jeudi 9 mai 2013

Ma grand-mère

Aussi loin que remontent mes souvenirs, elle est présente. Alors que je suis allongé dans le sable en train de pleurer, le pouce endolori par la piqûre d’une guêpe, c’est elle qui vient me chercher ; elle encore qui verse de l’eau de javel dans la bassine orange pour m’y tremper la main. Je dois avoir cinq ans.

Les vacances à Lullin, ma moufle dans la sienne, le chemin qui serpente jusqu’au village, Biquette Biquette chanté à tue-tête. Un interminable voyage en train (bloqués six heures peu avant Thonon), moi qui rigole à cause d’une vieille dame qui parle à son petit chien, et ma grand-mère qui n’arrête pas, complice, de me dire « chut ».

Les vacances à Saint-Malo, à l’Hôtel de la Poste (qui existe toujours – je le lui avais dit). L’attente interminable à l’heure du déjeuner, le patron de l’hôtel qui me fait patienter (j’ai six ans) avec des rondelles de cervelas en vinaigrette (je n’en ai plus jamais mangé depuis). Près de la plage, un marchand – des seaux, des pelles, des râteaux, des ballons en plastique, des bouées et le vague souvenir d’un jouet que je n’osais pas réclamer. Moi sur le toboggan d’un petit parc fleuri, le temps que se calment les plus grosses chaleurs avant d’aller à la plage, avec un copain de vacances, sous les regards vigilants de sa grand-mère et de la mienne. Et toutes les autres vacances encore. L’odeur de sa voiture.

Les samedis soir passés chez elle lorsque mes parents sortaient. Zorro sur sa télévision en noir et blanc (qu’importait : Zorro était en noir et blanc), et moi confortablement installé dans le fauteuil qu’elle m’abandonnait. Son ancienne maison que j’aimais tant, l’odeur des pièces, le bouquet séché de physalis et de monnaie du pape, le muguet dans son jardinet, l’escalier qui couinait, la malle aux trésors sur le palier. Les tiroirs pleins de choses mystérieuses. L’électrophone que je ressortais inlassablement pour passer les deux mêmes disques. La bougie qu’elle m’autorisait à utiliser pour lire, dans la petite chambre attenante à la sienne. Moi somnambule, faisant pipi, dans mon sommeil, sous son lavabo.

Les mercredis après-midi passés sous sa surveillance, les boulettes de viande et les petites crèmes au chocolat, les Mystérieuses Citées d’or, Capitaine Flam et tous les autres, une terrible leçon de géographie (des affluents impossibles à mémoriser). Je revois toutes ces scènes avec une précision effrayante. Les promenades à vélo ou à pied sur le chemin de halage. Des histoires de l’ancien temps. Sa chienne Puce que j’aimais tant.

C’est chez elle que je me réfugiais lorsque mes parents me grondaient. Une fois, excédé, j’avais d’ailleurs purement et simplement fait mes valises pour partir m’installer chez elle. Je devais avoir six ou sept ans.

Ses angoisses, sa crainte du pire, toujours.



Ma grand-mère est morte vendredi dernier. C’est compliqué, c’est difficile et c’est triste de se dire inlassablement, à chaque mort, que ceux dont la présence a toujours été évidente ne peupleront plus les souvenirs à venir. Je me console comme je peux, en me disant qu’au moins, je l’ai revue avant de partir en vacances, deux jours avant. Quand j’étais entré dans sa chambre où elle était allongée à cause d’une sciatique qui la faisait terriblement souffrir, elle avait éclaté en sanglots en me voyant. De surprise, de lassitude ; de peur peut-être aussi. Ma tante et ma mère se disputaient dans la cuisine, à cause d’une rivalité jamais dépassée. Je l’avais embrassée en lui tenant les mains. Comme toujours, elle avait dit : « Oh, tu as les mains gelées ».

Beaucoup des humiliations de la vieillesse et de la maladie lui ont été épargnées – mais pas toutes.



Je me sens orphelin. Il y avait entre nous des liens très forts qui se passaient souvent de mots. Un certain goût du silence. Je n’ai pas connu mes grands-pères ni ma grand-mère paternelle. Avec sa mort, mon enfance s’abîme un peu plus ; or c’est compliqué, pour moi, l’enfance, quelque chose que je n’ai pas bien quitté. Mais j’ai aussi l’impression que ma grand-mère abandonne le rivage en emportant avec elle une partie de notre histoire, mes ancêtres jamais connus mais devenus familiers à force d’en réclamer les anecdotes. On pourra me rétorquer que c’est aussi ainsi que les familles évoluent, s’épargnent les sédiments parfois terribles de la petite histoire brutalisée par la grande… Oui, mais voilà, je serai sans descendance et, au moment où j’écris, j’ai surtout l’impression de me retrouver seul sur un îlot. Mes ancêtres mariniers, ses beaux-parents arrêtés par les Allemands, son père qui pleurait lorsqu’il évoquait la Première Guerre mondiale, ses grands-parents originaires de Roanne et de Saint-Chamond, et qui ne lui ont jamais adressé la parole au prétexte que sa mère, avant d’épouser son père, avait divorcé, et tous les autres, tout cela me semble plus que jamais condamné à l’oubli.

