lundi 27 mai 2013

Les livres de ma grand-mère

Ça n’a pas traîné. Quelques jours après l’enterrement, ma mère m’a téléphoné pour me demander où vendre, sur internet, l’album de vieilles cartes postales (toutes sont antérieures aux années vingt) qui nous vient de l’arrière-grand-mère. « Et tu garderas l’argent… » Je trouve cela incroyable – je l’ai répété souvent – de me connaître si mal qu’elle puisse me croire préférer l’argent à l’album lui-même… « Si je ne la retenais pas, elle jetterait tout », m’a dit ma tante. On pourrait être tenté d’y voir une sorte d’élan tragique, sa façon à elle de faire face : table rase ! Mais non, c’est un fonctionnement très antérieur. Elle conçoit difficilement que ce qui ne l’intéresse pas puisse enthousiasmer quelqu’un d’autre.

Je lui ai dit que je venais le samedi suivant. « On a brûlé toutes les photos de ceux qu’on ne connaissait pas », a-t-elle ajouté. J’ai repensé à ce lointain après-midi passé chez ma grand-mère à noter au dos des photographies le nom des personnes. Détruire les photos des inconnus, ça je peux le comprendre. Quelle tristesse toutes ces photos d’ancêtres abandonnés dans les vide-greniers. Effroyable solitude des visages. Ils ne sont même plus une auréole plus claire sur le papier peint d’où ils ont été décrochés. Ils sont la marque la plus amère de l’éparpillement à venir. Ils sont morts à leur propre mémoire et à celle de leur famille. Je comprends les cultures qui ont refusé le portrait. 


La semaine dernière, je suis allé en Seine-et-Marne. Il était question que ma sœur, ma nièce et moi, nous fassions un tri de la bibliothèque de ma grand-mère pour choisir les livres que nous voulions conserver. Et puis j’espérais un peu d’intimité avec elles : j’imaginais que nous prendrions notre temps. Que nous errerions un peu dans les pièces ou que nous nous raconterions des anecdotes. Ma mère devait nous ouvrir la porte et repartir.

J’ai déjeuné avec ma tante et ma mère, chez cette dernière. Où il a été dit – c’était encore d’actualité – que cette Angelina Jolie avait eu un comportement tout de même bien outrancier avec sa mastectomie. J’ai tenté d’expliquer à ma mère les données implacables et terribles de la forme héréditaire du cancer du sein. « Tout de même… », répétait-elle. À moi et à ma tante qui a perdu ses trois meilleures amies d’un cancer. En pensant à elles, mais en pensant aussi assez strictement à moi, j’ai coupé court à la conversation en tranchant d’un « Tu n’as jamais accompagné quelqu’un en chimiothérapie pour dire cela. » Ça m’apprendra à ne jamais le lui avoir dit.

Elles m’ont accompagné chez ma grand-mère et puis… elles ont tacitement décidé de rester. Elles se sont installées, l’une dans le canapé du salon, l’autre dans un fauteuil.

Je n’étais pas revenu chez ma grand-mère depuis le matin de l’enterrement. Avec ma tante, j'avais ouvert les volets et fait sortir le chat du voisin.

On a commencé tout de suite, presque sans prendre le temps d’ôter nos vestes. Notre mère et notre tante étaient là, et c’était comme un interdit au recueillement. Elles nous avaient suffisamment répété à quel point il leur était difficile de demeurer trop longtemps dans la maison. Alors, j’ai descendu les livres, j’ai donné les consignes à ma sœur et à ma nièce. C’était pénible, cette activité devenue urgente pour occuper l’espace et le silence que je ne voulais pas rompu par l’une des deux.

Du coin de l’œil, j’ai vu que ma mère jetait des sortes de fascicules à la poubelle. Je me suis interrompu une première fois pour lui faire remarquer qu’il était convenu que les livres, le papier, c’était notre domaine. Elle a arrêté. Puis elle a repris quelques minutes plus tard. Je lui ai dit que son attitude était un peu désagréable, que c’était comme ça : nous voulions décider, nous, de ce qui allait être jeté. Elle a fait sa moue que je lui déteste et qui veut tout à la fois dire : « Arrête tes simagrées », « Je me fous de ce que tu racontes », « Je ferai bien comme ça me chante ». Alors j’ai explosé de rage comme ça ne m’était pas arrivé depuis longtemps à son contact. Je lui ai dit que si elle tenait vraiment à s’occuper, il y avait sans doute des papiers à trier dans d’autres pièces, que tout cela était très violent, que trier des livres était pour nous une façon d’affronter ça doucement, que pour que ce soit plus clair, je pourrais me mettre à chialer, là, tout de suite, sur la mort de ma grand-mère, mais que je n’en avais pas envie.

Elle n’a plus rien dit pendant un long moment. Si elle avait eu sa propre voiture et n’avait pas dépendu de ma tante pour rentrer chez elle, elle nous aurait fait l’une de ses traditionnelles sorties. Mais elle a dû mesurer intérieurement les kilomètres que cela représentait. J’ai repris tous les livres que j’avais offerts à ma grand-mère ces dernières années, et quelques autres. Ma sœur et ma nièce ont fait pareil.

Quand le climat s’est un peu détendu, ma sœur a proposé à notre mère quelques livres. De jolis romans, ou de vieux livres – y compris les prix scolaires de son enfance. À chaque fois, elle a fait non de la tête. Alors j’ai repensé à ce qu’elle m’avait dit, il y a des années : « Tu sais, quand je songe à tout ce qu’il y a chez ta grand-mère et à cette maison qu’il faudra vider quand elle sera morte… j’en suis malade d’avance ».

2 commentaires:

  1. Ah les bouquins ! Chez nous par chance à la mort des grands-parents puis des parents et aussi des grands-oncles et tantes (tout ce monde vivait à peu près dans la même grande maison), on n'a même pas eu besoin d'en discuter, c'était apparemment une évidence, on a largué des meubles, des habits, de la vaisselle, quelques tableaux, etc, mais on a gardé tous les livres, albums photos, revues etc...4 générations de papier. Résultat : un certain encombrement ! Mais quel plaisir. Et on a décidé de ne pas partager, mais de tout laisser dans les greniers de la grande maison, là où les anciens ont tous vécu à l'un ou l'autre moment de leurs vies. et chacun de nous va fouiller et puiser dans les trésors quand il veut.

    RépondreSupprimer
    Réponses
    1. Tu as mis le doigt sur quelque chose d'essentiel : le grenier. C'est très exactement ce qui manque à notre famille, un grenier...

      Supprimer