samedi 28 février 2009

Des objets, toujours des objets

En réponse au commentaire de Lancelot sur ma note traitant des vieilles photos, j'ai eu envie de refaire un point sur la façon dont je vois les choses. J'avais déjà abordé la question au tout début de mes activités sur le blog et ces questions-là sont récurrentes.

Je voudrais partir d'un constat que, pour beaucoup, nous faisons à l'occasion : l'objet n'est pas que cette chose sans vie, posée là, décorative ou fonctionnelle, dont nous userions, que nous regarderions, sans interactions complexes. Nous avons tous constaté sa propension à disparaître, à se cacher, à parfois tomber sous notre regard - et dans ces cas-là, il semble même se livrer à une certaine provocation. Pierre Herbart, que j'ai pas mal étudié, se laissait volontiers aller à les croire capables de tout : observer silencieusement, mais avec une intensité pouvant véritablement rendre fou, complotant à l'occasion. De ce point de vue, les objets conserveraient (ou développeraient) un caractère magique qui les apparenterait aux fétiches. Pierre Herbart est en phase avec son époque : les surréalistes, dont il fut le contemporain, interrogeaient eux aussi la fausse innocence de la chose, objet qu'ils s'échinèrent à manipuler, à détourner dans une sorte de préfiguration de l'installation artistique : de l'objet naît du sens indépendamment de sa fonction. Ils étaient tout à la fois fascinés (tout comme moi) par l'illustrateur Grandville (mort à l'asile d'aliéné), qui évoquait la sourde menace de l'objet, et par les objets religieux d'Afrique et d'Asie, très officiellement chargés magiquement (« chargé » au sens presque électrique du terme).
Lancelot émet l'hypothèse que les objets conservent une trace, une charge conférée par ceux qui les ont possédés auparavant. Je ne sais pas si, en écrivant cela, il pense également aux maisons qu'on dit maudites, dans lesquelles on se sent mal à l'aise, dont les murs semblent exsuder les angoisses, les tragédies qu'ils auraient comme magnétiquement enregistrées.

Il y a beaucoup de traces, préindustrielles, de la fascination qu'exerçaient les objets, dans la mesure où celui qui les fabriquait avait un statut particulier (et je pense bien sûr tout naturellement au forgeron qui violentait la terre nourricière). On peut imaginer que l'objet fabriqué conservait potentiellement une part surnaturelle, ce d'autant plus facilement que la magie était alors partout et que la pensée était essentiellement d'ordre analogique - magie toutefois neutralisée, peut-être, dans la mesure où, sauf à être cassé, il demeurait longtemps dans une famille, s'usait, perdait peu à peu de la substance, passait de main en main sans que l'on songe, sans doute, à transmettre simultanément son histoire, les conditions de son acquisition : il était dans la famille et les paysans se seraient étonnés que l'on cherche à en connaître la provenance.
(Et je tiens à préciser à Lancelot que les objets rituels que les touristes ou les marchands d'art achètent à présent en Afrique ont fait l'objet d'une manipulation magique, de la part du sorcier, afin de les neutraliser : c'est sans aucun pouvoir qu'ils sont vendus, ils sont redevenus un morceau de bois. On ne peut toutefois sans doute pas en dire autant des objets volés à l'époque de la colonisation.)

