lundi 19 décembre 2011

L'errance des sentiers

À rebours peut-être des errances psychogéographiques proposées par les situationnistes, je m’obstine quotidiennement à tracer le sentier de ma récupération, à écouter mon souffle et ses crispations, à jauger mes envies de m’arrêter.
Ce matin – je crois qu’il est un peu plus tôt que d’habitude –, il n’y a encore personne dans le passage ; même les touristes, pourtant lève-tôt, n’ont pas investi les lieux, et descendent encore mollement les escaliers de leurs hôtels, farfouillant dans les sacs à dos pour trouver la carte de la ville. Jolie lumière du passage, un peu trouble et scintillante toute l’année – un peu plus encore en période de fêtes –, et qui ne laisse pas deviner l’intensité du ciel, d’un bleu qui, comme aujourd’hui, sait être si pur à Paris, et qui nous ferait presque oublier les coutumiers ciels de novembre, ces ciels gris qui flottent à peine au-dessus de nos pas, qui pèsent si lourd sur les visages et les épaules.
Le bébé cadum, restauré, fait son guignol avec sa tronche de premier de la maternelle. Il sent le verre de lait distribué par l’instituteur et les vaccins à la chaîne. Il dégage une douceur de chair à canon, ce bébé presque effrayant comme peuvent l’être les angelots de cimetière figés pour l’éternité.
Et sur le boulevard, large et confortable, tous les rythmes de pas, et moi remontant le courant qui déverse du métro les travailleurs du tertiaire – costumes de tous prix, petites tarlouzes hautaines qui marchent comme leurs héroïnes avec des gueules de winners, cadres pas moins désespérés, dames à l’air revêche (têtes de chefs – tout est dit), d’autres qui traînent la patte, font durer le café et la cigarette, et auxquels j’adresse mes sourires.
Et puis une étrangeté : l’absence du vieux monsieur barbu que je crois iranien ou turkmène, qui a abandonné momentanément ses affaires sur le trottoir.
Plus loin, je m’arrête un instant. Le souffle est bon, mais j’aime bien ces arbres dénudés morcelant le ciel ou bien l’empêchant de tomber sur la toute petite place qui accueillera, un peu plus tard dans la journée, la misère du coin, qui se chauffe près des bouches de métro, et se rince le gosier – pépie terrible quelle que soit la saison – vautrée sur les bancs disputés aux pigeons, pigeons qui squattent encore, pour l’heure, l’entrejambe de la porte Saint-Denis sans plus craindre son lion ridicule avec sa gueule de vampire. Qu’on aimerait les détester, ces rats volants, mais comme ils font pitié à cause de leurs pattes estropiées et de leur air définitivement con quand ils marchent.
Premières véritables odeurs du monde des vivants qui s’échappent des épiceries aux étals impeccables.
Je devine qu’aujourd’hui je vais être contraint de ralentir un peu au niveau du square Alban-Satragne, là où gît d’habitude un autre vieux monsieur barbu, enroulé dans sa couverture, non loin de cette curieuse bourse de la misère où les Roms se retrouvent, le matin et le soir, bébés dans les bras, regards misérables suspendus, chiens en bandoulière, béquilles en vrac. « Moi, c’est les chiens que je plains », m’a dit l’autre jour ma mère, lors de son dernier passage à Paris. Je n’ai rien répondu cette fois, parce que reprendre inlassablement cette conversation, c’est accepter Sisyphe. Et puis je suis confiant : un jour, je la pousserai dans le canal et ça ira bien comme ça.
Selon les jours, le temps, la force, je prends le boulevard Magenta ou je poursuis mon ascension de Saint-Denis. Selon mon moral aussi : à un certain endroit de Magenta, j’ai pensé deux ou trois fois à Juliette, sans bien comprendre le rôle joué par le paysage, par le contenu des boutiques ou le jeu des ombres sur le trottoir – est-ce que l’on sait –, mais c’est devenu depuis systématique : un réflexe pavlovien comme une brûlure. Cette fois, j’ai envie des odeurs épicées mêlées d’encens que je sais retrouver au-dessus de la gare du Nord. Tiens, aujourd’hui, il n’y a pas non plus ce jeune type à la tchatche incroyable et à qui j’ai laissé ma monnaie l’autre jour, en me disant que la situation était devenue à ce point intenable que j’en arrivais à culpabiliser de donner à un peut-être plus « armé » que d’autres. Il avait quelque chose d’un prince en exil.
