lundi 26 novembre 2012

Une histoire d’horreur, d’intrusion, de culpabilité et de psychanalyse – 2e nuit

Si vous avez manqué le début :
1re nuit
1re journée

Lorsque j’ouvris les yeux, un visage austère était penché sur moi. Bien qu’il me fût assurément familier, je ne parvins pas immédiatement à y mettre un nom. D’ailleurs, tout mon bureau semblait envahi d’une brume grisâtre, laquelle opacifiait aussi bien que mes pensées, les silhouettes et les sons, qui ne me parvinrent, tout d’abord, que de très loin.

« Il revient à lui », finis-je toutefois par entendre distinctement. Après quelques lourdes secondes consacrées à grimacer et à reprendre possession de mes muscles, je reconnus la voix. Il s’agissait de celle, assurément lugubre, du docteur Kenstein, un chirurgien qui habitait l’immeuble et que Mademoiselle Jeanne, notre secrétaire, dûment autorisée par notre directeur (l’initiative personnelle n’était pas encouragée dans l’établissement), avait sans doute été mander.

« Vous vous êtes évanoui, mon vieux », dit le médecin en fronçant les épaisses broussailles qui surmontaient son regard gris. Excellent diagnostic, pensai-je par-devers moi. Tandis que je promenais mon regard sur cet improbable cénacle administratif – autant de visages ahuris –, iI ajouta : « J’ai dû vous faire une piqûre de camphre ». Puis il fit sortir tout le monde. Le directeur le salua d’un chaleureux « Merci Franck » et referma la porte derrière lui.

« Franchement, votre situation m’inquiète, reprit presque aussitôt le respectable homme de science. Ne pourriez-vous pas partir quelques jours en cure ? J’ai l’adresse de quelques très bonnes pensions et l’air breton semble convenir à merveille à ceux de mes patients qui, comme vous, ont les nerfs déréglés. En outre, votre tension m’inquiète. Sans être encore alarmante, elle est anormalement basse pour quelqu’un de votre âge et de votre constitution ».

« Il est des mystères qui nous dépassent, terrifiants peut-être, que je me dois de résoudre, dussé-je y laisser ma santé », m’entendis-je répondre, piqué au vif de me voir ainsi proposé une pension de famille pour hystériques. Il m’aida à me relever. Je le raccompagnai à la porte de mon bureau, non sans l’avoir assuré de prendre consciencieusement la médication prescrite. Je rangeai rapidement la pièce en désordre et, ayant obtenu le sésame administratif, je rentrai chez moi, rue Morgue, dans le jour déjà déclinant de notre pâle mois de novembre, après être passé chez l’apothicaire.

Je mis à profit ce qui restait de rassurante lumière du jour pour inspecter la cuisine. Je soulevai les sacs, déplaçai les quelques cartons de victuailles, scrutai le bas des placards à la recherche de déjection ou de grignotage. En vain. Nulle trace du passage d’un quelconque animal. De retour dans mon confortable salon-salle-à-manger-bureau-dressing-entrée, je pris place dans mon canapé, posant à côté de moi les ouvrages ésotériques rapportés de chez mon aïeule. Le souvenir était à présent étiolé, mais je me croyais autorisé à penser que, superposée à ma propre image dans le miroir, j’avais bien vu apparaître, revenue de la nuit des temps et des limbes de ma mémoire, je ne sais quelle image diabolique, peut-être, sans doute – il était trop tôt pour le déterminer – entraperçue dans l’un de ces livres achetés autrefois. Il y avait là un traité de démonologie qui recensait les principales créatures infernales, classées selon leur hiérarchie et leurs caractéristiques, le tout agrémenté de gravures sorties de l’âme tourmentée de quelque sorcier ou dément, mais aussi le Petit et Grand Albert, un livre sur la sorcellerie à travers les âges, une méthode d’Allan Kardec et un dernier sur les grandes figures spectrales dûment répertoriées.

Sur le plan spirituel, autant l’admettre, mes jeunes années avaient été très agitées, et ma curiosité naturelle, encouragée par d’audacieuses lectures et par l’influence même de la demeure familiale (l’un des plus beaux exemples seine-et-marnais de style rococo-gothique), m’avait poussé, d’abord au recueillement, dans la petite chapelle du domaine, puis, sous l’influence d’une nurse un peu bohémienne, à l’étude du surnaturel. À son contact – mais en toute discrétion –, je m’étais initié à la cartomancie, au spiritisme et aux rudiments de la magie blanche. Comme tout cela était loin à présent… et si proche pourtant : je le mesurais en feuilletant ces ouvrages qui disaient, mieux que toutes les photographies d’alors ou tous les témoignages que l’on aurait pu recueillir auprès de mes proches, ce que j’avais été avec passion... Se pouvait-il qu’avec ces livres revenus de mon passé, je pusse réveiller quelque énergie endormie, le souvenir errant d’une chose grave cristallisé la nuit dernière ? Pourtant, je ne trouvais pas, dans ces pages feuilletées à la va-vite, de quoi affermir mes soupçons…

Le temps de ces réflexions, la nuit était tombée sur la ville et mon estomac dans mes talons. Je me restaurai d’une tranche de jambon maigre et de quelques crudités avec, pour toute matière grasse, ami lecteur cardiologue, une grosse cuiller à soupe d’huile d’olive. Je fis mes ablutions, avalai le remède du bon docteur et me mis rapidement au lit, pour profiter des dernières pages d’un bon roman. Peine perdue, le sommeil me surprit, presque avec violence.

Je fis alors le plus troublant des rêves. En haute montagne, les pieds chaussés de ces étranges instruments de bois ainsi qu’en utilisent parfois les Savoyards, je dévalais la pente, comme pourchassé par une grande ombre noire que je craignais planant au-dessus de moi. Je voyais le ravin se rapprocher dangereusement, mais j’étais incapable de faire le moindre mouvement utile, ni même de me laisser tomber sur le côté. Alors que je me croyais sur le point de mourir des conséquences d’une chute vertigineuse, je tombais en réalité sur une boîte en bois, à peine quelques mètres en contrebas. Allongé sur cette boîte, un peu assommé tout de même, mais tellement heureux d’avoir survécu, j’entendais alors un grattement régulier depuis l’intérieur de la boîte. Je croyais d’abord à un rongeur en train de grignoter quelque chose, mais je comprenais bientôt : il s’agissait d’ongles et, dans mon rêve, les choses (ainsi qu’elles le sont parfois lors de ces activités nocturnes) étaient parfaitement claires : il s’agissait des ongles d’une femme. Je me redressais alors et ne voyais qu’à cet instant un prénom gravé sur la boîte : Malvina. Malvina. Le prénom de mon arrière-grand-mère…

2 commentaires:

  1. Aïe ! Si j'avais une arrière-grand-mère du nom de Malvina j'appellerais tout de suite un exorciste.

    Ah que j'ai ri, tout du long !

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    1. Merci ;-)
      Sinon, Malvina est effectivement le prénom de mon arrière-grand-mère...

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