mercredi 11 avril 2012

Perfect Day

Arrivé à l’hôpital de jour à 7 h 30, je sais que je n’en repartirai pas avant 18 h : de toute façon, je passe la nuit à l’hôpital, deux étages au-dessus, alors il n’y a pas d’urgence, et l’on préfère faire passer les patients qui vont rentrer chez eux. J’accepte cette règle sans problème. Mais aujourd’hui, plus que d’autres jours, je suis fatigué.

Il doit avoir une douzaine d’années. Il a de grands yeux noirs, volontiers rieurs malgré l'attente interminable pour lui aussi, ouverts avec curiosité sur le monde, un petit monde aujourd’hui, et une coupe de cheveux à la mode.

Sa mère est silencieuse et ses jolis traits accusent la fatigue ou alors témoignent de ce mélange de fatigue et de peur. De résignation aussi : elle ne peut pas protéger son enfant de tout. J’imagine que pour des parents, c’est affreux.

Un monsieur est là qui parle au petit garçon sage, qui lui dit ce que sera la vie après : faire du vélo, courir. L’enfant sourit et écarquille les yeux. Par étonnement peut-être, mais plus certainement encore par politesse : cela doit faire des mois, des années qu’on lui promet cela, cette libération encore théorique du souffle, du corps et des mouvements.

Le monsieur poursuit, évoque les médicaments à prendre pour toujours – il faut être sérieux, ne pas oublier les prises. Le petit garçon hoche la tête gravement.

Dans deux jours, sa maman doit repartir en Algérie. Lui restera ici, en France, où il est déjà depuis très longtemps, ai-je cru comprendre. Elle ? Elle a eu toutes les peines du monde à obtenir un visa pour venir voir son fils – je n’entends pas bien, une dame parle fort avec sa fille à côté de moi. Elle parle maintenant de plusieurs années sans que je parvienne à comprendre s’il s’agit du temps qu'il lui a fallu, à elle, pour venir, ou s’il est question du temps qu’il a fallu à son fils pour obtenir le sésame qui allait lui permettre de se faire soigner en France. « Non, non, ces opérations ne se pratiquent pas en Algérie », dit-elle.

Plus encore que l’injustice de la maladie qui frappe l’enfant, c’est la bureaucratie en lutte contre la vie même qui me donne envie de pleurer. De rage aussi. A défaut de pouvoir retourner son bureau sur la gueule d’un préfet ou d’un autre crétin à costume.

Certains jours, je suis fatigué, je l’ai dit.

6 commentaires:

  1. Mes tripes se sont nouées en te lisant...

    Pour toi et ta fatigue, pour ce gamin aussi.

    Quant on pense qu'un futur ex-(p)résident s'est permis de rapatrier son fils atteint d'une gastro aux frais de la république!

    Et qu'on ne vienne pas me dire qu'on ne peut accueillir toute la misère du monde ou parler du trou de la Sécu, parce que du pognon il y en a !

    Suffit de faire la part des priorités, la part de la Vie, la part de l'Espoir. La part de la décence aussi !

    Tu vois, j'ai 54 ans, j'ai vécu (bien ou mal, chacun aurait sa vision si je racontais) et ma maladie, ben c'est comme ça, j'accepte et j'ai la chance d'avoir pu suivre traitement.

    Mais qu'un môme, qu'un jeune ne puisse être soigné sous prétexte qu'il n'y a pas de pognon, ça me tue!

    Comme toi, certains jours, je suis fatiguée.

    Bad day :/

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    1. Oui, je suis bien d'accord avec toi. Dans ces moments-là, tu n'as pas idée du nombre de postes budgétaires de l’État que je serais prêt à sabrer.
      Reste, et c'est heureux, il y a à l'AP-HP beaucoup d'hommes et de femmes de bonne volonté, parfois prêts à aménager les rigidités du système quand c'est possible...

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  2. Fatigué mais plein de rage, et combien saine, cette rage. C'est assez revigorant dans cet environnement individualiste. Moi, c'est de l'espoir que je ressens en te lisant: de l'espoir pour la race des hommes. Je t'embrasse.

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    1. Cette rage-là ne suffit plus. Quand je suis fatigué, elle ne me contient qu'à grand-peine. Et elle ne change rien à rien.
      Cet événement m'en a rappelé un autre, bien que très différent. C'était il y a dix ans, pendant mes séances de radiothérapie. Un jour est arrivé un vieux monsieur, le teint vraiment très gris, qui peinait très visiblement à marcher. Il avait des menottes aux poignets et il était encadré de deux jeunes flics. Quoi qu'il ait fait, cette scène était très choquante pour nous malades : on l'a éprouvé dans nos échanges de regard. Après tout, on était là, tous, pour pas crever. Ni les uns ni les autres. Lorsque le monsieur a été appelé pour sa séance, les deux flics sont un peu restés comme des cons, à ne savoir que faire de leurs corps et, sans doute, de leurs conceptions du monde. Alors le flic homme s'est tourné vers sa collègue et il lui a dit : "En tout cas, il n'a pas l'air plus malade que toi ou moi." C'était terriblement choquant, parce que d'un seul coup, tous les prisonniers de France se prenaient dans la gueule la chance quasi scandaleuse qui était la leur d'être soignés - alors qu'on aurait très bien pu les laisser crever (le sous-entendu était presque palpable). Assez collectivement, tout le monde a poussé un soupir consterné, mais une dame, d'allure très bourgeoise, a juste dit à son mari, suffisamment fort pour qu'ils entendent, et avec un ton méprisant tout sauf déguisé : "Ca, il n'en sait vraiment rien !". Tu n'as pas idée du bien que ça m'a fait d'entendre cela.
      En parlant au petit garçon, le monsieur - j'en ai l'impression - lui rappelait le soutien des autres malades, que quelle que soit l'absurdité du système, nous, on s'en foutait : il était comme nous. D'ordinaire je déteste ça, ce "nous" des malades, mais ça me faisait beaucoup de bien ce rempart...

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  3. c'est injuste, oui. Et quel parcours, déjà.

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    1. Oui, j'ai pensé à cela. Et à celui qui lui reste à parcourir.

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