lundi 16 mars 2009

D'une femme

Il était un peu tard pour rentrer du travail et je devais encore passer chez notre prestataire pour y déposer d'ultimes - du moins suis-je en droit de l'espérer - corrections. J'aime bien la ligne 2 du métro (Nation/Porte Dauphine), parce qu'on y croise une faune que, par nostalgie (et romantisme prolétarien ?), je serais tenté d'apparenter à l'éternel populaire parisien.
Depuis que la RATP a changé les tampons des freins, il y a à présent quelques années, les virages que le train aborde vers Jaurès sont beaucoup moins bruyants : les crissements métalliques ne vrillent plus les oreilles, ne provoquent plus les grimaces des touristes ou de ceux des Franciliens qui empruntaient pour la première fois cette ligne. Autrefois, seuls ceux qui étaient habitués de longue date ou écrasés de fatigue gardaient le nez enfoncé dans l'échancrure de la chemise.
Peu après Nation, s'est installé en face de moi un transsexuel. Avant même de remarquer l'entre-deux de l'identité sexuelle ou l'à-peu-près de sa féminité en devenir permanent, ce qui m'a saisi, c'est son regard halluciné ravageant un peu le visage qui s'inspirait (c'est l'impression que j'ai eue) de Marisa Berenson. Ils étaient écarquillés et lancés sur le vide. Un peu effrayants. Mais je n'ai pas tardé à comprendre. Assis sur les strapontins derrière elle, trois jeunes Anglais avec leurs gueules de (red-?)skins, montés à la même station qu'elle, n'en finissaient pas de rire de la rencontre. Ils échangeaient des regards entendus et de longs rires cruels. Ils se tapaient sur les cuisses, l'un invitant les autres à tenter l'expérience (il la désignait du menton, faisait des clins d'œil). Le plus vieux des trois, en diagonale, lui lançait des regards lourds de consternation, mâtinée tout à la fois d'amusement et de mépris. Et elle, son long visage anguleux et un peu grêlée sous le maquillage, regardait fixement devant elle, concentrée et grave. À un moment, profitant du départ d'un voyageur, elle a changé de place, s'est jetée tout à la fois sur un journal et une place un peu éloignée, à peine plus à l'abri des railleries. À la Chapelle, les trois types sont sortis. Elle s'est levée également : son grand corps s'est déployé pour enjamber les hommes fatigués dont les corps s'évasent en soirée, mais en prenant tout son temps, peut-être pour laisser aux types un peu d'avance. Où finissent les ricanements et où commencent les coups ? Voilà ce que je me suis demandé en la voyant postée sur le quai. Elle aussi peut-être, qui a fait mine de fouiller dans son sac à main pour leur abandonner et le temps et sa fierté : les laisser partir, se refaire en quelques instants un visage serein.
Je lui souhaite les regards souriants de tendresse, ou les visages indifférents, neutres, que l'on offre aux inconnus croisés dans la rue.

1 commentaire:

  1. le billet précédent (référencé pas sa majesté matoo) était remarquable, je trouve celui-ci encore plus "prenant".
    Écrit par : joss | 18 mars 2009
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    > Joss : Bah dis donc... "C'est la gloire, Pierre-François !", comme disait Garance à Lacenaire...
    Écrit par : christophe | 20 mars 2009
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    oh mon Dieu.... pfffou. J'ai souffert en lisant, physiquement.
    Bravo à toi, en tout cas. Mais putain que c'est dur.
    Écrit par : Lancelot | 22 mars 2009
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    Salut,

    Je viens de voir que j'avais pas mal de lectures en retard.
    Ce billet est mon "préféré", il est très bien écrit et on a l'impression de suivre cette dame tout au long de l'histoire.
    Écrit par : Fayçal | 24 mars 2009
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    > Lancelot : Ce genre de situation me bouleverse. Le regard d'autrui...
    > Fayçal : Merci pour ton satisfecit mon chou !
    Écrit par : christophe | 28 mars 2009

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