Le soleil s’apprête à disparaître sur
San Sebastian. Rebroussant chemin, je grimpe sur le plateau de l’Atalaye
pour entendre une dernière fois le bruit étrange de l’air chassé par la
mer qui monte dans un boyau de roche ; au loin, les immenses rochers,
le Basta et les autres, dorment dans la mer, arides et millénaires sur
lesquelles grouillent les vies minuscules apportées par le vent et
l’écume.
Il y a quelques années,
alors que je laissai mon regard devenir caverne et le sel sécher sur ma
peau, mon souffle abandonné au sac et au ressac, j’ai sensuellement
éprouvé quelques instants l’être de la roche, comme si se nichait dans
ma mémoire, dans quelques-unes de mes cellules ce passé moléculaire-là,
l’inorganique animé du seul mouvement des électrons, un passé dont je
retrouvais le chemin et la trace. Le souvenir.
Aux
abords des chemins qui descendent vers le vieux port, de petites
plantes grassouillettes, dont je ne retiendrai jamais le nom, ont l’air
de frétiller de bonheur, s’agrippent à la roche avec optimisme,
croissent tant que la terre nichée dans les anfractuosités leur offre le
gite et suffisamment le couvert, mais deviennent de plus en plus frêles
à mesure que je m’approche du port où quelques vieux, la casquette
d’aventurier sous le bras, contemplent quelque chose qui pourrait être
leur œuvre, qui paraît être au-delà même de leur petit bateau, là, à
quai, quelque chose qui disparaîtrait au loin sur l’horizon.
Sur
la digue, je retrouve le danger de l’enfance lorsque, de part et
d’autre d’une allée étroite ou d’une ligne imaginaire, un bassin de lave
ou un gouffre hérissé de piques étaient le danger des minutes à tuer.
Et dans de petites cuvettes aux flancs glauques de mousse, au pied de la
digue, l’eau tiédie fait monter en moi des souvenirs de rivière et de
bras d’eau verte où le courant faiblissait pour accueillir nos jeux et
le soleil – les adultes eux-mêmes s’abandonnaient – sans les jérémiades
de l’eau froide, les petits cris, les ventres rentrés et les mains de ma
mère qui brassent l’air comme si elle ignorait ne pas savoir voler.
L’eau de mon imaginaire, c’est-à-dire celle de mon enfance, est la
rivière près de laquelle j’ai grandi, et le chemin de hallage crevassé,
les saules pleureurs et les péniches ; les histoires terribles de l’eau
que ma grand-mère racontait, la pauvreté des ancêtres mariniers, mon
arrière-grand-mère qui recousait avec de grosses aiguilles la toile
épaisse de leurs pantalons, dans sa petite maison de deux pièces – une
par étage – qu’elle partageait avec des Russes émigrés, cette petite
maison qui existe toujours et qui se dessine à grands traits dans ma
mémoire, et dans laquelle l’eau montait quelquefois.
Le
sable est encore brûlant et je marche là où il est humide, là où la mer
dépose ses algues, les morceaux de bois – bientôt les bouteilles en
plastique et les morceaux de filets –, le regard déjà aiguillé par le
phare : sur mon dos, sur mes bras et mon ventre courent la chimie du
passé et le plaisir furtif dans les allées creusées dans la roche.
Quelque
part, sur une autre plage, mon père dort sur le dos, à l’ombre d’un
parasol, et ma mère lit un roman. Je suis assis dans le sable, dans mon
petit maillot de bain rouge en éponge, un bob vissé sur la tête et, sous
un autre parasol, je remplis d’eau les douves de mon château, je
consolide les tours qui s’écroulent quand même et je reste de longues
minutes à regarder le sable blanchir en séchant. Devant mes yeux, je
fais rouler entre mes doigts les grains de sable pour mesurer la variété
des couleurs qui le composent. La mer me fait un peu peur, son eau
brûle un peu l’intérieur du nez et les yeux. J’y trouve des jeux autres
que ceux de la rivière, et l’on roule dans les vagues, on se retrouve
sans dessus dessous. Plus loin des enfants jouent à la balle. Plus loin
encore, à l’abri des regards, dans les dunes, des adolescents enhardis
retirent aux jeunes filles les hauts de maillot de bain pour leur
caresser les seins.
Des
vieilles traînent encore leurs mains gantées sur les tables de chez
Dodin, en chassent les miettes de sucre, d’énormes lunettes de soleil
vissées sur le nez – et le chien soupire d’aise sur la chaise en osier.
Les surfeurs se douchent sur la plage, enroulent leur combinaison autour
de leur taille pour se savonner le torse brun, frottent
consciencieusement, dissimulé encore sous la toile caoutchouteuse, leur
bas ventre dans un vestige de parade amoureuse. Il me semble que toute
ma vie a tendu vers ce moment. J’y trouve à cet instant le pas
difficile, mes chevilles enfoncées dans le sable et le désir qui passe
sur moi comme une ortie, la brûlure sur mes mains, le plaisir et
l’horreur devant cette force, la mienne, celle des autres surtout, qui
saccage tout et ne peut qu’abandonner un cadavre.
Des
lumières s’allument dans quelques chambres de l’hôtel du palais où
passent à la fenêtre les fantômes. Je suis à ses pieds. La plage
continue de s’étendre devant les belles bâtisses du monde fortuné qui se
calfeutrent derrière les volets clos, les tourelles et les oriels. Et
le petit escalier qui monte de la plage et me rapprochera peut-être un
peu plus du phare.
RépondreSupprimerDécidément, tu deviens de plus en plus woolfien... Sais-tu que Virginia Woolf a justement écrit un roman qu'il s'appelle "To the Lighthouse" (Vers le phare, en français, mais quasiment toujours traduit "Promenade au phare").
J'aime ce texte - le tien. J'aime ces mots qui nous font voyager... physiquement, émotionnellement. Ce va-et-vient dans le temps, comme les déambulations de ce déccor, j'aime.
Ce commentaire est idiot. Mais j'avais juste envie de laisser un mot de mon passage, en espérant ne pas avoir abîmé le décor.
Écrit par : Samuel | 03 juillet 2010
Répondre à ce commentaire
> Samuel : Merci Samuel. Faut que je pense à ne pas mettre de pierres dans mes poches quand je m'approche d'une rivière. Oui, j'ai pensé au livre de V. Woolf en choisissant le titre effectivement plus justement traduit qu'autrefois. PS : ce commentaire n'est pas idiot et il n'a pas abîmé le décor...
Écrit par : christophe | 05 juillet 2010