samedi 1 juin 2013

… et mon soleil est noir

Alors que nous quittions la cour du Musée du Louvre pour aller à Saint-Michel, A. m’avait dit ne plus oser marcher seul aux abords de la Seine lorsqu’il revenait à Paris. Brahim Bouarram, jeté à la Seine le 1er mai 1995 par des fachos, était un copain à lui. Ça m’avait gêné qu’il me raconte cela, parce que partager un même espace géographique avec ces gens, c’est déjà trop. 
J’ai sans doute été trop à l’abri ces dernières années, ou bien je n’ai pas traîné aux « bonnes » heures dans les « bons » quartiers, ou alors, bien que pédé, je passe trop inaperçu, avec mon look neutralisé et ma gueule de presque aryen, mais j’avais fini par croire que les fachos n’étaient plus qu’une poignée solidarisée par des rituels idiots et ringards – les matchs de foot, la bière, les cultes approximatifs, les anniversaires et les commémorations sordides dans la cage à rat (le bar associatif) qu’avait aménagée pour eux Batskin. Je n’en voyais même plus dans la rue. 
La dernière fois que j’ai croisé des skinheads, c’était à Ostende, en 2000. Il ne faisait pas très beau. C’était hors saison, le vent chassait les rares quidams de la promenade mais, sur la plage, il y avait une bande d’une dizaine de types avec des tatouages à faire frémir – je veux dire, quand on prend le temps de se souvenir de ce qu’ils représentent, ces tatouages, de ce qu’ils disent de notre abjecte histoire commune. 
Il n’y a pas si longtemps, j’avais demandé à ma grand-mère si elle se souvenait du coup de force fasciste de février 1934. Elle avait 14 ans alors. « Oh oui ! On a eu très peur, tu sais. » 
Pour être sincère, en dépit d’un climat de plus en plus nauséeux, je ne crois pas à une réelle menace fasciste pesant sur le pays. Bien que les « idiotes utiles » Boutin et Barjot aient dégoupillé des grenades, bien que les manifestations contre le mariage pour tous aient été l’occasion de « retrouvailles » entre les groupuscules de la droite extrême, bien que cette exposition médiatique inespérée n’a pas dû manquer de les exciter, je ne crois pas que ce combat-là suffira à maintenir leur unité contre les réflexes paranoïaques de leurs leaders, réflexes qui les mènent à l’isolement. Ne pourront jamais cohabiter au sein d’un même groupe Ayoub, Le Pen, Bourgeois, Soral, toute la canaille de Saint-Nicolas-du-Chardonnet et tous les autres. Leurs amitiés et leurs haines générales et particulières, leurs réflexes politiques qui ne reposent guère que sur « les amis de mes amis… » ou « les ennemis de mes ennemis », tout cela constitue d’heureuses limites à leur progression.
Et pourtant, à peine ai-je pensé cela que je me crains naïf. Car il y a les cons qui écrivent des choses immondes sur les sites d’information (il faut bien saisir qu'il y a des salauds qui écrivent que Clément Méric est enfin utile à nourrir les vers - je l'ai lu). Car il y a les élections et le FN qui semble devoir progresser sans fin, du fait, notamment, de la voie de la dédiabolisation (toute stratégique – le fond théorique est inchangé) suivie par une walkyrie plus subtile que son paternel ; il y a tout cet espace libéré encore à droite du FN, rempli de cinglés prêts à vous foutre sur la gueule si la vôtre, justement, ne leur revient pas, ou si votre couple mixte ne leur plaît pas. 
Je ne suis pas d’accord pour qu’on mette dans le même sac l’extrême droite et l’extrême gauche. Je ne peux pas entendre cela. Car tout les oppose. Les méthodes : les fachos s’en prennent physiquement aux individus ou aux groupes ; les gauchos s’en prennent au système. Les objectifs : l’entre-soi contre l’universalité. Les fondations : le droit du plus fort contre le droit des plus faibles. Je ne dédouane pas l’extrême gauche française actuelle de ses possibles erreurs, de ses dogmatismes contre-productifs, mais ses aspirations – pour utopiques qu’elles soient peut-être – me semblent infiniment nobles. 
La mort de Clément Méric m’a bouleversé plus que je ne saurais le dire. Parce que mourir à 18 ans… Merde, on ne meurt pas à 18 ans… Le monde ne peut réserver pire dégueulasserie que celle-là. Parce qu’on ne se lève pas, par une belle journée de juin, pour mourir aussi scandaleusement, sous les coups d’un autre homme. Parce que l’expression « état désespéré » entendue quelques heures après son agression est monstrueuse, à cause du reliquat obstiné d’espoir qu’elle porte encore, et qui lutte en vain contre le « dés- » supposé le détricoter, cet espoir. Parce que la « mort cérébrale » d’un gamin de 18 ans dont on voit la poitrine encore se soulever grâce à la machinerie infernale, la vie réduite à ses mécanismes organiques… comment supporter cela ; et cette expression se vrille douloureusement dans mon cœur d’emprunt, alourdi soudain d’une dette comme plus grande encore. Alors j’ai été à pied à Saint-Michel jeudi. Envie de marcher. C’était idiot, mais quand je croisais les gens, j’avais envie de leur crier qu’un gamin était mort, quelqu’un de bien sans doute, qui avait des convictions, qui était antifasciste, et qu’il fallait qu’on soit nombreux pour supporter cela, un môme tout fluet jeté à terre par ce qui semble bien être un colosse. Il fallait être nombreux, pour leur montrer, aux autres, qu’on est là et qu’on ne les laissera pas faire.

