Il est quatre heures du matin et je ne parviens pas à dormir. Du bruit dehors. Et dedans des traces laiteuses qui flottent dans mes limbes. Une cigarette de plus, de la musique à mes oreilles pour couvrir celle de l'extérieur. Et des mots à aligner, comme un dédommagement, qui ne diront pas toute l'angoisse. Je n'ai pas le courage d'écrire sur le roman d'Abdellah Taïa - j'y reviendrai sans doute - que je viens de terminer. Pas le courage non plus d'achever ma note en cours sur Biarritz encore.
Des bulles noires qui s'échappent du cloaque et s'épaississent dans ma gorge et sur mon ventre. Le passé qui bat comme un cœur et l'avenir comme les petites douleurs à venir, la frustration qui grossit.
Rien ne nous prépare à cela. Rien ne dit le monde.
dimanche 27 juin 2010
vendredi 18 juin 2010
A Biarritz

Et je marche dans la rue qui longe de si loin la mer, mais qui l’évoque dans ma mémoire presque davantage que la marche dans le sable, à cause de toutes ces odeurs de crème de bronzage qui remontent de l’enfance pour flotter dans l’air, bientôt, et des couleurs vives des bouées aux formes amusantes attachées les unes aux autres à l’entrée des boutiques. Mais l’été n’est pas encore là, et les objets offerts à l’appétit des enfants et aux sourires nostalgiques des adultes sont encore dans les cartons de la remise. Tout le monde semble attendre les jours meilleurs. Les déambulations des vacanciers, qui me sont si pénibles, avec leurs glaces à la main, les enfants dans les jambes, semblent attendues par quelques Biarrots qui devisent joyeusement aux terrasses qui scandent ma marche dans la rue et sur lesquelles glissent mon regard et un fond d’élégie : c’est dans le souvenir que j’aimerais errer dans cette rue qui conduit au pied de l’Église de Sainte-Eugénie, une fois la place traversée, avec son kiosque que j’ai toujours connu vide mais qui s’illumine peut-être de cuivres et de cris dans les soirées de juillet, cette église où j’entre comme pour la première fois et où bruissent les prières de quelque vieille qui pense plus que d’autres à ses petits-enfants partis au loin et à ses douleurs qui, avec la grâce de Dieu et celle de la chaleur à venir, s’estomperont un temps ; et de vieux touristes aussi négligés qu’exigeants font claquer leurs tongs sur le pavé froid, leur prière à eux pour le dieu soleil et Mercure, avant de rentrer dans leur camping-car – mon Dieu, il est déjà six heures – où les attendent un peu de jambon de Bayonne, du melon, peut-être un avocat péruvien et les informations du soir. De nouveau ébloui par le soleil pourtant déjà un peu bas sur l’Espagne, je distingue mal les quelques barques du vieux port qui clapotent en contrebas : avant d’être une ville balnéaire arpentée par tout le gotha européen, Biarritz fut un humble petit port, du temps que personne ne songeait à se baigner, du temps que les pêcheurs eux-mêmes, et les baleiniers, tombés à l’eau, s’y abîmaient comme des pierres, avant que quelques dames emmaillotées dans leurs froufroutants costumes de bain blancs ne viennent y tremper leurs jambes laiteuses et que les hommes les plus imprudents ne se fassent emporter au loin, par le courant qui s’échappe en tourbillon des baïnes, heureusement sauvés par une figure locale de la force basque – court sur pattes, tout en tronc – et dont le nom ressurgit de temps à autres sous le plume des historiens locaux. Il vous sortait de l’eau comme qui rigole et vous ramenait sur la plage, étendu dans le creux de sa main, sous les applaudissements des dames qui lâchaient leurs ombrelles de frayeur – quelle chose inquiétante que l’océan, tout de même – ou en songeant un instant combien il serait doux de se laisser sauver par ce rustre. Et leurs naïfs époux, à côté d’elles, ricanaient en lissant leur moustache. Mes doigts lâchent ma cigarette qui glisse dans la rue, emportée par le même vent.