Les marchands indiens commencent à installer les fruits et les légumes les plus étranges, qui resteront là avec leur mystère : je me refuse à en savoir davantage, et les hommes s’agitent, rangent ou déballent les machines à coudre dans les boutiques de saris (Joss, la plume qui vole, c’est pour vous) qui m’iraient si bien si je consentais à m’épiler, toutes ces couleurs qui, à l’instar des odeurs, sauvent véritablement ce quartier. Là, à regarder cette rue qui prend vie dans le matin, j’ai la certitude qu’il s’en est fallu de peu que le quartier sombre comme bien d’autres : ici aussi les Dabit sont morts, les petites usines ont fermé et les artisans ont abandonné leurs établis. Mais il y a les coiffeurs concentrés qui attendent les clients en rêvassant devant les affiches de cinéma connues par cœur, les Hrithik Roshan et les Aishwarya Rai, de quoi rêvasser jusqu’au métro Chapelle, et même au-delà, dans ce presque no man’s land où les voies de chemin de fer, le vent glacial du boulevard, les souvenirs du bled s’enchevêtrent et enserrent le petit square anatopique tout droit venu de Pripiat, désert pour l’heure, mais bientôt lui aussi investi d’autres pauvretés. Ce matin sur Yahoo, en commentaires à l’article sur la noyade de 300 ou 400 migrants qui espéraient rejoindre les côtes australiennes, on pouvait lire « Bon débarras », « Les Australiens sont plus chanceux que nous » ou « Bon appétit aux requins ». Envie de dégueuler mon petit-déjeuner et c’était bien fait pour moi.
Mes pensées s’apaisent : les voies ferrées me font parfois cet effet, avec leurs lignes pures et rythmiques qui strient un paysage qui dit le labeur et la sueur bicentenaires, qui dit aussi les révoltes adolescentes griffonnées sur les murs. Au loin le Nemrod : il y en a un dans chaque quartier, dans chaque ville de France et de Navarre. Autrefois, Greg et moi avions fait le pari de ne dormir, en voyage, que dans des hôtels ayant pour nom Le Coq hardi, à peu près aussi nombreux. De sacrées surprises parfois. Celui-ci nourrit ma sympathie sans raison véritable. Est-ce parce qu’il a des allures de résistant dans ce quartier où frappent les éventrations immobilières ? Est-ce parce qu’il est toujours un peu désert ? À cause de sa décoration intérieure entraperçue par la vitre ? Tout cela à la fois, et son emplacement : il est au croisement de deux rues et je crois bien que tous les cafés qui ont véritablement compté dans ma vie étaient à des angles : c’est là qu’on y rencontre le diable.
Quelques vieux déambulent rue de Chartres, le couvre-chef au vent et le regard pareil, en rejoignent d’autres, attroupés au pied d’un immeuble et qui discutent avec agitation, mais une agitation comme intérieure, presque sage, davantage que dans le cas des quelques jeunes qui, au métro Barbès, tiennent le plus grand bureau de tabac à ciel ouvert, avec les stocks dans de petits sacs en plastique à peine planqués sous les bagnoles.
Encore quelques mètres à grimper jusqu’au métro Anvers. De là la pente est douce, qui me mène dans cette partie si sage du 9e arrondissement, au bas de la rue Turgot, dans ce petit café que j’aime pour la serveuse si charmante, pour sa terrasse chauffée qui sent bon le tabac, pour ses habitués – la dame un peu âgée qui abandonne quelques heures chez eux son mari impotent, cet homme jeune qui se traîne des sacs de pharmacie aussi lourds que les miens, quelques-uns qui sont sages tout comme moi, plongés dans leurs lectures ou dans l’écriture, petit café si sympathique dans la semaine, mais envahi le week-end par tout ce que le quartier compte de bobos à poussettes – Clémentine et Garance qui courent en tous sens…
Un allongé, puis un autre, quelques pages noircies, quelques rêvasseries aussi – bras qui m’enserrent, blanc du cou que j’embrasse (vous n’en saurez pas davantage), avant de reprendre nonchalamment le chemin qui me conduira, en pente douce toujours, jusque chez moi.


