samedi 27 novembre 2010

مخاصمك يا قلبي (Mekhasmik Ya Galbi)

Presque complètement avachi sur les coussins, la pipe du narguilé à la main, la fumée sortant de sa bouche en volutes épaisses, le docteur surprit le regard de la femme de l’administrateur posé, avec un mélange poisseux d’avidité et d’autorité, sur Hassan. Ce dernier se leva comme un automate pour la rejoindre au milieu de la salle aux premières notes de la rumba jouée par l’orchestre.
C’était une nuit brûlante, de celles qui promettent leur lot de crimes. Le docteur trouverait sans doute au petit matin, éparpillés dans les chambres de l’hôpital, des hommes éventrés et des femmes salement amochées, peut-être des gosses aussi comme ça arrivait parfois : tous ne venaient pas mourir là du typhus.
Et puis, il avait un peu trop fumé dans sa chambre, allongé sous le ventilateur bourdonnant, et une bouteille vide de whisky avait roulé sous son lit.
La peau de son visage fiévreux portait les traces du rasoir – il tremblait un peu ces jours-ci – et sous son costume froissé en lin, il sentait perler des gouttes de sueur dans son dos. Il  posa la pipe, sortit de sa poche un mouchoir pour s’éponger le front et interpela le serveur.
Le champagne, qui souffrait du voyage, était déjà tiédi par la chaleur ambiante, mais il avait une pépie incroyable. Il vida sa flûte d’une traite et en saisit une autre sur le plateau. Ce gros con d’administrateur et sa truie savaient à peine recevoir. Des parvenus dont les familles s’étaient enrichies pendant la guerre. On disait que le vieux recevait l’argent des mains mêmes du Kaiser…
Dans ces moments-là, le docteur peinait à contenir la rage qui se diffusait dans tous ses membres comme une onde, qui le faisait trembler et transpirer. Et de voir cette grosse vache dans sa tenue d’apparat, qui avait sans doute donné des ordres pour qu’on n’allumât les lampes qu’avec parcimonie – par radinerie, mais surtout parce que sa peau fanée craignait la lumière –, cette vieille carne rejetait sa tête en arrière et faisait maintenant onduler ses doigts sur les hanches d’Hassan qui ne savait pas bien se défendre, qui ne voulait peut-être même pas, qui serait ce soir ou demain la proie de cette bonne femme.
Le docteur ne savait pas bien pourquoi on l’invitait encore à ces réceptions pathétiques où le vieux continent venait s’encanailler, alors qu’au dehors le vent d’une nouvelle guerre commençait à souffler. Solidarités de classe qui ne gommaient qu’imparfaitement le mépris dans lequel on les tenait, lui et le monde : « Je vous admire sincèrement de toucher toute la journée ces gens crasseux… », lui avait un jour dit la femme de l’administrateur, tout en tripotant de ses doigts boudinés les perles qu’elle avait au cou. Et pourquoi lui-même acceptait-il encore ces invitations ?… Peut-être à cause de ce jeu de chat et de souris… Le docteur et cette femme se toisaient en se demandant lequel allait chuter le premier, et dernièrement, elle avait marqué des points : en un regard, elle avait tout compris et avait fait une réflexion sur le beau Hassan que le bientôt vieux docteur traînait partout…
Il n’arrivait plus à détacher ses yeux de ce couple, et il répondit un peu sèchement à la femme qui, à côté de lui, la bouche pâteuse de kif, venait d’essayer d’engager une de ces conversations imbéciles de circonstance.
Perdu dans ses pensées sauvages, les doigts crispés sur la flûte de champagne, il restait suspendu aux jolies lèvres d’Hassan qui semblait ne pas dire un mot à sa cavalière, concentré sur les pas à suivre, et pendant un furtif instant, le docteur retrouva intacte la sensation de ses doigts gantés sur le torse d’Hassan qu’il voyait pour la première fois, grimaçant de douleur sur le lit d’hôpital. La régularité de la petite plaie qui lui entaillait superficiellement quelques centimètres de peau et qui n’était plus à présent qu’une boursoufflure cicatricielle sur laquelle le docteur rêvait encore de faire glisser ses doigts, petite ligne presque droite un peu plus sombre sur la peau brune du jeune homme.
Pourquoi s’était-il entiché de ce garçon, ce n’était pas bien clair, pas davantage que ce qu’il espérait secrètement. Mais par le passé, à Genève, il avait déjà été traversé de ces égarements. Et s’il avait pu à chaque fois échapper au scandale, il faut bien avouer que ces épisodes douloureux avaient largement contribué à sa venue au Caire.
Hassan, qui dansait encore sur cette chanson larmoyante qui décidément n’en finissait pas, ne lui lançait même pas un regard.
Et toute cette chaleur écœurante, lui qui n’aimait que le froid mordant de montagnes de son enfance… Hassan n’avait jamais vu la neige et un jour que le docteur était particulièrement enfiévré, il lui avait promis de la lui montrer. Hassan avait ri, avec toute l’innocence de sa jeunesse, tous ses rêves qui allaient venir mourir entre les draps d’un de ces stupides colons…