Le
sauveteur posait alors un genou à terre, déposait le mauvais nageur sur
le sol et tournait son regard vers le rocher de la Vierge, esquissait
un sourire en direction de la Mère qui, au-delà du plateau de l’Atalaye,
prenait parfois soin de ses enfants. Les Basques furent un peuple
pieux, peut-être autant que les Bretons même si plus économes,
s’épargnant l’endettement des calvaires de pierre.
Il faut
s’enfoncer dans les rues, s’éloigner le plus souvent du front de mer
pour découvrir les hautes maisons, étouffées dans leurs jardinets, et
possiblement étouffantes pour peu que l’on soit peu sensible au
néogothique rococo qui n’a cessé de fleurir dans la seconde moitié du
XIXe siècle et que le touriste un peu rapide ne croit parfois découvrir
qu’en regardant de loin la villa Belza qui surplombe l’océan sur son pic
un jour menacé, et qui est toujours un peu décevante lorsqu’on est à
ses pieds, à cause de toutes ces voitures qui passent, à cause de son
lugubre hautain qui cède à ses alanguissements lorsque, tout comme moi,
on regarde une fois encore sa façade un peu commune. Mais tout de même,
je me prends à inventer ses légendes (la réalité est tout autre) qui
laissent apparaître les pierres sous le plâtre et la dame mélancolique
qui quitte un instant son piano pour aller à la fenêtre où le ciel
crépusculaire (et dans son reflet sur la vitre, elle pense soudain que
ce mot a été inventé pour elle, pâle et corsetée) lui rappelle quelques
phrases de Victor Hugo dans le gros livre à couverture de cuire qui est
dans la bibliothèque où son mari prend quelques notes sur la marche du
monde.
Et s’il lui avait
pris l’envie d’ouvrir l’une des fenêtres – mais elle ne le fit pas, car
c’est ainsi que mourraient encore les jeunes filles trop délicates –
elle aurait peut-être entendu au loin les accords plaqués sur le
Cavaillé-Coll, avec un sinistre wagnérien, par le Baron de l’Espée qui,
ce soir encore, n’aura daigné toucher à aucun des repas que ses trois
cuisines auront préparés, jetés finalement dans la gamelle des chiens et
qui peut-être cette nuit aura senti un peu le poids abandonner sa
poitrine et l’aura autorisé à descendre sur les chemins couverts qu’il
s’est fait aménager et qui serpentent sur la lande, depuis son manoir
massif jusqu’à la plage où je devine à présent, sans pouvoir le vérifier
(cette plage est trop lointaine pour les marcheurs de hasard), des
surfeurs qui rigolent en finissant leurs bières, hésitant à faire un feu
de camp.
samedi 12 juin 2010
Vers le phare
Le soleil s’apprête à disparaître sur
San Sebastian. Rebroussant chemin, je grimpe sur le plateau de l’Atalaye
pour entendre une dernière fois le bruit étrange de l’air chassé par la
mer qui monte dans un boyau de roche ; au loin, les immenses rochers,
le Basta et les autres, dorment dans la mer, arides et millénaires sur
lesquelles grouillent les vies minuscules apportées par le vent et
l’écume.
Il y a quelques années,
alors que je laissai mon regard devenir caverne et le sel sécher sur ma
peau, mon souffle abandonné au sac et au ressac, j’ai sensuellement
éprouvé quelques instants l’être de la roche, comme si se nichait dans
ma mémoire, dans quelques-unes de mes cellules ce passé moléculaire-là,
l’inorganique animé du seul mouvement des électrons, un passé dont je
retrouvais le chemin et la trace. Le souvenir.