La révolution industrielle marqua une rupture violente, orchestrée principalement autour de deux phénomènes : d'une part, la production de masse, d'autre part, le triomphe de la Raison.
La production de masse est censée marquer la disparition de l'objet artisanal et voit l'apparition et la généralisation de la normalisation - et par goût, et par nécessité. Par goût, parce qu'on y voit la manifestation de la raison : optimiser l'objet, le rendre fonctionnel, réduire l'inutile (mais l'inutile reviendra : la forme, soumise à la mode), le rendre interchangeable, promettre à l'acheteur du nord qu'il aura exactement la même chose que celui du sud. Apparaît alors l'ingénieur. Par nécessité également, parce qu'avec la diffusion du libéralisme et l'idée de production, il faut pouvoir découper toutes les étapes sur une chaîne de fabrication, et assigner à un petit paysan venu à la ville une tâche simple à réaliser.
La production de masse, tout à la fois cause et conséquence de l'implacable couverture du pays en voies ferrées semble promettre la neutralisation de l'objet. Mais ce n'est pas si simple, notamment parce qu'avec la possible accumulation de choses (ce qui n'est plus, depuis la Révolution française, le seul apanage de la noblesse, et bien parce qu'à présent chacun peut prétendre à leur possession) apparaît un phénomène d'aliénation.
La paysannerie ne se posait guère la question de l'accumulation : y avait-il assez à manger ? pourrait-on doter les filles d'une dote ? La noblesse avait été dans l'accumulation et bien entendu dans une certaine forme de compétition qui mit à genoux bien des membres de la petite noblesse qui s'épuisait à tenir son rang ; et la dette du royaume était elle-même considérable à la veille de la Révolution. Pour autant, c'est la bourgeoisie sans doute qui initia véritablement l'accumulation comme valeur. D'une part, parce que c'était elle qui disposait des moyens de production ; d'autre part, parce que, même très anciennement enrichie, elle émanait du tiers état et, ne pouvant accéder au statut de noble (sauf sous Napoléon et au moment de la Restauration), il importait qu'elle puisse se distinguer de la masse des gueux - paysannerie pauvre, paysannerie riche mais inculte, petits commerçants. Demeura le goût pour l'objet d'art. Si on réclamait autrefois à l'artiste de célébrer la puissance de Dieu ou du seigneur, on lui demande à présent de fêter les valeurs de la société bourgeoise - enrichissement, modernité. Et c'est bien à la croisée de questionnements multiples que les artistes du XIXe siècle exercèrent leur art, dans un monde qui évoluait sans cesse, fascinés ou terrorisés par une technicité qui promettait un progrès sans fin. De là vient la multiplicité des courants artistiques, les procès retentissants que les autorités firent, à l'occasion, aux artistes qui refusaient de participer à la seule célébration de la société bourgeoise. De là également la volonté des artistes d'assurer leur autonomie, de refuser aux critiques officiellement bourgeoises le droit de juger de leur art : seuls les pairs y étaient autorisés.
L'attrait pour l'objet artisanal - tel qu'on l'éprouve aujourd'hui, égarés que nous sommes dans la quête d'une authenticité qui n'est que création sociologique (il suffit, pour s'en convaincre, de regarder les émissions consacrées à ces maisons superbes dont on nous offre à voir toutes les pièces) - ne pouvait pas rivaliser avec la fascination qu'exerçait l'objet fonctionnel et dont l'accumulation, à l'instar de celle de l'objet d'art, signalait la richesse.
À tel point que, bientôt, le décor l'emporta sur la simple addition d'objets, ces derniers se trouvant en quelque sorte médiatisés. Médiatisés par ceux qui possédaient, médiatisés également dans le regard de ceux qui ne possédaient pas et qui entendaient à l'occasion, à l'heure d'une voie communiste possible, redéfinir les valeurs humaines. (Mais les communistes ne dénonçaient pas la profusion des objets. Ce qu'ils dénonçaient, c'était leur mode de production qui aliénait le prolétariat pas encore devenu consommateur : la valeur d'échange enrichissait le capital et donc les possédants. En aucun cas, ils n'auraient célébré l'objet artisanal et, d'ailleurs, les résistances déployées par certains, en URSS, à l'heure de la standardisation de l'objet, reprochant à la marchandise d'être dénuée d'âme, provoquèrent la foudre des intellectuels communistes qui n'y voyaient qu'une résistance de la réaction.)
Les romans de Nizan regorgent de ces décors, de ces intérieurs qui font sens et qui désignent au lecteur l'ennemi : regardez ces objets accumulés qui sont le propre de la bourgeoisie. Le recours au décor pour signaler leur statut social ou leurs positions idéologiques est même à ce point ancrée dans la bourgeoisie - nous dit Nizan - qu'il se manifeste même chez celle de la jeunesse bourgeoise qui feint de prendre fait et cause pour la révolution : l'intérieur épuré d'une chambre de bonne (achetée par papa), le minimum de confort, le portrait de Lénine trônant en bonne place en disent davantage sur ce que le jeune personnage veut sociologiquement et idéologiquement signifier que sur ce qu'il est sociologiquement. (Rien n'a vraiment changé aujourd'hui : un intérieur bourgeois épuré ne signifie pas l'indifférence à l'objet. L'absence même de l'objet célèbre sa valeur et le prix de son renoncement. Son absence est retentissante et signale tout sauf l'indifférence.)