Enfin, j’ai peur. Une peur peut-être irrationnelle que sa maison ne soit vendue trop vite, les objets qui lui étaient chers éparpillés. Qu’on ne me laisse pas le temps de pouvoir me recueillir la tête posée sur son lit ou mes doigts glissés sur les livres et les meubles. Qu’on ne me laisse pas le temps de lui dire au revoir, qu’on ne respecte pas ma lenteur. Je ne suis pas certain de pouvoir le pardonner.

11 commentaires:

  1. Je suis très émue de tout ce que tu racontes là. J'ai vécue beaucoup des choses comme celles-là avec ma grand-tante qui jouait le rôle de grand-mère, et pas seulement dans l'enfance car elle a été un guide pour moi jusqu'à la fin de sa vie (98 ans !), et c'est elle bien plus que mes parents qui m'a aidée à grandir à peu près droit. Elle était comme un îlot de solidité et de compréhension, de paix pour tout dire.
    Les grands-parents ou assimilés ont l'avantage sur les parents qu'il n'y a pas avec eux autant d'enjeu affectif,ils n'ont rien à gagner et ils donnent, ils sont simplement présents. Enfin c'est ainsi que je ressens les choses, peut-être que je dis des bêtises. Je crois qu'elle continuera à veiller sur toi. ma petite Mamie en tout cas elle est toujours là. Bises à toi Christophe

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    1. Oui, je suis bien d'accord avec toi. A tort ou à raison, les grands-parents nous semblent souvent bien plus stables. Merci. Je t'embrasse.

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  2. Pas mal de choses à dire sur cette note, car j'y vois pas mal d'échos avec ma propre existence. D'abord l'émotion que souligne également Plume à laquelle je suis également sensible et les souvenirs similaires qui reviennent.
    J'ai connu mes deux grands-mères, mais j'ai été plus proche de ma grand-mère paternelle avec laquelle j'ai eu davantage d'interactions et d'intimités parce qu'elle me "gardait" souvent le mercredi et durant les vacances scolaires quand mes parents travaillaient. Elle me gardait dans son appartement (quand j'étais particulièrement jeune) ou dans la maisons de mes parents ou encore dans la maison de vacances de mes parents (à l'époque, sans confort significatif). Je n'entre pas davantage dans les détails, mais ce que je puis dire, c'est qu'elle n'est jamais véritablement décédée. Combien de fois l'ai-je ressuscitée dans mes rêves, comme si je considérais qu'elle ne m'avait pas accompagnée suffisamment longtemps dans ma vie (j'avais quand même 19 ans et elle 83 ans quand elle a disparu). Je te souhaite qu'elle t'accompagne longtemps encore.
    Ensuite, j'ai lu d'autres choses qui m'ont interpelé et certaines similitudes, anecdotiques ou non :
    - les grands-parents de ta grand-mère de Saint-Chamond, alors que j'en suis natif ;
    - les mariniers ligériens, fleuve que j'ai "adopté", même si je m'en suis éloigné ;
    - le divorce terrible de ton arrière grand-mère qui a eu des conséquences funestes qui font écho au divorce de ma grand-mère paternelle avant la guerre...
    Bon courage.

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    1. Merci pour ton message. Merci aussi d'avoir partagé cela. Tu as quitté Saint-Chamond à quel âge ?

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    2. En fait, mes parents n'habitent pas loin de Saint-Chamond. J'ai quitté le coin pour les études à Tours sur le coup de mes 19 ans.

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  3. J' y vois un clin d’œil de Juliette....le jour de son anniversaire... un 3 mai! A elles deux, elles vont t'avoir encore plus à l’œil.....
    Bon courage Christophe! Je n'ai connu qu'une grand mère...je l'adorais, j'ai vécu des choses bien semblables aux tiennes avec elle! Je suis la dernière a avoir tenu sa main...quand elle faisait le grand pas de l'autre côté des choses... Bizarrement, mais aussi merveilleusement, elle ne me quitte plus!!

    On se verra un de ces quatre...à la Pitié...mon dossier est en cours de transfert...
    Agnès

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    1. Oui, ça n'a pas manqué d'ironie, parce que j'ai passé la journée à penser à Juliette, ignorant que ma grand-mère était en train de mourir.
      Alors ça y est ? En cours de transfert à la Pitié ? Moi j'y passe la journée dans quelques jours... (et avec une biopsie à la clé en plus...). A bientôt

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  4. me remémorer à quoi ressemble la monnaie du pape chez et mes parents et avoir l'impression fugasse de mieux saisir ces souvenirs que tu égraines.

    comme toi je n'ai connu qu'une de mes grands-mères. Son décès c'était un peu comme refermer le portail d'un jardin. Pourtant il doit être là, encore tout près.

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    1. Je crois que ceux qui ont grandi à la campagne ont un fond commun de souvenirs...

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  5. Moi, ça me bouleverse, ce que tu dis là. Parce que j'ai été élevé par ma grand-mère maternelle, parce que ma grand-mère paternelle a toujours été ma grande complice, parce que je n'ai pas connu mes grands-pères, ni mon père. Parce que je me sens orphelin, ou boiteux, ou incomplet depuis si longtemps (comme tous ceux, je le découvre peu à peu, qui n'ont pas connu leur père: une sorte de "fraternité" nous relie). Mais il y a ce que tu écris, ce blog, une chaussure qui empêche le portail de se refermer. Parce que tu as cette capacité (que d'autres n'ont pas) de faire revivre toute cette enfance (en sort-on un jour? Si tu trouves, indique-moi le chemin). C'est un trésor, ça, l'écriture. Toute ma tendresse.

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