Aux
abords des chemins qui descendent vers le vieux port, de petites
plantes grassouillettes, dont je ne retiendrai jamais le nom, ont l’air
de frétiller de bonheur, s’agrippent à la roche avec optimisme,
croissent tant que la terre nichée dans les anfractuosités leur offre le
gite et suffisamment le couvert, mais deviennent de plus en plus frêles
à mesure que je m’approche du port où quelques vieux, la casquette
d’aventurier sous le bras, contemplent quelque chose qui pourrait être
leur œuvre, qui paraît être au-delà même de leur petit bateau, là, à
quai, quelque chose qui disparaîtrait au loin sur l’horizon.
Sur
la digue, je retrouve le danger de l’enfance lorsque, de part et
d’autre d’une allée étroite ou d’une ligne imaginaire, un bassin de lave
ou un gouffre hérissé de piques étaient le danger des minutes à tuer.
Et dans de petites cuvettes aux flancs glauques de mousse, au pied de la
digue, l’eau tiédie fait monter en moi des souvenirs de rivière et de
bras d’eau verte où le courant faiblissait pour accueillir nos jeux et
le soleil – les adultes eux-mêmes s’abandonnaient – sans les jérémiades
de l’eau froide, les petits cris, les ventres rentrés et les mains de ma
mère qui brassent l’air comme si elle ignorait ne pas savoir voler.
L’eau de mon imaginaire, c’est-à-dire celle de mon enfance, est la
rivière près de laquelle j’ai grandi, et le chemin de hallage crevassé,
les saules pleureurs et les péniches ; les histoires terribles de l’eau
que ma grand-mère racontait, la pauvreté des ancêtres mariniers, mon
arrière-grand-mère qui recousait avec de grosses aiguilles la toile
épaisse de leurs pantalons, dans sa petite maison de deux pièces – une
par étage – qu’elle partageait avec des Russes émigrés, cette petite
maison qui existe toujours et qui se dessine à grands traits dans ma
mémoire, et dans laquelle l’eau montait quelquefois.
Le
sable est encore brûlant et je marche là où il est humide, là où la mer
dépose ses algues, les morceaux de bois – bientôt les bouteilles en
plastique et les morceaux de filets –, le regard déjà aiguillé par le
phare : sur mon dos, sur mes bras et mon ventre courent la chimie du
passé et le plaisir furtif dans les allées creusées dans la roche.
Quelque
part, sur une autre plage, mon père dort sur le dos, à l’ombre d’un
parasol, et ma mère lit un roman. Je suis assis dans le sable, dans mon
petit maillot de bain rouge en éponge, un bob vissé sur la tête et, sous
un autre parasol, je remplis d’eau les douves de mon château, je
consolide les tours qui s’écroulent quand même et je reste de longues
minutes à regarder le sable blanchir en séchant. Devant mes yeux, je
fais rouler entre mes doigts les grains de sable pour mesurer la variété
des couleurs qui le composent. La mer me fait un peu peur, son eau
brûle un peu l’intérieur du nez et les yeux. J’y trouve des jeux autres
que ceux de la rivière, et l’on roule dans les vagues, on se retrouve
sans dessus dessous. Plus loin des enfants jouent à la balle. Plus loin
encore, à l’abri des regards, dans les dunes, des adolescents enhardis
retirent aux jeunes filles les hauts de maillot de bain pour leur
caresser les seins.
Des
vieilles traînent encore leurs mains gantées sur les tables de chez
Dodin, en chassent les miettes de sucre, d’énormes lunettes de soleil
vissées sur le nez – et le chien soupire d’aise sur la chaise en osier.
Les surfeurs se douchent sur la plage, enroulent leur combinaison autour
de leur taille pour se savonner le torse brun, frottent
consciencieusement, dissimulé encore sous la toile caoutchouteuse, leur
bas ventre dans un vestige de parade amoureuse. Il me semble que toute
ma vie a tendu vers ce moment. J’y trouve à cet instant le pas
difficile, mes chevilles enfoncées dans le sable et le désir qui passe
sur moi comme une ortie, la brûlure sur mes mains, le plaisir et
l’horreur devant cette force, la mienne, celle des autres surtout, qui
saccage tout et ne peut qu’abandonner un cadavre.
