samedi 9 mars 2013

Une histoire d’horreur, d’intrusion, de culpabilité et de psychanalyse - IX

Si vous avez manqué le début (vous n'avez rien raté) :

I
V
VI
VII 
Posté devant ma porte, alors que je cherchais mes clés tombées tout au fond de ma poche, mes yeux se posèrent machinalement sur une autre enveloppe. Oh… ma gardienne avait dû faire erreur en me la remettant… Car elle était adressée à un certain Udo Waldman, Brillenfabrikant à Vienne. Un lunetier… Mais, pour une raison inconnue, le courrier n’avait pas pu être remis à son destinataire et revenait à l’expéditeur. Je tournai l’enveloppe. Au dos, une plume hésitante avait tracé un nom – Ernst Lanzer, ou quelque chose d’approchant – et une adresse, celle de notre immeuble, complétée des informations concernant l’étage, le 3e, c’est-à-dire celui qui se trouvait juste au-dessus de moi. Ce nom – Ernst Lanzer – ne me disait rien et, à vrai dire, ma surprise était totale : je pensais le logement inoccupé depuis des années… Quelle heure était-il ? Oui, elle était suffisamment décente pour que je puisse porter son courrier à mon inconnu voisin. En montant les marches, je songeais à cette troublante coïncidence qui me faisait croiser la route, pour la seconde fois en deux jours, d’un germanophile. Mais, il est après tout des choses plus curieuses encore…

Je tendis l’oreille. Parvenaient d’un étonnant lointain quelques sons étouffés que je ne réussis pas à identifier, mais enfin, il devait donc être là. Je frappai à sa porte. Les petits bruits cessèrent un très court moment, puis reprirent de plus belle. Peut-être ne m’avait-il pas entendu. Je frappai encore. Je n’entendis aucun bruit de pas, et pourtant, là encore, je perçus une présence… J’hasardai un « Monsieur Lanzer ? Herr Lanzer ? », puis un autre, plus sonore. J’ajoutai : « J’ai du courrier pour vous… Il m’a été adressé par erreur ». Malheureusement, ma méconnaissance de l’allemand m’empêchait de lui fournir de plus claires explications dans ce que je pensais être sa langue maternelle. Rien ne se passa… Un peu vexé, je tâchai de coincer l’enveloppe dans l’embrasure de sa porte, puis je rentrai chez moi. Par réflexe, je cherchai – en vain – d’autres déjections de rongeurs ou même une simple trace encore de leur présence. Rien. Cela aurait dû me soulager bien sûr, mais l’état de nerfs dans lequel je me trouvai depuis maintenant plusieurs jours, semblait devoir durablement oblitérer mes aspirations à la paix… Je dînai de choses simples et digestes, puis me couchai avec, pour seul compagnon, un roman entamé de longue date et que je peinais à terminer.

J’éteignis ma veilleuse un peu avant minuit et ne m’endormis bien vite.