13 commentaires:

  1. En lisant les premiers paragraphes de cette note, je me faisais exactement les réflexions qui figurent dans la suite de la note. Donc, nous sommes d'accord au final, à part que je suis peut-être un peu plus pessimiste dès le départ.
    Par ailleurs, peut-on considérer les partis de gauche et communiste comme d'extrême gauche en France. L'ensemble de la droite le fait, mais pour moi, c'est loin d'être le cas, d'autant qu'on connaît d'autres mouvements plus "radicaux" à gauche et qui pourtant continuent à répondre à ta définition en opposition à celle que tu donnes de l'extrême droite.
    Autre différence entre les extrêmes : les thèses (si on peut parler de thèses) défendues par l'extrême droite ne sont pas des opinions, mais des délits. Et si on recommence à accepter de telles dérives (pour rester gentil) au lieu de les réprimer, on est mal barré.

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    1. Merci Cornus. Et j'adhère parfaitement aux précisions que tu apportes dans ton commentaire.

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  2. C'est vrai que moi aussi je les croyais disparus, ceux-là, ou pas loin. Tu me rappelles que, dans les années 70, mon frère et moi avions été surpris dans la rue en train de décoller les affiches puantes de ce genre d'individus. Ils nous étaient immédiatement partis après. J'avais trouvé refuge dans une immeuble dont j'avais refermé la porte cochère. je n'étais ressorti que très longtemps, très inquiet du devenir de mon frère. Je l'ai retrouvé sain et sauf chez moi: il avait simplement tourné au coin de la rue, enlevé son pull et marché tranquillement à leur rencontre, leur demandant de son air le plus naïf ce qui se passait. Heureusement, ils sont aussi souvent cons: ils le l'avaient pas reconnu.

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    1. J'aime beaucoup cette anecdote... C'était à Lyon ?

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  3. Bon...pour une fois on va pas trop égrener les souvenirs (mauvais) d'anciens combattants, j'ai juste envie de dire que je me sens responsable de ne pas avoir gueulé plus fort il y a 40 ans, ni depuis. On l'a fait, mais pas assez. Et maintenant j'ai la trouille quand je pense à nos enfants, et pas qu'en France, qui poussent les mêmes gueulantes, arrachent les mêmes affiches, et qui pour ça risquent leurs vies. Je sais ils sont adultes, mais on n'a pas le droit de les laisser se battre seuls contre cette horreur. En même temps je suis partagée, j'ai sans cesse envie de leur dire (à ceux que je connais) de se méfier, d'être prudents...Et au moment où je le dis je ne suis pas fière. Bref, compliqué.

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    1. Oui, je te comprends. On ne peut pas éradiquer l'extrême droite, on peut juste maintenir une pression telle qu'elle se terre.

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  4. Oui, c'est compliqué…
    D'autant plus que combattre des idées, ça peut se faire par des discussions, des raisonnements, des preuves…
    Ici, les "idées", c'est juste un alibi à une violence qui, si elle ne se manifestait pas ainsi, le ferait de toute manière autrement… Comment combattre cette violence ? Je ne pense pas qu'on ait encore trouvé.

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    1. Il ne s'agit plus d'idée, mais de haine. Quand on voit ce que l'extrême droite rêve de faire aux minorités...

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  5. Quels que soient soit proportions et impacts, il me semble, à bientôt 45 ans et mille-et-un voyages, avoir croisé plus de haineux que d'amoureux. Je buvais un thé à 6h du matin quand j'ai appris les raisons de l'hospitalisation de Clément, le choix des parents de le laisser partir... Le gosse, précoce, était truffé de convictions généreuses, hélas.
    La démocratie, nous le savons tous, n'est que pansement et moindre mal. Tant que nous compterons sur des systèmes sociaux et des tabous, nous oublierons de transformer l'essentiel : l'individu d'espèce humaine, cette branche de forme de vie si jeune et si faible (au point que que l'Homo Sapiens soit l'orphelin des hominidés, le dernier représentant de cette courte branche).
    J'ajoute à ton texte ma part de bouleversement.
    Parce que j'ignore comment contribuer à l'amélioration générale et durable de notre civilisation, ayant peu de talents aussi bruyante et visible que la révolte active (frontale). Même si pas un jour ne passe sans que je m'interroge sur ma discrétion, la possibilité de ma participation, sans que je négocie entre couardise et témérité.
    Quand j'ai peur, j'esquive et fuis.
    Quand je manque d'angoisse, je brave et joue de mon physique, de mes mots atypiques, grand rouquin tombé de la lune, très aguerri au déchiffrage.
    Réflexe de judoka,réflexe d'espoir et de prudence.
    Nous aurons beau écrire et peindre et filmer et dénoncer par tous les moyens, il faudra bien se rendre compte que nous manquons d’efficacité face à la puanteur persistante de nos gènes primaires, avides de dominer. De brandir le flambeau.
    Le feu n'apaise pas. La cigarette n'apaise pas.
    Je n'aime pas répéter cela, mais je suis soulager de ne pas avoir lancer un enfant dans ce chaos d'Hommes qui se détestent et s'abrutissent.
    Cela dit, je demeure méditatif, gentil, besogneux et paternel, farci de réflexions, de songes permanents. Transcender la violence finalement rassemble peu d'adeptes.
    Honnêtement, j'ignore ce qui motive le meurtre. Ça m'échappe, même si mon neveu a commis...
    Taper, haïr, s'interdir de se maitriser,vivre un leurre de conviction, ça m'échappe.
    J'espère que nous trouverons la bonne façon de remettre de la toison saine sur les crânes.






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    1. Je n'ai rien à répondre à ton commentaire. J'y suis très sensible.

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  6. on ne meurt pas à 18 ans non. On ne meurt pas dans le ventre de sa mère certes voilée mais surtout battue à Argenteuil.
    je partage la couleur de ce soleil, je ne pensais pas qu'on en était là, ma naïveté ne cesse de me faire honte.

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