مخاصمك يا قلبي
Malgré lui, le docteur était poreux aux paroles mélancoliques du morceau que jouait l’orchestre, et il se sentait envahi par un de ces accès sentimentaux qui le laissaient démuni quand la colère retombait. Il devait alors rester allongé pendant des heures, la douleur vrillant sa tête et son désir vissé au ventre, son pauvre cœur morose froissé par cette obsession : il ne rêvait que d’embrasser Hassan, le porter sur le lit, le déshabiller lentement et regarder, avec l’envie de pleurer, cette peau lisse, jusqu’à ce que la mort ou le chaos ne viennent interrompre cette contemplation de poète. Le docteur voulait  surprendre l’endormissement d’Hassan, la tête posée sur son torse. Ou bien il voulait l’entendre rire, encore et encore. Il voulait s’abreuver de cette jeunesse et redevenir beau lui-même, lui montrer le monde, embrasser la peau fine de son cou dans le compartiment désert d’un train pendant qu’au dehors défile le paysage européen. Avec lui, il voulait aussi arpenter les ruelles du Caire, grouillantes de vie, gravir le mont Sinaï ou descendre le Nil dans le soir, alors que les fellahs quittent ses plages limoneuses pour la prière de al-maghrib à laquelle appelle au loin le muezzin.
Surtout – et cette pensée lui arrachait des soupirs de tristesse – il aurait voulu danser avec lui au milieu de la foule.

1 commentaire:



  1. Ici, il neige.
    La température est, depuis quelques jours déjà, en dessous de zéro. L'eau qui parfois vient se loger entre le trottoir et la chaussée est gelée. Je suis à environ 6000 km de l'Afrique du Nord dans laquelle j'ai passé un an de ma vie. Dans ce texte, j'ai retrouvé la même sensation de chaleur que j'ai vécue là-bas.
    Je ne sais pas encore si je dois t'en remercier ou non (n'y vois aucune insulte), mais je peux au moins reconnaître ta capacité à transmettre tes pensées.

    Bravo donc.

    Écrit par : Rémy | 27 novembre 2010
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    Eh bien moi je n'ai jamais traversé la Méditerranée mais comme tout le monde j'imagine certains récits m'y ont fait rêver, et là, c'est comme si j'y étais...Merci pour le voyage, dans l'espace et dans le temps !

    Écrit par : KarregWenn | 27 novembre 2010
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    > Rémy : A 6000 km de l'Afrique du nord, de la neige... J'hésitais entre la Sibérie et le Canada, mais mon petit doigt (la visite de ton blog, surtout) me dit que c'est la Canada... En tout cas, merci pour ta lecture.
    > KarregWenn : Pas de quoi Dame K, et merci.

    Écrit par : christophe | 28 novembre 2010
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    Un si beau texte valait bien un imparfait du subjonctif! On sait écrire ici! Merci, Christophe.

    Écrit par : calystee | 29 novembre 2010
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    J'avais envoyé un commentaire: disparu. Désolé s'il paraît deux fois. J'y disais qu'un si beau texte valait bien un imparfait du subjonctif, qu'on savait écrire ici et que j'en remerciais Christophe! (Bel exercice pour moi, dans ce commentaire, de passage du style direct à l'indirect!)

    Écrit par : calystee | 29 novembre 2010
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    > Calystee : ton commentaire est si agréable que je peux bien le laisser en double ! ;-) Merci pour ton compliment cher Calystee. Quant à l'imparfait du subjonctif, dont je ne voulais pas me faire le "chantre", disons qu'il ne me semblait pas trop pédant...

    Écrit par : christophe | 29 novembre 2010
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    Pas le chantre, je comprends, mais pourquoi les éviter à tout prix quand ils arrivent naturellement? Ne crains rien: tu n'as aucunement l'air pédant et ce subjonctif imparfait se fond dans ton texte comme la noisette de beurre sur le steak au grill. Oui, d'accord, comparaison osée, mais j'aime les noisettes de beurre sur les steaks au grill!

    Écrit par : calystee | 29 novembre 2010
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    La dernière phrase de Calyste me paraît délicieusement, coquinement discrète, discrètement coquine, tout à la fois.... :D

    Quant à moi, j'ai trouvé ce texte tellement plaisant que j'aurais voulu qu'il continuât... que tu poursuives (poursuivisses....?), 'expressis verbis'........

    ;-)

    Écrit par : Lancelot | 30 novembre 2010
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    > Calystee : oui, je suis d'accord avec toi pour l'imparfait du subjonctif... Les noisettes de beurre sur les steaks au grill... oui oui oui... poursuivez... :-)
    > Lancelot : Merci toi !

    Écrit par : christophe | 02 décembre 2010
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    Lézardes de l'âme, à l'image du palais de Sakakini Pacha

    Écrit par : Henri-Pierre | 27 décembre 2010
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    > Henri-Pierre : Oui, d'une lézarde à l'autre...

    Écrit par : christophe | 28 décembre 2010
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    Mais tant que l'édifice tient...
    Tiens, au dernières nouvelles le palais du Pacha des Couteaux serait en restauration pour devenir enfin dans sa splendeur retrouvée, le musée de la médecine que voulaient ses héritiers.

    Écrit par : Henri-Pierre | 28 décembre 2010
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    > Henri-Pierre : Ah, je vais aller voir si je trouve quelque chose là-dessus sur internet...

    Écrit par : christophe | 29 décembre 2010
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    Oui Christophe, je pense qu'il y a du nouveau.

    Écrit par : Henri-Pierre | 29 décembre 2010

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