Des
lumières s’allument dans quelques chambres de l’hôtel du palais où
passent à la fenêtre les fantômes. Je suis à ses pieds. La plage
continue de s’étendre devant les belles bâtisses du monde fortuné qui se
calfeutrent derrière les volets clos, les tourelles et les oriels. Et
le petit escalier qui monte de la plage et me rapprochera peut-être un
peu plus du phare.
mercredi 19 mai 2010
Le pêcheur
Le vieux somnolait, son visage offert au soleil. Le chapeau roulait dans le fond de la barque au gré des vagues et du vent qui sifflait quand passaient un peu bas les avions de guerre. C'était alors assourdissant, mais ils laissaient le vieux sans peur. On entendait au loin, à l'intérieur des terres, le chuintement des bombes qui froissaient l'air avant de s'abattre avec un bruit terrible qui couvrait les sirènes.
Le vieux gratta sa peau qui, depuis des semaines, se détachait en longs rubans translucides. Il y avait quelque chose dans l'air.
Il se leva péniblement, les jambes un peu engourdies, et alla à l'autre bout de la barque, tira sa ligne et vérifia si le morceau de journal qu'il avait mâchouillé était toujours accroché à l'hameçon. Ça allait. Il la remit à l'eau et jeta un coup d'œil circulaire. Çà et là des poissons transparents exhibaient leur ventre au ciel bleu ; le vieux se demandait ce qui lui arriverait s'il en mangeait un...
On disait que ça vous faisait crever à petit feu, que vous entrailles noircissaient en une nuit, que vos cheveux restaient sur l'oreiller et vous restiez là, sur votre grabat, à vous tordre de douleurs pendant des jours et des jours qui n'en finissaient plus.
Mais, tout de même...
Le vieux prit un bâton au fond de la barque et se pencha au dessus de l'eau. Il appuya la pointe sur le ventre d'un de ces poissons, qui s'enfonça en laissant échapper un bruit amusant de baudruche percée qui illumina d'un sourire le visage du vieux.
Mouais...
Il regarda le soleil dans le ciel et jugea qu'il était temps de rentrer. Il n'avait rien pris, aujourd'hui comme hier, et encore les jours d'avant. Mais il y avait encore un peu d'essence dans le moteur.
Sur le chemin du retour, il vit flotter un corps.
Il lâcha un soupir qui ne venait pas de très loin, de quelque part dans le haut de sa gorge, là où sa salive séchait en écume noire.
Le vieux gratta sa peau qui, depuis des semaines, se détachait en longs rubans translucides. Il y avait quelque chose dans l'air.
Il se leva péniblement, les jambes un peu engourdies, et alla à l'autre bout de la barque, tira sa ligne et vérifia si le morceau de journal qu'il avait mâchouillé était toujours accroché à l'hameçon. Ça allait. Il la remit à l'eau et jeta un coup d'œil circulaire. Çà et là des poissons transparents exhibaient leur ventre au ciel bleu ; le vieux se demandait ce qui lui arriverait s'il en mangeait un...
On disait que ça vous faisait crever à petit feu, que vous entrailles noircissaient en une nuit, que vos cheveux restaient sur l'oreiller et vous restiez là, sur votre grabat, à vous tordre de douleurs pendant des jours et des jours qui n'en finissaient plus.
Mais, tout de même...
Le vieux prit un bâton au fond de la barque et se pencha au dessus de l'eau. Il appuya la pointe sur le ventre d'un de ces poissons, qui s'enfonça en laissant échapper un bruit amusant de baudruche percée qui illumina d'un sourire le visage du vieux.
Mouais...
Il regarda le soleil dans le ciel et jugea qu'il était temps de rentrer. Il n'avait rien pris, aujourd'hui comme hier, et encore les jours d'avant. Mais il y avait encore un peu d'essence dans le moteur.
Sur le chemin du retour, il vit flotter un corps.