Était-ce un élément de mon rêve ? Était-ce un bruit qui venait de chez moi ? Je fus tiré du sommeil, encore une fois, mais cette fois comme mû par un instinct de conservation manifesté avec beaucoup d’urgence. De ma cuisine, me parvenaient les sons les plus inquiétants, un mélange de petits bruits de chutes, de couinements et de grouillements. Tout recommençait. Bon sang, ne trouverai-je donc jamais la paix ? Oui, tout recommençait, mais à mesure que le sommeil me quittait définitivement, j’en vins à comprendre peu à peu que c’était en pire. J’allumai la veilleuse certes sans attendre, mais je ne peux pour autant pas prétendre m’être précipité dans la cuisine. Un sentiment de terreur éclata en moi, déliant des filaments en direction de ma gorge tout d’abord, puis vers mon ventre et enfin le long de mes jambes. Mon rythme cardiaque accéléra, mon souffle se fit plus court, mais j’eus la nette sensation, au bout d’un temps qui fut finalement très court, que la machine était prête à l’attaque… Je saisis un objet contondant dont la présence n’avait, une fois encore, d’intérêt que pour les besoins du scénario, et qui traînait donc opportunément près de mon lit, j’enfilai mes souliers d’intérieur fourrés et m’approchai à pas lents de la porte de la cuisine. Le vacarme devenait de plus infernal. Derrière la porte heureusement close, ce n’étaient plus que grignotements et couinements démultipliés, comme si des centaines de rongeurs avaient envahi ma cuisine. Et pour tout dire, je m’attendais, en ouvrant la porte, à une vision pas moins terrifiante que celles qui frappaient l’imaginaire de Jérôme Bosch. Rassemblant mon courage, me préparant au pire, l’esprit comme embrumé par l’incompréhension, j’entrouvris la porte et promenai ma main droite sur le mur afin d’actionner l’interrupteur. Tout cela ne dura vraisemblablement qu’un instant, mais aujourd’hui encore, je pense que tout l’univers était ralenti. Lorsque la lumière se fit, le spectacle me laissa sans voix : du plafond de ma cuisine dégouttaient – c’est le mot qui me vient spontanément à l’esprit – dans un flot ininterrompu… des rats… Ils tombaient sur mon carrelage en émettant un petit couinement. Il y en avait peut-être… mon Dieu… une cinquantaine déjà qui courait en tous sens. Et il faut me croire lorsque je vous dis que l’un d’eux darda soudainement… son regard rouge sur moi et que je pus y lire les promesses mêmes de l’enfer. Il émit un couinement plus grave et plus long qui stoppa net l’activité désordonnée de ses congénères, lesquels me fixèrent à leur tour, poussant bientôt le même long cri. Soudain, ils se jetèrent dans ma direction. Reculant de quelques pas, je n’eus que le réflexe de fermer la porte de ma cuisine. Il y eut un petit bruit mat suivi du silence. Je crus bénéficier d’un peu de répit, le temps, sinon de trouver une solution durable, du moins de reprendre mon calme, mon souffle et mes jambes à mon cou. Quelle naïveté de ma part ! Car, presque instantanément, un bruit inédit se fit entendre : ces petits êtres malfaisants avaient initié l’attaque non pas de la porte, dont le bois était bien trop dur, mais du mur lui-même, autrefois monté à la hâte en un mauvais torchis par un artisan assurément malhonnête. Il n’y avait plus guère de solutions hormis celle de la fuite : ils étaient bien trop nombreux et je n’étais armé que d’un bâton, les armes les plus utiles étant justement dans la cuisine. Je rassemblai rapidement quelques affaires que je jetai à la hâte dans un sac et je me précipitai vers ma porte d’entrée. Mais… pourquoi cette résistance ? Bon sang ! La poignée extérieure ou bien le loquet était bloqué par quelque chose, je… je ne parvenais pas à la tourner ! J’étais… J’étais enfermé chez moi pendant qu’une centaine de rats, peut-être davantage, se préparaient à passer à l’attaque. Je jetai un coup d’œil rapide au mur de ma cuisine. Je devinais leur voracité et leur agressivité, je percevais également qu’ils n’étaient plus loin de le percer complètement. Il ne restait plus qu’une chose à faire : sauter par la fenêtre. Après tout, je n’étais qu’au deuxième étage et je risquais peu de me rompre le cou. Au pire, j’y laisserais un tibia ou deux. Ce n’était, de toute évidence, rien en comparaison de ce qui m’attendait si je restais ici : les rats aussi finiraient par atteindre le tibia, mais après avoir mangé la viande autour et en passant par tout un tas d’orifices qu’il ne convient pas de mentionner ici.

J’ouvris grand la fenêtre et me penchai pour voir sur quoi je m’apprêtais à tomber. Là où parfois se trouvaient quelques sacs de jute qui attendaient le chiffonnier, il n’y avait rien, comme un fait exprès ! Juste le pavage humide qui luisait à la lumière du réverbère de notre cour intérieure et, sortant de l’ombre… bon sang ! C’est à son costume que je le reconnus… Se tenait droit, un sourire éclatant sur le visage, l’homme de l’hippomobile, celui qui m’avait abandonné le papier… Il me fallut un peu de temps pour faire le rapprochement… Cet homme et Ernst Lanzer ne faisaient qu’un ! Ne cherchant pas à en comprendre davantage, je me contentai de lui crier de reculer, déjà sur le point d’enjamber la fenêtre. Il me dit alors, d’une voix grave et avec un fort accent : « Nein, je ne crois pas, Herr C. Vous afez fotre gros nez de Französisch bartout fourré et fous zallez fotre kuriozité bayer! » Et il sortit de sous son manteau une formidable arbalète, qu’il arma immédiatement et pointa dans ma direction. Nom de Dieu, étais-je donc fait comme un rat ? Le dénouement était proche – puisqu’il ne reste plus qu’un épisode à cette histoire abracadabrantesque – mais se pouvait-il qu’il me soit fatal ?

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