lundi 9 mars 2009

De ceux-là

Un vieux monsieur est là, appuyé contre l'angle du mur (je devine presque la marque que l'arrête va durablement laisser sur l'épaule anguleuse). Certains commencent à plier : ils entassent les cageots vides, décrochent les toiles de plastique bleu qui séparent certains étals d'autres. Plus loin, un jeune maraîcher surveille du coin de l'œil le vieux monsieur (j'ai envie de l'appeler Paul), pose délicatement par terre, dans un cageot un peu déglingué, les fruits moins bien calibrés (moins ronds, moins rouges, que sais-je encore), un peu abîmés, ceux qui n'ont pas eu l'heur de plaire aux chalands, ceux qui ont appelé chez certains enfants des moues dégoûtées ou des « beurks » sonores. Paul est toujours immobile : les rares mamans (les papas sont déjà installés en terrasse : ils feuillettent le journal), les quelques vieilles qui peinent à tirer leur cabas sont encore trop nombreuses. Il surveille leurs allées et venues, s'impatiente peut-être, craint qu'un autre, plus audacieux, moins timide (quel terrible luxe que la timidité) ne le devance et rafle la totalité des fruits et légumes qui resteront sur le trottoir - oh, pas bien longtemps - après le départ des marchands. Pendant ce temps-là, un peu plus loin dans la rue, une dame sans âge, son foulard de vieille campagnarde d'Europe centrale sur la tête, demande de l'argent dans un mauvais français, écroulée dans ses sacs, nombreux et défraîchis. Dans quel hangar désaffecté les traîne-t-elle encore le soir ? Je passe devant elle sans oser la regarder : j'ai déjà donné la monnaie de mes poches - butin bien léger (on soupçonne mal les mécanismes odieux qui peuvent vous conduire à ne garder dans les poches que la monnaie la plus dérisoire) - à un vieux monsieur en casquette, à qui j'ai eu envie de dire « à la vôtre ».
Je ne peux évidemment pas prétendre que c'est à cause de cela que je m'étais fâché avec elle, mais j'avais difficilement supporté ce que m'avait dit Hélène un jour, à savoir qu'elle ne donnait qu'à ceux qui faisaient quelque chose - les chanteurs, les vendeurs de journaux : même dans la rue, même avec un pauvre violon à deux cordes, on leur demande encore de jouer le jeu, de perpétuer encore, à un degré dérisoire, le système même qui a contribué à les exclure. Farce sordide.

Quelle fut leur enfance ? - voilà la question que je me pose à l'occasion, à voir les visages parcourus des sillons de la faim et de la rue.

Quand j'habitais encore Montrouge et que nous allions à l'occasion faire les courses en voiture, O. et moi, il y avait, dans le parking souterrain du grand supermarché, un petit garçon (polonais je crois), de dix ou onze ans, qui attendait là la main tendue. Dans un parking souterrain, c'est-à-dire (il faut bien le comprendre), dans la lumière artificielle, parmi les pots d'échappement, il se poussait pour laisser passer les caddys pleins. Pour me donner bonne conscience - parce que ce petit visage souriant, dans ce parking, était intolérable - je lui laissais la pièce du caddy, des fruits et des bonbons. Il me remerciait, ce qui était plus insupportable encore, et il me faisait au revoir de la main. Et je restais silencieux dans la voiture, non sans laisser émerger à la surface de ma conscience, l'envie de l'enlever. « Oui, le monde peut être autre chose ».

Il faudra rendre des comptes un jour pour tous ceux-là : les parents que l'on vient cueillir à la sortie des écoles et que l'on renvoie « chez eux » ; les humiliations incessantes de la pauvreté ; les petites prostituées d'Europe centrale ou d'Afrique sur lesquelles passent les vendeurs, les pères de famille, les flics à l'occasion ; le délit d'aide à personne en situation irrégulière ; les campements dans le bois de Vincennes ; ceux aux abords du shuttle ; les passagers clandestins jetés à l'eau ; la porte de l'église Saint-Bernard enfoncée à la hache ; le DAL condamné.

1 commentaire:

  1. Il y a aussi les poubelles, qu'ils fouillent rapidement en jetant des regards honteux alentour. C'est le moment que je choisis pour me détourner, parce que je suis un lâche. Mais que ferait mon regard, sinon les gêner davantage?
    Écrit par : calystee | 10 mars 2009

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