Il lâcha un soupir qui ne venait pas de très loin, de quelque part dans le haut de sa gorge, là où sa salive séchait en écume noire.
dimanche 9 mai 2010
L'enfance de l'autre
Regarder les photos d'enfance de mes amis adultes - ceux que je n'ai pas connus à l'âge des pantalons courts - est toujours une expérience étrange en ce qu'elle pose des limites incertaines.
L'impression de familiarité est chaleureuse : on reconnaît les traits et l'on essaie de deviner, dans la physionomie ronde et si peu marquée encore par la personnalité, ce qui fera l'amitié et le plaisir de voir arriver, au détour d'une rue, ce visage agréable.
Distance infranchissable également, et un peu douloureuse : tout ce que l'Autre a bien voulu nous dire de lui, de son enfance, est là, dans le décor étroit de la photographie, mais surtout hors cadre, ce qui a fait l'autre avec sa mémoire et ses sens, agglutinations invraisemblables et à jamais hermétiques.
J'éprouve souvent de la tendresse en regardant ces frimousses figées dans une mémoire qui n'est pas la mienne - quelle fut la joie à porter cette panoplie d'indien ou de princesse ? Quelles histoires à soi racontées ? Et quel est l'ennemi imaginaire vers lequel on brandit l'épée en plastique ? A qui est adressé ce sourire ? Tendresse mâtinée de nostalgie à l'égard de l'enfance, le lieu véritable de la mémoire (comme le dit, mieux, Pontalis). J'ajouterais : des étés qui n'en finissent pas, d'un monde qui s'arrête encore au regard avide de couleurs, de textures et d'aventures.
L'impression de familiarité est chaleureuse : on reconnaît les traits et l'on essaie de deviner, dans la physionomie ronde et si peu marquée encore par la personnalité, ce qui fera l'amitié et le plaisir de voir arriver, au détour d'une rue, ce visage agréable.
Distance infranchissable également, et un peu douloureuse : tout ce que l'Autre a bien voulu nous dire de lui, de son enfance, est là, dans le décor étroit de la photographie, mais surtout hors cadre, ce qui a fait l'autre avec sa mémoire et ses sens, agglutinations invraisemblables et à jamais hermétiques.
J'éprouve souvent de la tendresse en regardant ces frimousses figées dans une mémoire qui n'est pas la mienne - quelle fut la joie à porter cette panoplie d'indien ou de princesse ? Quelles histoires à soi racontées ? Et quel est l'ennemi imaginaire vers lequel on brandit l'épée en plastique ? A qui est adressé ce sourire ? Tendresse mâtinée de nostalgie à l'égard de l'enfance, le lieu véritable de la mémoire (comme le dit, mieux, Pontalis). J'ajouterais : des étés qui n'en finissent pas, d'un monde qui s'arrête encore au regard avide de couleurs, de textures et d'aventures.
mardi 4 mai 2010
Le sentiment de discontinuité
J'étais ce soir assis dans le métro, éreinté et agacé, dans ces moments qui vous feraient prendre en grippe un type un peu lent sur votre marche, bousculer malaimablement les imbéciles qui se campent dans l'entrée même du wagon. Tout de même, pas assez fatigué pour appuyer la tête contre la partie haute du dossier, en fer, et pester quand un crétin relâche violemment le strapontin au point de vous faire mal à la tête. Tout de même, suffisamment pour laisser mon esprit vagabonder au fil de ma lecture, laisser mon hémisphère gauche déchiffrer consciencieusement les caractères, tandis que le droit battait la campagne, se laissait guider par la musicalité des mots, ne leur accordant que le plaisir hasardeux de la bifurcation. Un peu comme lorsque, dans le demi sommeil du matin, vos rêves se laissent influencer par votre environnement, intègrent un instant le bruit de la rue, le réveil, le téléphone ou les mots de celui qui a déjà quitté les draps.
