons brûlées qui craquaient et s’effondraient sur les meubles, sur les portraits à l’huile des ancêtres, sur les visages riants photographiés dans des après-midis roses.
Et la guerre suinta à son tour, en écume noire, et, avec elle, le souvenir de l’abject.
À la surface de son corps, une fine pellicule de calcaire apparaissait, là où la peau était exsangue de mémoire. De petites tâches blanchâtres tout d’abord, qui s’étendaient de loin en loin.
Il devenait enfin statue de pierre et, sitôt la dernière tache de calcaire apparue, laquelle finit couvrir sa peau vide à son tour du temps, il eut un hoquet et la vie alentour reprit son cours…






samedi 27 novembre 2010

مخاصمك يا قلبي (Mekhasmik Ya Galbi)

Presque complètement avachi sur les coussins, la pipe du narguilé à la main, la fumée sortant de sa bouche en volutes épaisses, le docteur surprit le regard de la femme de l’administrateur posé, avec un mélange poisseux d’avidité et d’autorité, sur Hassan. Ce dernier se leva comme un automate pour la rejoindre au milieu de la salle aux premières notes de la rumba jouée par l’orchestre.
C’était une nuit brûlante, de celles qui promettent leur lot de crimes. Le docteur trouverait sans doute au petit matin, éparpillés dans les chambres de l’hôpital, des hommes éventrés et des femmes salement amochées, peut-être des gosses aussi comme ça arrivait parfois : tous ne venaient pas mourir là du typhus.
Et puis, il avait un peu trop fumé dans sa chambre, allongé sous le ventilateur bourdonnant, et une bouteille vide de whisky avait roulé sous son lit.
La peau de son visage fiévreux portait les traces du rasoir – il tremblait un peu ces jours-ci – et sous son costume froissé en lin, il sentait perler des gouttes de sueur dans son dos. Il  posa la pipe, sortit de sa poche un mouchoir pour s’éponger le front et interpela le serveur.
Le champagne, qui souffrait du voyage, était déjà tiédi par la chaleur ambiante, mais il avait une pépie incroyable. Il vida sa flûte d’une traite et en saisit une autre sur le plateau. Ce gros con d’administrateur et sa truie savaient à peine recevoir. Des parvenus dont les familles s’étaient enrichies pendant la guerre. On disait que le vieux recevait l’argent des mains mêmes du Kaiser…
Dans ces moments-là, le docteur peinait à contenir la rage qui se diffusait dans tous ses membres comme une onde, qui le faisait trembler et transpirer. Et de voir cette grosse vache dans sa tenue d’apparat, qui avait sans doute donné des ordres pour qu’on n’allumât les lampes qu’avec parcimonie – par radinerie, mais surtout parce que sa peau fanée craignait la lumière –, cette vieille carne rejetait sa tête en arrière et faisait maintenant onduler ses doigts sur les hanches d’Hassan qui ne savait pas bien se défendre, qui ne voulait peut-être même pas, qui serait ce soir ou demain la proie de cette bonne femme.
Le docteur ne savait pas bien pourquoi on l’invitait encore à ces réceptions pathétiques où le vieux continent venait s’encanailler, alors qu’au dehors le vent d’une nouvelle guerre commençait à souffler. Solidarités de classe qui ne gommaient qu’imparfaitement le mépris dans lequel on les tenait, lui et le monde : « Je vous admire sincèrement de toucher toute la journée ces gens crasseux… », lui avait un jour dit la femme de l’administrateur, tout en tripotant de ses doigts boudinés les perles qu’elle avait au cou. Et pourquoi lui-même acceptait-il encore ces invitations ?… Peut-être à cause de ce jeu de chat et de souris… Le docteur et cette femme se toisaient en se demandant lequel allait chuter le premier, et dernièrement, elle avait marqué des points : en un regard, elle avait tout compris et avait fait une réflexion sur le beau Hassan que le bientôt vieux docteur traînait partout…
Il n’arrivait plus à détacher ses yeux de ce couple, et il répondit un peu sèchement à la femme qui, à côté de lui, la bouche pâteuse de kif, venait d’essayer d’engager une de ces conversations imbéciles de circonstance.
Perdu dans ses pensées sauvages, les doigts crispés sur la flûte de champagne, il restait suspendu aux jolies lèvres d’Hassan qui semblait ne pas dire un mot à sa cavalière, concentré sur les pas à suivre, et pendant un furtif instant, le docteur retrouva intacte la sensation de ses doigts gantés sur le torse d’Hassan qu’il voyait pour la première fois, grimaçant de douleur sur le lit d’hôpital. La régularité de la petite plaie qui lui entaillait superficiellement quelques centimètres de peau et qui n’était plus à présent qu’une boursoufflure cicatricielle sur laquelle le docteur rêvait encore de faire glisser ses doigts, petite ligne presque droite un peu plus sombre sur la peau brune du jeune homme.
Pourquoi s’était-il entiché de ce garçon, ce n’était pas bien clair, pas davantage que ce qu’il espérait secrètement. Mais par le passé, à Genève, il avait déjà été traversé de ces égarements. Et s’il avait pu à chaque fois échapper au scandale, il faut bien avouer que ces épisodes douloureux avaient largement contribué à sa venue au Caire.
Hassan, qui dansait encore sur cette chanson larmoyante qui décidément n’en finissait pas, ne lui lançait même pas un regard.
Et toute cette chaleur écœurante, lui qui n’aimait que le froid mordant de montagnes de son enfance… Hassan n’avait jamais vu la neige et un jour que le docteur était particulièrement enfiévré, il lui avait promis de la lui montrer. Hassan avait ri, avec toute l’innocence de sa jeunesse, tous ses rêves qui allaient venir mourir entre les draps d’un de ces stupides colons…

مخاصمك يا قلبي
Malgré lui, le docteur était poreux aux paroles mélancoliques du morceau que jouait l’orchestre, et il se sentait envahi par un de ces accès sentimentaux qui le laissaient démuni quand la colère retombait. Il devait alors rester allongé pendant des heures, la douleur vrillant sa tête et son désir vissé au ventre, son pauvre cœur morose froissé par cette obsession : il ne rêvait que d’embrasser Hassan, le porter sur le lit, le déshabiller lentement et regarder, avec l’envie de pleurer, cette peau lisse, jusqu’à ce que la mort ou le chaos ne viennent interrompre cette contemplation de poète. Le docteur voulait  surprendre l’endormissement d’Hassan, la tête posée sur son torse. Ou bien il voulait l’entendre rire, encore et encore. Il voulait s’abreuver de cette jeunesse et redevenir beau lui-même, lui montrer le monde, embrasser la peau fine de son cou dans le compartiment désert d’un train pendant qu’au dehors défile le paysage européen. Avec lui, il voulait aussi arpenter les ruelles du Caire, grouillantes de vie, gravir le mont Sinaï ou descendre le Nil dans le soir, alors que les fellahs quittent ses plages limoneuses pour la prière de al-maghrib à laquelle appelle au loin le muezzin.
Surtout – et cette pensée lui arrachait des soupirs de tristesse – il aurait voulu danser avec lui au milieu de la foule.