Après avoir suscité l'intérêt des artistes, lesquels dénonçaient à l'occasion leur inquiétante profusion ou célébraient le retour à l'objet unique - c'est-à-dire artisanal -, après avoir essaimé dans les couches financièrement inférieures, l'objet (la chose), est devenu à son tour un objet d'étude philosophique (Heidegger, Arendt, Simondon, etc.), historique (Mumford), sociologique (Baudrillard).
En 1972, dans sa  Théorie des objets, Abraham Moles définit plusieurs types de rapports à l'objet :
- mode ascétique : l'homme se méfie du pouvoir magnétique des choses et de l'emprise que les objets, perçus comme des ennemis vaguement dangereux, ont sur lui ;
- mode hédoniste : le plaisir de la possession atteint son paroxysme ;
- mode agressif : s'approprier l'objet dans un refus total de l'aliénation, casser, détruire (l'exemple des hordes barbares) ;
- mode de l'acquisition : l'être disparaît derrière les possessions ;
- mode esthétique : acquisitions répétées mais avec des critères étroitement définis et avec une forte censure interne ;
- mode surréaliste : intérêt manifeste pour la disposition des objets. Expérience rare et exigeante ;
- mode fonctionnaliste : l'objet est réduit à sa fonction ;
- mode kitsch : plaisir hédoniste de la possession mâtinée de pseudo-fonctionnalisme.
Chacun peut se positionner par rapport à l'objet en fonction de ces différents rapports possibles. Et l'histoire de la publicité souligne, elle aussi, l'évolution des grandes tendances. Dans les années cinquante, la réclame met en avant le mode fonctionnaliste : il s'agit de souligner le travail de la ménagère, de faciliter la vie de monsieur avant (la toilette, le rasage) et après (comment se détendre grâce à l'objet) le travail. Mais parce que l'intérêt pour l'objet se nourrit aussi (et surtout ?) des différences que l'on se doit de maintenir avec les autres classes sociales, et parce que le mode fonctionnaliste est à présent opérant dans toutes les classes grâce à l'invention du crédit à la consommation, il importe de se distinguer selon d'autres modalités. Certains artistes tendent à répéter le mode agressif qu'une société apaisée, civilisée, est censée avoir occulté. Le mode kitsch, tellement parisien, qui requiert une affirmation outrancière de ses choix, vise également la distinction : entretenir à l'objet un rapport distingué, bien loin de la fascination supposée de la populace. Bien évidemment, aucune de ces postures n'est tenable sur le long terme ; dans la mesure où elles sont largement orientées par la société de consommation, elles finissent par se diffuser dans toutes les sphères de la société et il est tacitement inadmissible qu'une attachée de presse du XXe arrondissement partage le même rapport à l'objet qu'une gardienne de vaches béarnaise ou qu'un caïd du XIXe. Il est des objets dont les publicitaires affichent l'universalité. En écrivant cela, je pense à l'iPhone. La marque Apple a toujours fait reposer sa communication sur l'élitisme : vous deveniez artiste rien qu'en achetant un McIntosh. Vous vous distinguiez de la plèbe qui allait acheter dans un hypermarché un PC laid et cinq à six fois moins cher. La tactique semble avoir sensiblement changé avec l'iPhone. Malgré ses manques fonctionnels (réels), malgré sa fragilité, il est en train de se répandre chez tous ceux qui veulent se distinguer et qui pourront de moins en moins le faire du fait de son succès commercial. On est prêt à être dans le rouge dès le 15 du moins pour s'équiper du précieux objet. Mais l'alliance des marchands du temple et des ingénieurs a tout prévu. Le nouvel objet (de nouvelle génération) est là, attend dans l'ombre ; plus perfectionné, à l'occasion plus cher (pendant ce temps-là, le prix de l'objet de première génération a baissé de sorte que toutes les couches sociales ont finalement pu s'équiper).

1 commentaire:

  1. Diantre, quel exposé à la conclusion effrayante... Mais c'est effectivement très intéressant.
    Pensées 'en vrac' (excuse, je ne saurais les ordonner ce soir) suscitées par ta note :
    1)Il faudra que je lise Pierre Herbart.
    2)Je n'avais pas pensé aux maisons en tant qu'objets la dernière fois, mais sans aucun conteste : oui ! Quelle autre "chose" peut mieux qu'une habitation conserver la trace (positive ou négative) de ses habitants ?
    3)J'aime bien les divers "modes" de rapport à l'objet dont tu fais la liste. Comment échapper à la tentation de chercher celui qui nous convient le mieux ? D'un point de vue théorique, j'affectionne les modes "ascétique" et "agressif". Dans la pratique.... mystère....
    Écrit par : Lancelot | 01 mars 2009
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    > Lancelot : Dans Le Rôdeur (1931), Alcyon (1945) et La Licorne (1964), ces objets inquiétants sont présents. Mais leur pouvoir apparaît véritablement dans deux recueils de nouvelles ou de courts textes : Histoires confidentielles et Textes retrouvés. Mais il y a un autre joli livre (que l'on trouve peut-être plus facilement), c'est L'Âge d'or.
    Écrit par : christophe | 14 mars 2009

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