J'ai fini par entendre puis par écouter ce que disait un homme d'âge mûr derrière moi, en conversation spontanée avec les quidams. J'ai fini par l'entendre, parce qu'une phrase revenait comme un leitmotiv : « C'est ça le capitalisme, les pauvres sont abandonnés sur le bas-côté ». L'espace de trois stations de métro, il l'a bien répété quatre fois, pas tant (je suppose) pour en convaincre son interlocuteur que pour assurer une continuité à sa prosopopée : celui qui répétait cette phrase, qui la répéterait peut-être inlassablement après mon départ, après le départ de tous les voyageurs, ce n'était plus tout à fait lui. C'était une voix en lui qui se faisait entendre par instant, la voix morte d'un temps où un autre monde était possible, un peu geignarde, à la façon de ces vieilles personnes qui peuvent ressasser la même idée, la ruminer, lui donner toujours les mêmes mots. Une voix qui, peut-être un jour, finira par couvrir toutes les autres.
Je ne fais plus guère cette expérience, mais il y a quelques années encore, il m'arrivait quelquefois, en me regardant dans le miroir, dans la lumière orange d'un éclairage faible, de perdre le sentiment de continuité, comme si les axiomes de votre être se délitaient un instant : cette bouche, ces traits un peu plus marqués, ce regard que vous ne savez toujours pas maîtriser (pour lui insuffler la richesse de vos émotions), ce nez - cela n'est plus vous un instant. Sentiment d'incongruité absolue. Discontinuité angoissante. Puis, ça revient, vous retrouvez le fil, non des pensées, mais de votre être.
All that you touch
All that you see
All that you taste
All you feel
All that you love
All that you hate
All you distrust
All you save
All that you give
All that you deal
All that you buy
Beg, borrow or steal
All you create
All you destroy
All that you do
All that you say
All that you eat
And everyone you meet
All that you slight
And everyone you fight
All that is now
All that is gone
All that's to come
And everything under the sun is in tune
But the sun is eclipsed by the moon
Pink Floyd, "Eclipse" (Dark side of the moon)
J'ai fini par entendre puis par écouter ce que disait un homme d'âge mûr derrière moi, en conversation spontanée avec les quidams. J'ai fini par l'entendre, parce qu'une phrase revenait comme un leitmotiv : « C'est ça le capitalisme, les pauvres sont abandonnés sur le bas-côté ». L'espace de trois stations de métro, il l'a bien répété quatre fois, pas tant (je suppose) pour en convaincre son interlocuteur que pour assurer une continuité à sa prosopopée : celui qui répétait cette phrase, qui la répéterait peut-être inlassablement après mon départ, après le départ de tous les voyageurs, ce n'était plus tout à fait lui. C'était une voix en lui qui se faisait entendre par instant, la voix morte d'un temps où un autre monde était possible, un peu geignarde, à la façon de ces vieilles personnes qui peuvent ressasser la même idée, la ruminer, lui donner toujours les mêmes mots. Une voix qui, peut-être un jour, finira par couvrir toutes les autres.
Je ne fais plus guère cette expérience, mais il y a quelques années encore, il m'arrivait quelquefois, en me regardant dans le miroir, dans la lumière orange d'un éclairage faible, de perdre le sentiment de continuité, comme si les axiomes de votre être se délitaient un instant : cette bouche, ces traits un peu plus marqués, ce regard que vous ne savez toujours pas maîtriser (pour lui insuffler la richesse de vos émotions), ce nez - cela n'est plus vous un instant. Sentiment d'incongruité absolue. Discontinuité angoissante. Puis, ça revient, vous retrouvez le fil, non des pensées, mais de votre être.
All that you touch
All that you see
All that you taste
All you feel
All that you love
All that you hate
All you distrust
All you save
All that you give
All that you deal
All that you buy
Beg, borrow or steal
All you create
All you destroy
All that you do
All that you say
All that you eat
And everyone you meet
All that you slight
And everyone you fight
All that is now
All that is gone
All that's to come
And everything under the sun is in tune
But the sun is eclipsed by the moon
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