6 commentaires:

  1. Superbe billet :)

    Il s'en dégage une mélancolie douce, de celle dont j'aime me vêtir souvent, une mélancolie soyeuse, tendre, émouvante, rêveuse.

    Heureuse de te retrouver ! Longue vie à ce nouveau blog :)

    da garan

    RépondreSupprimer
  2. Le Coq hardi! C'était à Lyon notre restaurant QG à Pierre et à moi quand nous n'avions pas le courage de nous faire à manger. Septième arrondissement, quartier chinois aujourd'hui. A peine plus cher qu'à la maison, rempli des gens dont tu parles, les déshérités pas les autres. Une patronne bougonne mais qui nous aimait bien, tous.
    Garance? Ah non, ils n'ont pas osé se l'approprier!

    RépondreSupprimer
  3. C'est accueillant dans ton nouveau chez toi. Reposant pour l'oeil abîmé de Plume...Et mille merci pour cette douce balade dans des lieux que j'aimais tant.

    RépondreSupprimer
  4. Ah, la phrase de la mère et les commentaires sur la noyade des migrants... : des souvenirs nauséabonds de l'adolescence me sont revenus pour confirmer qu'il est des tentatives d'éducation bonnes à rejeter fondamentalement.
    Ton billet vaut également de bel autoportrait (du moins dans la représentation que je me suis forgée de toi), et dans lequel malgré tout je pourrais partiellement reconnaître des résidus de ce que je fus (les errances urbaines n'ayant que très moyennement, depuis, ma faveur).
    Et la prochaine fois que tu déménages, ajoute immédiatement le post-scriptum : tu m'épargneras ainsi confusion et imbécilité ! :p

    RépondreSupprimer
  5. Encore une fois, c'est pour des billets comme celui-ci qui j'aime lire des blogs. Bon retour.

    RépondreSupprimer
  6. > Caly : Tu sais, j'ai fait ce trajet à plusieurs heures du jour, mais c'est encore le matin qu'il m'est le plus familier. Reste que j'ai hâte que les jours rallongent pour pouvoir en mesurer la lumière changeante sur le trajet.
    > Calyste : Ah les Coqs hardis... Mon meilleur souvenir est un hôtel de ce nom dont le réceptionniste fut, ma foi, très accueillant...
    > Laplumequivole : Mais dis-moi, ça commence à en faire quelques-uns des lieux en commun...
    > Kab-Aod : Ma mère m'avait dit une fois, à propos d'un voisin qui, faute d'argent, avait fini dans sa voiture et était mort de froid : "Il est mieux là où il est...". A l'époque, j'étais très réactif, maintenant, je me contente de songer à prendre toujours avec moi des petits bonbons au cyanure... Pour aller dans ton sens, je crois, oui, que l'évocation de cette marche (à la base tout à fait nécessaire, d'un point de vue strictement médical) est assez conforme au regard (myope, souvent pas corrigé) que je pose. Promis, tu seras averti du prochain emménagement...
    > Joss : Merci, c'est très gentil ce que tu dis. Ton blog m'inspire exactement la même chose.

    RépondreSupprimer